•      Bonjour. Certains d'entre vous sont déjà venus sur ce blog lorsque j'y écrivais mon premier roman, Marie Béatrice ( j'essaye actuellement de le faire publier). L'éxpérience m'ayant beaucoup apporté, je me relance dans l'aventure. Je vais donc essayer de mettre en ligne tous les deux jours un chapitre d'un nouveau roman.

         Mais quelle drôle d'idée de mettre en ligne un roman sur internet, me direz-vous?

         La raison en est toute simple : je n'ai pas la prétention d'être un écrivain. J'y aspire pour un jour lointain, mais je n'en ai pas encore le niveau. Je prends plaisir à écrire et à progresser en écriture ( tant sur le fond que sur la forme ou le style). Et pour cela rien ne vaut la critique constructive.

         A travers ce blog, vous pouvez vous inscire de manière anonyme afin de laisser une critique qui me permettra de progresser.

         Pour le précédent roman, je m'étais amusé à chercher des illustrations pour agrémenter chaque chapitre. Je ne le referai pas cette fois-ci (à moins que l'un d'entre vous se sente une vocation d'illustrateur bien sûr).


         Vous trouverez dans ces pages des fautes d'orthographe et de grammaire, des incohérences, du bon et du mauvais goût, des lourdeurs ou des phrases trop longues ( j'en suis spécialiste). N'hésitez pas à me signaler tout ce qui vous semble améliorable. Je ne progresserai qu'à ce prix.

         N'hésitez pas à faire circuler l'adresse de ce blog. Plus il y aura de lecteurs et d'avis différents, plus je pourrai évoluer et faire évoluer cette histoire.

     

         Bonne lecture à vous.


    7 commentaires
  •      Un paysage champêtre, un soleil couchant, une brise légère… Ce pourrait être la fin d’une épopée héroïque. Il ne manque au tableau que le fier héros s’en allant vers l’horizon, chevauchant sa monture. En y réfléchissant, c’est vraiment une étrange habitude qu’ont les héros. Là où les gens normaux plantent leur tente et essayent d’allumer un feu pour faire cuire de quoi manger, eux continuent à avancer vers on ne sait où. Quand on vient d’accomplir toute une série d’exploits, chercher du petit bois dans le noir et monter un campement dans les mêmes conditions, ça doit faire figure d’agréable routine. Les héros ne sont pas des gens ordinaires.
        Cela dit, nous n’en sommes qu’au début de notre histoire et aucun destrier ne semble vouloir amener d’hypothétique cavalier vers une destination lointaine et nocturne.
    En survolant le paysage, on aperçoit de nombreuses petites parcelles de culture maraîchères, espacées les unes des autres. Elles entourent un petit village. De loin en loin, d’autres villages similaires ponctuent la campagne.
        Les couleurs épousent toutes les nuances du vert. En cette fin de printemps les fleurs ont quitté les arbres pour s’épanouir dans les prairies.
        Si l’on se rapproche du sol, on aperçoit les paysans qui se dirigent par petits groupes, le long des chemins, vers leurs habitations. On pourrait se croire revenus au moyen âge en Europe. Un moyen-âge idéalisé où les maisons semblent en bon état et ne dégagent aucune impression de pauvreté.
        Un peu plus près encore, la situation devient beaucoup plus surprenante. Les hommes portent des vêtements rustiques mais propres, jusque là rien d’anormal, mais leur aspect nous semblerait pour le moins étonnant. La petite foule qui se forme progressivement sur la place centrale est pour le moins cosmopolite. Il y a des hommes de toutes sortes. Des blancs, des noirs, des jaunes, certains sont couverts de pelages aux motifs variés, d’autres encore portent des écailles. Les femmes, elles aussi, affichent cette diversité. Les couples semblent d’ailleurs s’être formés indépendamment des races en présence. Les enfants courent dans les pattes de leurs parents avec entrain.
        Plus étrange encore, les animaux se mêlent aux discussions. La plupart portent des baudriers sur le corps qui leur permet de saisir dans leur gueule différents outils adaptés à leur morphologie. Certaines maisons semblent leur être destinées.

        Un peu à l’écart, les enfants dont les parents ne sont pas encore rentrés jouent sous les arbres. Ces derniers ploient leurs branches afin de leur dispenser force caresses. En retour les enfants les câlinent ou les embrassent sur le tronc en riant de la voix flûtée qui est le propre de leur âge.
        Des ouvriers quittent le chantier d’une maison en construction. Parmi eux, des chiens des hommes et des singes plaisantent aimablement tout en rejoignant le reste des habitants.
        Quelques nuages au loin semblent présager une petite pluie pour la nuit ou le lendemain, mais l’absence de vent rend cette ondée lointaine.
        La météo alimente toujours les conversations. Mais comme les prédictions sont devenues, avec le temps, de plus en plus précises, on a cessé de s’en plaindre et on planifie comment s’en accommoder.

     

     

    ***

     


        Les enfants, pour la plupart n’aiment pas rester longtemps à table aussi sont-ils servis les premiers. Une fois leur repas achevé, le couvert est remis sur les longues tables extérieures pour que les adultes puissent se restaurer à leur tour.
        La journée est finie, il est temps de profiter les uns des autres, mais il reste une tâche à accomplir pour Anthonius le conteur. A peine a-t-il fini son dessert que les enfants accourent dans sa direction. Il est temps de raconter la traditionnelle histoire du soir.
        Le conteur n’est pas exactement un professeur. Son travail consiste plus à donner envie de savoir qu’à enseigner véritablement. Bien sûr les gens de cette profession sont fort savants, dans des domaines très variés, mais là n’est pas l’essentiel. Encore faut-il susciter la curiosité, faire désirer ce savoir. C’est tout l’art du conteur. Il sait s’adapter aux personnalités diverses pour enseigner selon les besoins et les facilités de chacun. Mais, tout différents qu’ils soient les uns des autres, aucun enfant ne louperait l’histoire du soir. Le conteur y révèle une page de l’histoire du monde.  Préhistoire, antiquité, moyen âge, renaissance, ère moderne, transition, ère d’harmonie, toutes les périodes peuvent être évoquées. Au premier rang, les plus petits découvrent ces histoires pour la première fois et trépignent d’impatience. Les parents viendront  rejoindre leur progéniture un peu plus tard, quand ils auront fini de débarrasser et de discuter.

        Les conteurs disposent d’une mémoire parfaite. Leur formation débute par l’acquisition de cette capacité. Les jeunes qui décident de s’engager dans cette voie ont un an pour se rétracter. Une fois ce délai écoulé, ils reçoivent cette capacité de façon irréversible et deviennent des éponges à connaissance jusqu’à la fin de leur vie. Dans tous les villages, un terminal informatique est installé afin qu’ils puissent continuer à s’instruire. Ceux qui vivent dans les villes passent un temps considérable dans les bibliothèques. Un conteur, d’une manière générale, est une mine de savoir, mais un vieux conteur est un puits sans fond. On peut y puiser des quantités infinies sans jamais qu’il se tarisse.
        Anthonius fait partie de ceux-là. Ses cheveux et sa barbe, d’un gris uniforme, se confondent sur sa chemise, témoignant de sa longévité et donc de sa valeur.
        Progressivement, la densité d’enfants au mètre carré augmente, le forçant à se lever pour se diriger vers le vieux pommier auquel il a pris l’habitude de s’adosser lors de sa prestation vespérale.
        Les plus grands des enfants filent alors vers la pépinière pour traîner les chariots des scions adolescents.

        Parmi les végétaux, seules trois espèces ont accepté le don de la parole. Les chênes, les pruniers et les fougères. Les fougères naissent en des lieux aléatoires, là où le vent a déposé leurs spores. Elles désiraient pouvoir discuter avec leurs consœurs au milieu des bois. C’est toujours un spectacle charmant que de voir leurs troncs se dégonfler et leurs feuilles frémir au gré de leur élocution. Les pruniers, quant à eux, désiraient pouvoir avertir par la voix quand leurs fruits étaient mûrs afin qu’ils ne pourrissent pas à leur pieds. Cela dit, leur goût légendaire pour les blagues les plus douteuses n’est sans doute pas étranger à leur décision. On imagine mal un prunier se privant de la parole et donc d’un calembour. Les chênes, enfin, désiraient tout simplement faire partie de la communauté. Les autres arbres, quand le choix leur a été proposé, ont dédaigné le don de la parole et ont opté pour une mobilité réduite, plus compatible avec la dignité du grand rêve végétal. Ils s’expriment par de subtiles mouvements des branche. Le plus simple d’entre tous étant un « toutes branches en haut » pour un non, ou un « toutes branches en bas » pour un oui.
        Certaines communautés ont des fougères en pot, mais dans la pépinière du village il n’y a que des fruitiers et des chênes. A l’adolescence, ils commencent à s’éveiller au langage et apprécient que les enfants les sortent sur des chariots pour qu’ils se mêlent aux villageois animaux. Lors du rite de passage à l’âge adulte ils seront plantés où ils désireront et n’en bougeront plus jusqu’à leur mort.
        Les chênes qui décident de devenir conteurs sont souvent très appréciés. Déjà ils vivent très vieux, ne dorment jamais, ne risquent pas de partir dans un autre village s’ils tombent amoureux, et en plus ils font de l’ombre. Les cochons trouvent à leur enseignement un bonus alimentaire qu’ils apprécient ouvertement.

        Alors que les derniers arrivants s’installent, Anthonius s’adosse confortablement au tronc de son ami qui en frissonne de plaisir.


    « Les enfants, savez vous pourquoi je m’adosse ici chaque soir ?
    - Bah c’est ta place.
    - Je n’y suis pas le reste de la journée et je n’en ai jamais chassé qui que ce soit. Pourquoi penses-tu que c’est ma place ?
    - Tu te mets toujours là.
    - Je m’y met pour une raison précise : les arbres entendent à travers leur écorce. En me plaçant ainsi, près du tronc de mon ami pommier, je suis sûr qu’il ne loupera pas une miette de l’histoire de ce soir. Depuis le temps qu’il m’écoute il doit en connaître certaines par cœur. S’il pouvait parler je suis certain qu’il pourrait me remplacer haut la main. N’est ce pas ? »

        Un frétillement de rire agite les hautes branches, aussitôt suivi par ceux des enfants. Il est rare de voir un arbre d’un âge aussi vénérable se conduire de façon aussi puérile.

    Une petite voix s’élève au premier rang, un tout jeune chiot :
    « Pourquoi il ne parle pas ?
    - Ca c’est une bonne question. Avant que la communauté ne soit fondée, les différentes races ne communiquaient pas entre elle. Régulièrement, de nouvelles espèces sauvages sont modifiées génétiquement pour prendre conscience d’elles même et pouvoir s’exprimer. Quand elles ont atteint un niveau de conscience suffisant, il leur est proposé de rejoindre la communauté en tant que membre et de conserver ou non les dons qui leur ont été faits. Les pommiers ont choisi de faire partie de la communauté, ils doivent donc contrôler leurs naissances. En revanche ils n’ont pas souhaité garder le don de la parole. Je suis sûr que celui qui est dans mon dos regrette le choix de ses ancêtres. »

         A ces mots, toutes les branches se baissent sauf celle du sommet qui frétillent de plus belle, déclenchant un nouvel éclat de rire parmi l’assemblée.

    « Ce soir je vais vous raconter une histoire que vous entendrez souvent. Les plus grands la connaissent déjà, mais je suis certain qu’ils l’écouteront à nouveau avec plaisir. Vous voyez de laquelle je veux parler ?
    - Les premières fourrures ?
    - Tout à fait. Les premières fourrures. A cette époque, les hommes étaient les seuls à pouvoir accomplir cette prouesse : transformer un être vivant en autre chose.
    - Mais pourquoi ont-ils eu cette idée ? Les hommes étaient méchants à cette époque pourtant.
    - Ils n’étaient pas méchants, ils étaient “plus jeunes”. Aucun des membres de la communauté telle que nous la connaissons ne reconnaîtrait ses ancêtres de cette époque sans un profond sentiment de honte. Les hommes avaient juste un peu plus conscience d’eux mêmes que les autres, c’est tout. Ce n’était malheureusement pas suffisant. Ils se battaient entre eux et faisaient preuve d’une grande violence et d’une faible compassion.
    - Mais alors pourquoi ils ont créé les fourrures ?
    - Etrangement, c’était à cause de leur sens très particulier de la compassion. Ils les ont créés pour les tuer.
    - Mais c’est affreux !!!
    - A l’époque leur médecine était pour le moins rudimentaire. Pour soigner les gens il arrivait qu’on doive leur faire des greffes. On prenait des bouts de personnes, qui venaient juste de mourir le plus souvent, pour remplacer les morceaux abîmés des malades.
    - C’est horrible !!! Pourquoi ils ne faisaient pas repousser les organes malades ?
    - Ils ne savaient pas le faire. On a appris bien plus tard. Pour en revenir aux greffes, il y avait un souci important : on ne pouvait pas prendre les morceaux de n’importe qui pour les mettre sur une autre personne. Il fallait que le donneur et le receveur soient compatibles. Malheureusement cette compatibilité était rare et de nombreux malades mouraient faute de donneur. Les hommes ont alors eu l’idée de créer des animaux totalement compatibles et de leur donner une forme humaine.
    - Ils n’avaient pas d’autre moyen ?
    - L’autre méthode c’était de remplacer ce qui ne marchait pas par des organes ou prothèses mécaniques. On appelait ces être humains, réparés ou améliorés par des moyens mécaniques, des cyborgs. Notre histoire commence d’ailleurs avec l’un de ces cyborgs… »


    5 commentaires
  •      Plus d'une centaine d’années après nos jours, au musée des technologies biologiques à New York.

         Il fait froid. Un morne plafond nuageux promet depuis quelques jours une neige qui tarde à venir. Les températures sont si basses que les habitants renoncent à la marche et se réfugient dans le métro quand ils doivent se déplacer. Les pauvres s'affrontent à proximité des soupes populaires, presque autant pour se réchauffer au cours du combat que pour avoir la chance d'obtenir une portion de repas. Les perdants sont obligés de retourner à la fin de la queue et espèrent qu'il restera quelque chose quand viendra leur tour.
         C'est dans une autre sorte de file d'attente que se trouve Richard Duncan. Déjà elle est plus courte. De plus elle est chauffée. De petits radiateurs rayonnants survolent la foule. Le service d'ordre patrouille pour s'assurer qu'aucun clochard ne tente de resquiller. Devant le musée les gens peuvent ainsi patienter sans trop souffrir des rigueurs de l'hiver. Bientôt ils pourront pénétrer dans l'édifice.

         Cela fait deux mois désormais que le bâtiment est ouvert et il ne désemplit pas. L'usage des néolions dans le cadre de la chirurgie est maintenant passé dans les mœurs. Il s'en greffe à tour de bras aux quatre coins du monde. Les prothèses cybernétiques sont fiables et puissantes mais plus chères et moins bien tolérées dans la vie courante. Le consortium qui produit les néolions à la chaîne se paye donc le luxe d'une vitrine culturelle afin de promouvoir et d'informer sur ses produits.
         Les visiteurs peuvent, dans un décor grandiose, parcourir l'histoire scientifique et humaine de la genèse de ces créatures. En même temps, concurrence oblige, les failles des produits cybernétiques sont mis en exergue. On n'y dit pas que les cyborgs n'ont pas de sensibilité ni de toucher fin. Mais on rappelle que les personnes greffées avec des membres de chair et d’os, eux, l'ont encore.
         Il y a dans tout le musée une ambiance de culte du corps vivant. Quand on entre dans l'enceinte du bâtiment on est d'ailleurs surpris. En fait la façade est un trompe l'œil. Il y a un bâtiment dans le bâtiment. Un hall immense s'ouvre du sol au toit, révélant une autre façade. Par les fenêtres de cette dernière, les visiteurs déjà entrés peuvent continuer à profiter du spectacle qui se déroule dans l’espace monumental ainsi formé : dans ce grand vide, des sculpture de lumières géantes et mouvantes montrent les détails merveilleux du fonctionnement du corps humain. L'enchevêtrement des nerfs et des tendons, l'articulation des os au ralenti, le mouvement de la marche, l'anatomie du cœur… Tout cela apparaît successivement sous les yeux des spectateurs. Entre chaque nouvelle vision, la monumentale sculpture flottante reprend une forme sphérique, un peu comme un œuf géant qui ne demanderait qu'à éclore, délivrant une nouvelle surprise à chaque fois. Depuis l’intérieur du musée, les spectateurs assistent au spectacle sous un angle différent. De petits haut-parleurs, situés prés des fenêtres, renseignent les spectateurs sur ce qu'ils aperçoivent en contrebas.
         Les murs et le plafond sont noirs si bien que l'œil reste captivé par les évolutions quasi hypnotiques de l'immense forme mouvante. Que l’on regarde le spectacle d’en bas ou depuis le musée lui-même, la vue des autres visiteurs permet de donner une échelle au spectacle. C’est tout simplement sidérant.
    La diversité et la richesse de l'animation est telle qu'il faut attendre plus de quatre heures pour avoir la chance de revoir la scène qui vous a accueilli à votre entrée.

         Monsieur Duncan profite de la visite. Après tout, il a payé son ticket comme tout le monde. C'est un homme un peu quelconque dans son grand manteau sombre. Il porte, en public, des lunettes aux verres sombres. Suffisamment foncés pour dissimuler un peu ses yeux, suffisamment clairs pour ne pas attirer l'attention. En matière de discrétion, le tout est de faire dans le subtil. L’important n'est pas de porter un masque qui vous cache, mais de porter ce qu'il faut pour qu'on vous oublie. Apparaître le plus ordinaire possible, le secret est là. C'est tout un art et il s'y emploie aussi bien qu'il le peut alors qu'il déambule dans les allées de la visite.
         Au gré de ses pérégrinations, il observe et compare les lieux réels et les plans qu'il garde en mémoire. Tout est conforme. Parfait!
         L'agencement des vitrines et autres objets qui n'apparaissent pas dans les plans ne semblent remettre en rien son projet en cause. Il pourra passer à l'action ce soir comme prévu.
    Un gamin dans une poussette le dévisage avec attention. Peu importe. Les enfants ont un regard qui déshabille les gens mais heureusement ils ne gardent guère de souvenir de ce qu’ils ont vu.
         Aucun adulte ne remarque ses mains par exemple. Ils se rendraient compte que les articulations de ses doigts sont impeccablement alignées et que ces derniers font tous exactement la même taille, à l'exception du pouce. Des gants spéciaux masquent un peu cette particularité. C'est un des défauts de son corps. Il y en a d'autres, mais il arrive à les dissimuler sous les vêtements amples qu'il a revêtus.
         Sur son visage quelques rides cachent les cicatrices. Le chirurgien a fait un excellent travail. Sur le reste de son anatomie, malheureusement, les séquelles sont bien plus spectaculaires.
    Déjà son enveloppe charnelle s'est détendue. Les muscles pendent sous le derme et se sont peu à peu rétractés. Torse nu, il donne l'air d'un arbre sur lequel on aurait jeté un drap de peau humaine. Ce n'est d'ailleurs pas si loin de la vérité.
         Richard Duncan est un cyborg, un cyborg d'un genre très rare. Personne ne sait exactement combien de corps du même genre peuvent bien être dispersés dans le monde. Une dizaine tout au plus. Lui même en évalue le nombre à sept ou huit.

         Il y a vingt ans de cela, la recherche spatiale a fait deux découvertes successives majeures : les nano-fibres jumelées et les métaux à effet de surface. Grâce à cela il a été possible de concevoir ces corps prodigieux, dont monsieur Duncan possède un exemplaire.
         Les nano-fibres jumelées sont une espèce de tissu composé de ressorts et de fibres élastiques microscopiques soudés les uns aux autres. La tension des uns et la pression des autre est assez phénoménale et s'équilibre. Mais une faible stimulation électrique rend les ressorts inopérants si bien que le tissu se contracte par la force des fibres élastiques. Dès que la stimulation cesse, le tissu reprend sa forme avec vigueur grâce aux fibres ressorts qui équilibrent la pression.
         Au final il devient possible de générer une grande force sans dépenser d'énergie. Cette fibre quasi magique ne peut malheureusement être fabriquée qu'en apesanteur par des procédés de nanotechnologie.
    Il en est de même pour les métaux à effet de surface. Lors d'une expérimentation, il a été découvert que certains alliages développent, lors de la solidification, un phénomène surprenant : la surface, sur quelques atomes de profondeur, devient immensément plus solide que le reste du matériau.
         Partant de ce principe, un gaz non réactif a été introduit dans le métal et mélangé pendant la période de refroidissement. Il en est ressorti une sorte de mousse métallique bien plus solide et légère que tout ce qui avait été produit jusque là. Plus les bulles de gaz étaient fines et nombreuses, plus grande était la solidité. Malheureusement, pour pouvoir stabiliser le mélange de gaz et de métal sans que les bulles ne remontent à la surface il fallait produire l'alliage en apesanteur là encore.
         Les frais de production dans une station spatiale étaient tellement faramineux qu'il fut impossible de fabriquer une grande quantité de ces deux composés.
         Cinq ans après ces découvertes, la firme qui avait développé ces technologies fut sélectionnée pour répondre à un appel d’offre au sujet d'une intelligence artificielle adaptable au cerveau humain. L’idée a germé d’y associer ces deux autres technologies afin d’obtenir le corps d’un super cyborg. Une intelligence artificielle directement branchée sur le cerveau, un squelette en métal d'une résistance sans pareille, le tout assemblé par des manchons de nano-fibres d'une force prodigieuse. Il aurait suffi de greffer ce corps à la place d’un véritable squelette pour disposer d’un soldat à l’aspect ordinaire, mais doté de la force et de la rapidité d’un cyborg de combat.
         L'idée de ce nouveau concept de corps était séduisante. Avec du temps elle aurait certainement pu être finalisée. Mais un accident survint et la station spatiale partit en fumée peu après que les premiers prototypes de corps aient été fabriqués.
         Mais les modèles expérimentaux sont ce qu'ils sont. Il faut les tester pour en découvrir les défauts. Cinq prisonniers se sont vu offrir une réduction de peine et une jolie somme pour accepter de devenir cobayes. Richard Duncan était l’un d’eux.

         La procédure était simple sur le papier : remplacement total du squelette par la structure d'essai. A l'intérieur des tubes métalliques, des extensions de l’intelligence artificielle connectaient les manchons de nano fibre au cerveau. Logée dans la colonne vertébrale, à la fois moelle épinière et cerveau annexe, cette intelligence artificielle devait assurer plusieurs fonctions. Dans un premier temps elle se ramifie à l’intérieur du corps pour remplacer les nerfs biologiques. Elle se connecte avec la même aisance aux systèmes mécaniques. Une fois ce lien effectué, elle se synchronise avec le cerveau. Le cyborg y puise des informations aussi bien qu’il y en emmagasine. En théorie, une intelligence artificielle suffisamment entraînée devait être capable de relayer le cerveau en cas d’accident sur le champ de bataille.
         Quelques fuites ont eu lieu, mais les journalistes n'ont jamais réussi à récolter suffisamment de données pour produire un article à même d'éveiller l'intérêt du public. Le sujet est rapidement tombé dans les oubliettes.
         Le risque vital pour les cobayes était important. Aussi, afin d’éviter de commencer les essais par une mort qui aurait mis un point final à l’expérience, cinq équipes ont été montées, et les cinq greffes ont eu lieu de façon simultanée. Contre toute attente, tous les patients ont survécu à l'opération proprement dite. Mais rapidement, les défauts de ces  corps d'un nouveau genre ont commencé à apparaître.
    Techniquement parlant la réussite était complète. L'intelligence artificielle se greffait à merveille aussi bien sur le cerveau que sur le corps humain ou sur les éléments mécaniques. Côté force légèreté, solidité et maniabilité, là encore, rien à redire. La machine était largement à la hauteur des espérances. Bien au-delà même.
         Le véritable souci résidait dans la tolérance de la chair humaine aux os en métal à effet de surface. Les chirurgiens avaient signalé l'extrême difficulté qu'ils avaient eu à accrocher les muscles de chair sur les os métalliques. En temps normal l'organisme aurait dû sécréter une substance fibreuse pour y adhérer, mais cela ne fut malheureusement pas le cas. Les muscles des cinq cobayes se sont progressivement détachés. Flottant librement dans le corps, ils se sont contractés sans jamais pouvoir être étirés par un mouvement contraire.
         Dans un premier temps, quelques interventions ont été pratiquées afin de rattacher les muscles au fur et à mesure, mais le rythme de décrochage était bien supérieur à ce que la chirurgie pouvait espérer réparer. Très rapidement, on arrêta les frais et le processus de dégradation musculaire alla en s’amplifiant.
         Cela n'empêchait pas les cobayes de se mouvoir. Les manchons artificiels fonctionnaient parfaitement et assuraient à merveille le travail que fournissaient les muscles jusque-là. Mais l’apparence des volontaires était devenue grotesque et monstrueuse avec cette peau enveloppant un corps que rien ne dessinait plus.
         La mort du premier testeur eut lieu dans la semaine qui suivit l’intervention. Une méningite, probablement nosocomiale, l'a emporté en quelques jours.
         Les quatre autres cobayes ont assisté à la lente désagrégation de leur forme humaine. Trois se sont suicidés, l’un se tranchant les artères, l’autre se pendant et le dernier s’écrasant lui-même le crâne grâce à la force prodigieuse de ses nouveaux bras.
         Richard Duncan, lui, fut fasciné par cette transformation. Il se fit fort de contrôler au mieux les possibilités inédites de cette incroyable machine.
         Dans tous les domaines elle surpassait ce qu'aucun corps humain n'avait jamais réussi à faire. Il suffisait d'apprendre à outrepasser le programme de base contenu dans l'intelligence artificielle. Et la machine ne demandait que ça. Par nature l'IA  aime tester de nouvelle possibilité. C'est un réel plaisir d'être connecté à cette entité. On ne peut pas vraiment dire qu'elle réfléchisse à votre place. Elle devient une véritable partie de vous. On finit par ne plus savoir si on pense avec sa colonne vertébrale ou avec sa tête. C'était une sensation grisante.
         La très grande force, en revanche, avait un inconvénient majeur :  elle était disproportionnée par rapport à la résistance des parties biologiques du corps. Si on défonçait un mur de béton à coup de poing, on y laissait sa peau au sens propre.
         Initialement le projet était de présenter l'un des cobayes à l'armée afin de décrocher le contrat de fabrication. Devant l'aspect grotesque du dernier survivant cette option fut abandonnée. L'appel d'offre concernait une intelligence artificielle et cette dernière était une parfaite réussite. Il fut décider d'établir un autre mode de présentation pour la vendre. Mais que faire du cobaye survivant. Impossible de le laisser vivant errer dans la nature avec un corps outrepassant les limitations de puissance autorisées au civils. Le protocole d'essais prévoyait un second passage en chirurgie afin de récupérer ce matériel dangereux. La procédure était plus simple dans ce sens : ablation totale du corps et remplacement par un corps de néolion sur lequel la peau du patient serait regreffée. Bien sûr  le fait que l'intelligence artificielle fût directement fichée dans le cortex laissait entrevoir des complications mais, après tout, le cobaye avait signé.
         Une intervention de chirurgie fut donc programmée pour rendre  à monsieur Duncan un corps biologique. Mais ce dernier n'était pas d'un enthousiasme délirant à l'idée de quitter ce nouveau corps. Encore moins si l'opération comportait un risque élevé de le laisser infirme ou mort au final.
         Le jour de l’opération, l’équipe médicale l’attendit en vain. On retrouva morte l'équipe de sécurité qui l'accompagnait. Cinq hommes armés. Monsieur Duncan s'était volatilisé.
         Grâce à quelques contacts qu'il avait gardé dehors, il reprit le travail mais à une toute autre échelle.
         Désormais, fini pour lui les petites magouilles et les plans bancals. Fini aussi les patrons qui vous laissent tomber. Il n'a plus maintenant que des clients. Et, comme il est son propre service contentieux, il sait qu'il sera payé.
         Pour ce qui est des autres corps expérimentaux, on ne connait pas bien l'histoire. On sait que l’armée est intervenue, on sait qu’il y a eu un incendie, on sait qu’il y a eu des morts. Mais qui, où, comment, et dans quel ordre ? Impossible de le savoir. Le secret-défense a été impénétrable.
         Peu de temps après, une sorte de légende urbaine a vu le jour. On y parle de guerriers humains qui n'ont l'air de rien, qui se déplacent comme s'ils étaient désarticulés et qui déciment des pelotons entiers de combattants avant de disparaître. Quelques journalistes ont fait le lien avec ces corps hors du commun. Le témoignage d'une des victimes parlant d'araignées humaines a fini de cristalliser la légende en donnant le nom d'arachnoforme à ces cyborgs.
         De temps en temps un témoignage ou un fait d'arme inexpliqué réactive les rumeurs. Au final on ignore leur nombre exact. Richard Duncan sait qu'ils sont au moins deux, lui compris, vu qu'il sait n’être pas responsable de tous les évènements qui sont attribués aux arachnoformes. Etant donné le nombre de faits rapportés, il est probable qu'ils soient entre cinq et dix à travers le monde capable de se déplacer sur leurs quatre membres, genoux et coudes dressés vers le ciel avec cette posture typique qui leur a valu leur nom.
         Ses clients ignorent tout de son corps. Il se débrouille pour que cela ne se sache pas. Les moyens d'arriver au résultat importent peu au final pour ces gens-là. Tout ce qui compte c'est que l'objectif soit atteint et qu'on ne puisse pas remonter jusqu'à eux. Le prix est à la hauteur du challenge.

         Le contrat du jour est pour le Gosse. Trente-cinq ans et déjà une organisation complexe efficace et discrète à ses ordres. Impressionnant. C'est la troisième fois qu'il travaille pour cet homme. Lorsqu’on le rencontre on comprend qu’il serait imprudent de le juger sur son âge. C’est un homme mortellement dangereux. Monsieur Duncan sait reconnaître un prédateur. Il en voit un tous les jours dans son miroir.

         Il est encore tôt. L'exposition est passionnante et c'est un réel plaisir que de contempler tout ce qui est offert aux yeux. De l'agencement des pièces exposées jusqu'aux vitrines pédagogiques, tout est mis en valeur avec goût et pertinence. Les choix esthétiques sont excellents et, en suivant la visite pas à pas, on est sans cesse surpris. On aperçoit, dans l'encadrement d'une porte, un objet richement éclairé sur une table basse. On entre pour l'observer et, quand on lève le nez, on s'aperçoit que sous le très haut plafond un autre élément suspendu est exposé. La mise en scène est impeccable.
         On a du mal à imaginer que les personnes qui ont passé autant de temps à réfléchir à l'organisation des lieux n'aient pas envisagé les failles de sécurité avec le même sérieux. C’est presque dommage d’imaginer que tout cela aura disparu demain matin.



         Dans un but d'économie, le musée a été créé sur un terrain jouxtant une des usines de production de néolions. Les deux bâtiments se touchent par leur dos.
         Il est rare qu'une usine aussi grande soit bâtie en pleine ville mais celle-ci ne produit pas de déchets industriels. D'un point de vue écologique elle est même moins polluante, à bien des égards, que bon nombre d'hôpitaux. Le fait de la construire intra-muros était un argument de poids pour recruter du personnel qualifié. Des médecins et techniciens de haut niveau n'acceptent pas avec enthousiasme d'aller travailler dans une zone industrielle loin du centre. Pour pouvoir être sélectif sur le personnel il faut savoir être attractif afin de pouvoir trier parmi les postulants.
         D'une manière générale le consortium pharmaceutique ne lésine pas sur les avantages concédés à ses employés. Dans d'autres pays quand les usines n'ont pas pu être construites en ville, des appartements de fonction spacieux et confortables ont été créés, ainsi que des aménagements urbains, pour rendre la vie agréable sur le site. Bien souvent la ville qui se construit autour de l’usine est presque plus agréable et mieux aménagée que la ville d’origine. Il ne lui manque que la mairie.
         Ici le choix a été de construire une tour pour abriter les unités de production. Haute de six étages elle est cependant aussi grande que le musée qui en comporte huit. En effet, la hauteur des paliers est bien plus importante dans le bâtiment industriel. Il faut de la place pour pouvoir installer les machines imposantes qui servent à assurer la survie des néolions.
         Avec le temps, leur morphologie est devenue bien trop humaine et  de plus en plus de voix se sont élevées pour protester contre le sort qui leur était réservé. Désormais, un procédé biochimique bloque la maturation de leur système cérébral afin qu’ils naissent accérébrés. N’ayant jamais eu la possibilité d’accéder au statut d’animal viable, les plaintes des associations de défense des animaux se sont soldées par des non lieux.
         A la naissance, les corps des néolionceaux sont décapités avant qu’ils ne meurent et branchés sur une machine qui assure leurs fonctions vitales.
         En soit, les appareils ne sont pas d'une complexité ahurissante. Ce qui explique leur taille c'est leur longévité. Les néolions sont une denrée qui se cultive sur de nombreuses années. On ne greffe pas un bras de six ans sur un malade de quarante ans. Il faut des corps dont la taille et la corpulence soient équivalentes à celles des malades. Dans le laps de temps qu'il faut pour faire pousser des néolions de toutes tailles, il ne doit y avoir aucune panne. Un néolion avec une machine en panne, survit aussi longtemps qu'un être humain sans tête. C'est aussi simple que cela. Et un néolion qui meurt est une perte monétaire sèche si ses organes ne sont pas prélevés.
         Les incroyables mécaniques sont donc construites avec un nombre assez impressionnant de systèmes redondants. Elles sont conçues pour pouvoir être réparées alors même qu'elles fonctionnent encore. Il n'est pas rare, lors d'une maintenance ou d'une réparation, d'entendre jusqu'à trois voix différentes provenant de leurs entrailles.
         Après l'utilisation d'un néolion, la machine est entièrement révisée. La procédure s’étale sur plus d’un mois, pendant lequel chaque système est vérifié et remis à neuf un par un. Ensuite, un nouvel animal y est assujetti.
         La taille même de ces engins est une garantie contre le vol. Elles ne sont pas transportées mais construites sur places. Impossible de les déplacer. Et impossible de déplacer une de ces bêtes sans toute la mécanique qui va avec. Il faudrait une logistique médicale démesurée. Une telle équipe, accaparée par les soins à donner à l’animal, devrait être entourée d’une véritable troupe pour assurer sa retraite. Les forces de l’ordre n’auraient aucune difficulté à localiser ou suivre une telle quantité de personnes. Jusqu’à présent aucun vol n’a été rapporté. Tant mieux.
         Peu à peu, la sécurité s’est amoindrie, la surveillance s’est relâchée, devenant plus prévisible.
    Le musée et l’usine sont construits dos à dos, chacun donnant dans une rue différente. Dans un souci d’économie, les centres de sécurité des deux bâtiments ont été réunis en un seul local au sommet du bâtiment le plus récent. Un circuit de caméras vidéos quadrille les deux structures. Un passage, à côté du central de sécurité, permet de passer d’un édifice à l’autre.
         Côté musée, le quadrillage vidéo est assez dense, comme il se doit dans un lieu accueillant un large public. Pas une pièce qui ne possède sa caméra. Dans la journée, les agents de sécurité du musée se relayent afin qu’il y ait en permanence trois personnes devant l’impressionnant mur d’images. La nuit, les choses sont plus calmes, il n’y a pas de visiteur. Une fois les équipes de ménage parties, le musée est totalement vide. L’équipe se compose alors de trois hommes, deux qui regardent les caméras et un qui patrouille, chacun à tour de rôle.
         Côté usine la surveillance est moins stricte. Trois hommes le jour et deux la nuit. L’entrée du bâtiment est munie d’un digicode et un sas d’identification permet de filtrer les éventuels intrus. Les organes sont distribués par hélicoptère et une porte blindée bloque l’accès à l’héliport situé sur le toit.
         Dans la journée, les équipes de soins sont plus nombreuses. Deux milles néolions à bichonner cela fait une sacrée quantité de travail. Tout ce qui pouvait être automatisé l’a été mais il reste tout de même une grande quantité de travail pour les êtres humains. Les toilettes et le changement des poches de nourriture sont assurés par des aides soignants qui travaillent à la chaîne. Des assistants sanitaires passent avant eux pour s’assurer que tout le matériel nécessaire est à disposition. Des équipes de médecins et infirmiers s’occupent des problèmes de santé et de maturation tandis que d’autres équipes s’occupent des prélèvements.
         La nuit, les effectifs sont plus réduits. De toute façon, les équipes soignantes ne devraient pas représenter un obstacle à la réalisation du plan. Si tout se passe bien, monsieur Duncan ne les verra même pas.

         En déambulant dans les allées du musée, il passe en revue le déroulement des évènements à venir. D’un geste naturel, il plonge la main dans sa poche, puis la ressort avant de projeter, d’une pichenette bien ajustée, un petit bout de matière visqueuse qui va se coller sur le côté du boîtier d’une caméra de surveillance. Cette dernière est braquée sur  les portes d’un ascenseur. D’ici quelques secondes le cyborg aura quitté les lieux. Quelques minutes après, la caméra tombera en panne. Miracle des explosifs à basse détonation : la surface de la boulette devient dure comme de l’acier au contact de l’air. Une fois que la surface est durcie, la réaction en chaîne se poursuit et l’intérieur du matériaux devient explosif. Quand la détonation s’effectue, la coque résistante et adhésive canalise le souffle de l’explosion vers l’intérieur de la machine. Le bruit ne doit pas être plus grand qu’un claquement de doigts mais les dégâts sont suffisants pour mettre hors service  la plupart des matériels électroniques.
         Ce matériel est censé être top secret mais disposer d’une IA militaire et d’un corps hors norme permet de se procurer bien des choses interdites au commun des mortels.
         Dans les poches de sa gabardine, les mains de Monsieur Duncan caressent machinalement d’autres petites merveilles de technologie. D’un pas nonchalant il s’éloigne. Dans une heure il sera temps de revenir voir les effets de ses actions et de mettre en place la suite du plan. En attendant, pourquoi ne pas profiter encore un peu de ce musée, tant qu’il tient encore debout ?


    3 commentaires
  •      Quand on passe la nuit suspendu par les bras dans une cage d’ascenseur, on apprécie d’avoir une IA branchée sous le crâne. Pas besoin de regarder sa montre pour savoir l’heure qu’il est. La machine, insensible à l’ennui, égrène les secondes comme le fait un ordinateur.
         La perception du temps de Monsieur Duncan n’est plus la même depuis la greffe. Qu’il s’amuse ou non, le temps s'écoule désormais à la même vitesse pour lui. De toute façon, il ne s’ennuie jamais. La puissance de calcul de la machine est telle qu’il peut s’enfoncer dans ses pensée avec une capacité d’imagination que peu de personnes peuvent concevoir.

         Il est l’heure ! Les femmes de ménage ont depuis longtemps quitté le bâtiment. Il ne reste plus que les gardes. Dehors, les rues sont désertes, il fait bien trop froid pour déambuler dans la ville. Si malgré tout quelqu’un se baladait dans les parages du musée il est peu probable qu'il aperçoive quelque chose : la météo a été suffisamment conciliante pour annoncer quelques chutes de neige, et la visibilité sera plus que médiocre. Personne ne verra la fumée. Il faudra attendre que les flammes percent le toit pour que quelqu’un puisse se rendre compte de quoi que ce soit.
         Les gardes mettent en moyenne vingt-cinq minutes pour faire une ronde. Puis ils restent ensemble cinq minutes pour aller jusqu’à la demi-heure et un nouveau garde part à son tour pendant que ses deux collègues s’installent face aux écrans de surveillance.
         En ce moment même, l’un d’eux quitte la petite salle de surveillance au dernier étage et entame son circuit habituel. Leur rituel est immuable. Pour ne pas trop se fatiguer ils empruntent les escaliers pour descendre et remontent par les ascenseurs.
         Première chose à faire : mettre la machinerie des ascenseurs en panne. Monsieur Duncan tire sur ses bras, se hisse le long des câbles qui pendent dans le réduit de la cage et grimpe jusqu’au sommet. Là il atteint le boîtier de contrôle. En quelques secondes il en crochète la serrure. Le temps de dénuder quelques fils et les cabines entament leur plongée vers le deuxième sous-sol. Une descente dont elles ne remonteront pas. Sur le toit, les charges incendiaires sont déjà en place, prêtes à s’enflammer dès que la télécommande de monsieur Duncan leur en donnera le signal. Rien de tel qu’une cage d’ascenseur pour faire partir un feu. Cela fait naturellement une grande cheminée tout le long du bâtiment.
         Monsieur Duncan relie quelques câbles à un des petits appareils qu'il a sorti de ses poches. En quelques secondes à peine, il prend le contrôle de l'ouverture des portes. Il lui suffira d'une simple pression sur une télécommande pour que, sur chaque palier, les entrées des cages d'ascenseurs s'ouvrent simultanément. Le brasier aura ainsi champ libre pour se répandre à chaque étage. L'incendie sera incontrôlable.
         Pour améliorer les chances de réussite, d’autre charges incendiaires ont été placées sur toute la hauteur du trajet du feu. Celles-ci ne sont pas télécommandées mais s’allumeront quand les flammes les atteindront. Elles amplifieront ainsi le processus.
         Au sommet de cette longue cheminée, une ouverture permet d'accéder à la machinerie. Une petite faille de plus dans le système de sécurité. Une lourde porte bloque l’accès mais la serrure est assez simple. Elle grince bien un peu quand le cyborg l’ouvre, mais le bruit ne semble pas porter trop loin.
         L’esplanade qui coiffe le bâtiment est gravillonnée. Ca semble toujours étrange une telle surface plane, morte et déserte au cœur d’une ville surpeuplée. C'est du gâchis. On devrait y faire pousser des arbres; ça donnerait l’impression que les immeubles ont jailli du sol et  ont emmené avec eux un bout de forêt taillé à l’emporte-pièce.
         A travers le brouillard on discerne une luminescence au milieu de la grande dalle qui recouvre l’édifice. Lorsque il s’en approche, les contours d’un puits de lumière se dévoilent peu à peu à ses yeux.
          C’est une petite structure géométrique en volume, une sorte de prisme fait de carreaux de verre. Petite économie d’énergie faite pour alimenter en lumière le central de sécurité pendant la journée. Il parait que la lumière du jour aide les agent à rester alertes.
    En tout cas, ça permet un angle de tir idéal sur les gardes en question. Un débutant arriverait à les tirer comme des lapins.
         Monsieur Duncan dépose au sol sa gabardine et l’étale avec grand soin. Le froid mordant lui hérisse le poil. Un peu de neige s’est entassé dans les angles et dans les anfractuosités du toit. De nouveaux flocons commencent à poindre, d’ici peu ils tomberont sans discontinuer.
         Une combinaison moulante et noire recouvre le torse du cyborg. Elle retient aussi bien qu’elle le peut ses chairs flasques. Malgré son apparence grotesque, sa démarche et ses gestes sont toniques..
         Des poches de l’ample vêtement étalé sur le sol, il sort différents objets qu’il répartit selon un protocole précis. Un petit sac à dos, deux bombes de mousse aérosol blanches ne comportant qu’un numéro de série. Quelques instruments coupants enveloppés dans un emballage stérile. Certains couteaux rappellent plus du matériel de boucherie que celui d’un chirurgien. Différents appareils qui évoquent des armes auxquelles on aurait oublié de prévoir un manche. D’autres objets, sous emballages stériles eux aussi, restent impossibles à identifier. Des sangles complètent cet attirail. Mû par l’habitude, il applique du maquillage noir sur son visage en larges traits ondulants.
         D’un geste précis, à l’aide d’un des bistouris, il entaille son avant-bras droit jusqu’à l’os de métal qui renvoie quelques reflets dans la maigre lumière. Il insère dans la plaie l’une des armes sans manche qui, après un clic sonore, se solidarise à son anatomie. De sa main gauche il vaporise le sanglant appareillage d’une couche de mousse issue de la bombe aérosol. La mousse rosit doucement de l’intérieur et le saignement cesse.
         La même opération est effectuée sur le bras gauche. Pas un froncement de sourcil, pas une grimace, ne viennent perturber le flegme olympique qu’il affiche alors qu’il se mutile de la sorte.
         Une fois l’opération effectuée, il emballe l’ensemble des affaires dans le sac à dos à l’exception d’un petit rouleau de plastique qu’il prend à la main. Il le déroule en une feuille fine et transparente qu’il colle discrètement sur la vitre qui surplombe la salle de surveillance. Le gravier crisse doucement sous ses pieds, l’obligeant à se mouvoir avec une infinie lenteur afin de ne pas se faire remarquer. Après avoir pris position, il arme le mécanisme fixé à son bras droit, le dirige dans la direction des gardiens, et tire. Quatre petits coups secs se font entendre. Pas de détonation sonore ni de recul visible. Dans le verre, quatre petits trous à peine étoilés sont percés. En contrebas, deux gardes s’écroulent. Chacun percé de part en part par un projectile fusiforme. Le poison fulgurant fait son œuvre bien avant les blessures qui auraient de toute façon été mortelles.
         Une pression du doigt sur la télécommande qui se blottit au fond de sa poche et les ascenseurs tombent définitivement en panne.
         Par les orifices pratiqués dans le verre, il fait pénétrer dans la pièce un long filament flexible issu d’un des mécanismes fixés à ses avant-bras. Ce dernier ondule et se cabre afin de venir se fixer à un câble électrique qui longe l’ensemble du puits de lumière. Un petit éclair se décharge alors depuis l’extrémité du filament. Le système anti-intrusion est hors service. A coups de pied, la vitre est finalement achevée et monsieur Duncan pénètre alors dans le local.

         Sur le sol les flaques de sang humides et chaudes des deux gardes se sont rencontrées et grandissent de conserve. Elles vont bientôt cesser de s’étendre. Sans le travail du cœur, le sang coule bien moins que ce que la plupart des gens peuvent penser.
    Des talkie-walkie pendus à leurs ceintures la voix du troisième garde surgit :
       
         « Greg ? Bob ? Vous m’entendez ? Faites pas les andouilles. Je remonte à pied. Vous avez contacté la maintenance pour les ascenseurs ? Greg ? Bande d’andouilles vous m’entendez ? Coupez votre putain de musique. Vous devez pouvoir m’entendre quand je vous appelle. Ils entendent rien ces cons. Un de ces jours ils vont se faire… »

         En comptant les deux sous-sols, cela fait dix étages à grimper pour le pauvre homme. A son arrivée il ne sera ni frais ni réactif. Pas de chance pour lui. Pour qu’il ne se doute de rien, le son du poste de radio est poussé un peu plus fort. Mieux vaut ne pas le mettre en alerte en lui offrant un silence auquel il ne s’attend pas.
         En attendant son arrivée, le standard téléphonique est mis hors ligne. Les vidéos de la journée sont purgées. Autant éviter de laisser des traces inutiles. Les incendies sont ravageurs mais laissent parfois miraculeusement des choses indemnes.
         Les gardes côté usine ne sont pas en contact constant avec ceux du musée.  Le central n’est contacté qu’en cas de problème. Un habile système de management les a propulsés au rang de chef pour leurs collègues plus anciens qui travaillaient déjà côté usine. Une fronde côté usine avait même éclaté quand il avait été question que l’équipe de télésurveillance supervise leur travail. Depuis les rapports entre les gardes des deux bâtiments sont assez tendus.
         Pas compliqué de collecter toutes ces informations. Il suffit de mettre quelques micros dans les plantes vertes des cafés du coin. Puis on laisse son IA écouter simultanément tout ça, faire le tri dans les conversations et assembler les morceaux. De cette manière, on finit par en savoir plus sur la vie d’une entreprise qu’on n’en aurait appris en torturant la moitié du personnel.
         Monsieur Duncan sait, par exemple, que le dernier garde est Fred. Vu que les deux morts sont Bob et Greg, c’est évident. Ces trois-là font le même roulement. Les autres gardes les appellent les quatre fantastiques pour une raison qui reste à déterminer. Surnom d’autant plus étrange qu’ils ne sont que trois. Mais bon…
         Le dénommé Fred finit par surgir sur le palier, précédé d'une quinzaine de centimètres par son ventre. Essoufflé et suant comme un bœuf, il se dirige d’un pas décidé vers le local bruyant, visiblement mécontent. En ouvrant la porte il découvre le macabre spectacle de ses collègues étendus par terre. Dans un mouvement de réflexe il se retourne pour voir si l’agresseur est toujours là. Mauvaise idée. S’il avait plongé aussitôt il aurait peut-être esquivé les deux projectiles. Le troisième garde s’écroule sur les corps de ses collègues.
         D’une pression sur un des boutons de sa télécommande, monsieur Duncan déclenche l’ouverture des portes des ascenseurs. Sur chaque palier trois ouvertures béent, côte à côte, vers un puits noir et obscur. Une seconde pression sur l’engin et les charges incendiaires se déclenchent.
         Le feu progresse rapidement. Au fur et à mesure de son ascension, il déclenche les autres charges et s’auto-alimente. La chaleur augmente. De proche en proche les matériaux du musée entament leur combustion.

         Le chronomètre est lancé, il a quinze minutes avant que tout ne s’effondre.

         L’alarme incendie se déclenche. En temps normal une alerte automatique aurait dû retentir dans le poste de pompiers le plus proche mais un petit sabotage a bloqué cette fonction.
         Quand on veut faire un beau feu on se débrouille pour retarder l'arrivée des secours.
         Le signal est une voix féminine douce et rassurante. C'est un choix logique dans un bâtiment public. Cela évite la panique. Quand le message annonce qu’il vaut mieux éviter d’emprunter les ascenseurs, monsieur Duncan ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire.
         Côté musée il ne reste plus âme qui vive à évacuer. En ce qui concerne l’usine la procédure est claire : tout le monde évacue les lieux et se retrouve sur le parking du personnel. Seuls les agents de sécurité vont vérifier le foyer et voir s’il est possible d’intervenir. Depuis la catastrophe de Rio, il y a deux ans, les consignes de sécurité sont appliquées à la lettre quand un ordre d'évacuation est lancé.
         Les deux gardes arrivent en moins d’une minute trente. En ouvrant la porte ils constatent le feu et la fumée qui s’échappent par les portes grande ouvertes de l’ascenseur au bout du couloir. Ils se précipitent vers le poste de sécurité et sont abattus au moment où ils découvrent leurs collègues.

         C’est parti. Il reste treize minutes vingt.

         Dans l’usine la progression est lente. Il faut s’assurer, au fur et à mesure qu’on avance que le personnel a bien évacué les lieux. Les éventuels retardataires seront éliminés avant qu’ils puissent donner l’alerte.
    Coup de chance pour les intéressés, ils ont eu le bon sens de suivre les consignes. Les locaux sont vides. S’ils sont aussi disciplinés pour les autres consignes, ils n’appelleront pas les secours afin de ne pas encombrer inutilement les lignes d’alerte.
    Rez-de-chaussée. Il reste onze minutes. Il entre dans une des salles de production. Une vingtaine de corps sont alignés dans cette pièce, allongés sur des matelas anti-escarres. Des machines de la taille d’un gros camping-car sont branchées  dans le prolongement de leur cou.
         Il s’approche d’un mâle. D’un geste vif il sort de son sac à dos un petit conteneur. Une fois ouvert, ce dernier libère une vapeur dense qui retombe mollement sur le sol en épaisses volutes.  Avec des mouvements vifs et précis, les organes génitaux sont sectionnés et remisés dans le récipient. Sur son support, le néolion se vide lentement de son sang. Les artères tranchées propulsent en l’air de petits jets d’un rouge brillant.

         Il reste dix minutes.

         Cela sera à peine suffisant. Il va falloir faire vite et bien. Monsieur Duncan se précipite deux couchettes plus loin sur une néolionne.
         Alors qu’il est occupé à garrotter vigoureusement chaque membre de l’animal, il est interrompu par un bruit de pas. Non, trois bruits de pas ! Ce sont des pompiers ! Flûte! Quelqu’un s’est rendu compte que quelque chose clochait. Ils passent devant la porte et s’éloignent. Les employés ont dû se rendre compte que les gardes n’étaient pas sortis. Les secours vont tenter de vérifier s'ils sont sauvables.
         Il ne faut jamais tuer les pompiers. Cette corporation ne laisse pas mourir ses hommes. S'ils en perdent, d’autres sont envoyés à la rescousse. Un peu comme quand on tape sur une fourmilière. On n’a pas fini de se débarrasser des premières qu’une centaine sort de nulle part pour les remplacer.
         Rapidement le bruit de leurs pas décroît. Ils reviendront bientôt dans l'autre sens.
    Le message vocal de l’alarme, diffusé en boucle depuis le début de l'incendie, cesse au milieu d’une phrase. Visiblement le central de sécurité vient de succomber sous les assauts du feu.
         Une fois les garrots solidement serrés, les quatre membres sont amputés, d’un lourd coup de tranchoir. Tombant lourdement sur le sol, ils sont poussés plus loin d’un coup de pied. Ce serait dommage de tout faire rater en trébuchant dessus ou en glissant dans une flaque de sang. L’outil qui a servi à leur amputation les rejoint sans plus de cérémonie.
         Sur les quatre moignons, le cyborg vaporise un coup de son étrange mousse cicatrisante. Rapidement cette dernière vire au rosâtre. Quelques emballages stériles sont prélevés dans le sac à dos. Monsieur Duncan en sort des petits dispositifs médicaux, à mi-chemin entre le préservatif et le bonnet de bain. Il en coiffe chaque moignon avant de poursuivre sa tâche.
         Jusque-là tout va bien. La machine reliée à l’animal ne s’affole pas. Quelques voyants témoignent d’un stress, mais cela semble rester dans des normes acceptables vu qu’aucune alarme ne retentit.
         Les pompiers repassent dans l’autre sens. D’après les bribes d’informations qu’il entend au passage, le foyer est devenu incontrôlable et les équipes de sécurité n’ont pas pu être retrouvées. Leurs ordres sont d’évacuer les lieux et de sécuriser la zone pour les civils regroupés à l’extérieur. Pas le temps de fouiller le bâtiment. Ils ont raison. Dans moins de cinq minutes tout devrait s’effondrer.
         C’est en tout cas ce que donnent les simulations informatiques les plus pessimistes. Mieux vaut toujours prévoir qu’un incendie ira trop vite, c’est le meilleur moyen qu’il ne vous surprenne pas. Avec un peu de chance il y aura un peu de rab de temps mais vaut mieux être prudent avec les marges.
         La phase délicate de l’opération commence. D’abord sortir le matériel. D’un geste de la main, la petite table de soin est balayée. Rapidement, le contenu du sac à dos est étalé : sangles, tubes flexibles, instruments tranchants, la dernière bombe de spray cicatrisant...
    Le corps amputé est si léger que c’est sans aucune difficulté que monsieur Duncan le soulève pour passer les sangles dessous. Il s’agit de longues bandes velcro. Dans une pantomime d’accouplement grotesque, il s’allonge sur ce qui reste de la femelle. Jouissant de la capacité de mouvoir ses articulations à contresens, il referme les liens dans son propre dos, se solidarisant à sa victime. Ses mains se révèlent aussi agiles alors que ses ongles se retrouvent à la place qu’occupe habituellement la pulpe et que le dos de sa main se transforme en paume.

         Il reste quatre minutes.

         Il va falloir faire vite. A plat ventre, il tire de son emballage un des scalpels et entaille son avant-bras gauche sur toute sa longueur. Il en tire deux tuyaux translucides qu’il clampe deux fois chacun. La couleur est sans équivoque : rouge vif pour l’artère et rouge sombre pour la veine.
         Il tranche chaque tuyau entre les deux clamps. C’est à peine si le sang perle. C’est aussi bien  car il faut éviter de faire rentrer de l’air dans le circuit sanguin. Les deux extrémités du côté de la main sont raccordées au moyen d’un petit embout stérile. Elle n’est pas tout à fait isolée de la circulation, d’autres veines et artères l’irriguent encore un peu, mais elle prend néanmoins une teinte cyanosée due au manque d’oxygène.
         Sur le moignon de cou de l’animal, il isole l’artère et la veine qui le relient à la machine. Une fois tranchées elles sont raccordées aux vaisseaux extraits de son propre bras. Les clamps sont ôtés et la circulation reprend, passant de son corps à l’animal et inversement. La compatibilité totale de ces animaux rend cette pratique sans risque.

         Il reste trois minutes

         Le plus dur est encore à faire. Sa main gauche toute ensanglantée devient flasque tandis qu’un claquement retentit. L’articulation du coude se déboîte. De la main droite il tire sur l’autre membre pour sortir l’os de métal de son articulation de nano-fibres. Une fois la désarticulation effectuée, un écheveau de filaments palpitant s’échappe du manchon de nano-fibres : ils ressemblent à de fins tentacules de mercure battant librement à l’air libre, à la recherche de quelque chose sur quoi se connecter.
         Au bout du lit la machine s’affole. Des signaux d’alerte s’allument pour signifier un souci avec la circulation sanguine. Si cette mécanique s’alarme pour si peu, elle va hurler pour ce qui suit. D’un geste brusque le long câble branché dans le prolongement de la moelle épinière est arraché.
         Les voyants de la machine se mettent aussitôt presque tous au rouge et des alarmes retentissent. Inutile de tenter de la faire taire : elle est censée ne jamais tomber en panne. A moins d’une grosse bombe rien ne l’arrêtera. Il va falloir supporter le bruit.
    Il reste une minute trente.
         Les filaments de l’IA se dirigent vers la plaie et s’y fichent les uns après les autres, plongeant dans la chair puis se rétractant puis replongeant derechef avec une sorte de frénésie.
         Pendant ce temps, monsieur Duncan arrache le tube qui alimente l’animal en air et le remplace par un autre, plus court, directement en prise à l’air libre.
    L’animal a cessé de respirer.
         Les filaments continuent de plonger et replonger. Ils sont plus fins que des cheveux. Au fur et à mesure de leurs explorations la chair de l’animal se met à trembler. Les moignons s’agitent et la convulsion se généralise tandis que le contrôle se fait plus profond.
    La fumée commence à envahir la pièce. Le temps est écoulé. L’animal ne respire toujours pas. Impossible de changer de position tant que la connexion avec la respiration n’est pas faite.
         Trente secondes de retard. Toujours pas de respiration. Des craquements sinistres se font entendre loin derrière. L’effondrement commence doucement. Ce n’est qu’une question de secondes.

         Quarante secondes après délai.

         La fumée ambiante pénètre par le tuyau. L’animal respire. Aussitôt, un filtre respiratoire est placé sur l’embout pour protéger de la poussière et la fumée.
         Il faut sortir. Vite. Monsieur Duncan se lève, déséquilibré par son fardeau il lui faut quelques secondes pour trouver son nouvel équilibre.

         Une minute dix après délai.

         Il arrive dans le hall d’entrée. Les portes sont grandes ouvertes. La lumière est éteinte. Dehors, une foule de badauds lui coupe la voie. Ils sont rassemblés de l’autre côté du cordon de sécurité placé par les pompiers. Sans doute les employés évacués.
       
         Une minute quinze après délai.

         Le musée s’effondre. Il projette au travers de l’usine un vaste nuage de poussière et de gaz chauffés qui ressort par les vitres et les portes. Monsieur Duncan est projeté vers l’extérieur dans un nuage noir et brûlant. L’arrière de son corps est chauffé bien au-delà de ce que peut endurer la peau humaine. Heureusement, le tissus ignifuge de sa combinaison protège un peu l’essentiel de sa peau. Camouflé par l’épaisseur de la nuée, il franchit l’attroupement qui, dans un réflexe salutaire, s’est détourné pour éviter les projections. Le timing est parfait.
         Le courant est coupé dans tout le secteur. Alors que les spectateurs se tournent vers le désastre pour constater son ampleur, le cyborg continue sa course dans leurs dos. Quelques secondes plus tard, alors que l’usine s’effondre à son tour, il pénètre dans une camionnette garée non loin de là. Cette dernière démarre aussitôt et rejoint la circulation. Quelques pâtés de maisons plus loin, l’éclairage public fonctionne à nouveau.  Le véhicule croise quelques forces de secours appelées en renfort.

         Dans l’habitacle, monsieur Duncan contrôle la douleur. Il perçoit les informations que lui transmet sa peau, mais tâche de rester impassible. L’arrière de son crâne le lance. Les brûlures doivent être impressionnantes. Le docteur va avoir du travail.


         Le chauffeur est bien briefé. Il doit conduire la camionnette dans une maison de proche banlieue dont le garage est ouvert. Puis il sortira du véhicule, fermera la porte derrière lui et ira chercher la seconde moitié de l’argent à l’endroit convenu. Ce n’est pas la première fois qu’il accomplit ce genre de travail et il s’est toujours montré fiable. Il y a des gens qui savent apprécier une opportunité quand ils en voient une et ne vont pas tout gâcher en cherchant à comprendre le pourquoi des choses. Quand on apprécie les fruits, on ne déterre pas l’arbre pour regarder ses racines.
         La camionnette ralentit. Une secousse quand elle escalade le trottoir. Puis le moteur qui se coupe. Le mouvement imprimé aux suspensions par le poids d’un homme qui descend.      Une porte qui claque. Puis le bruit rassurant de la porte du garage.

    « C’est bon vous pouvez sortir, il est parti.
    - Ravi de vous entendre Doc. Vous allez avoir du travail. J’ai l’animal. Il va falloir aussi soigner quelques plaies sur mon crâne : des brûlures et des éclats de verre.
    - Une chose à la fois, cher patient. Quelles sont les priorités dans un premier temps ?
    - Combien de temps mon bras peut-il tenir sans circulation sanguine?
    - Pour le commun des mortels, je dirai six heures, mais dans votre cas particulier on doit plus être proche de la douzaine. Il faudra correctement purger le circuit..
    - Alors la priorité est à l’animal. Si vous pouvez juste faire quelque chose en vitesse pour mon crâne, nous partons ensuite.
    - Quelle direction ?
    - Le port, docteur. Notre commanditaire y possède un bateau. Je l’ai piégé moi-même, nous serons les seuls à pouvoir y pénétrer sans tout faire péter.
    - Et ensuite ?
    - Il y a une machine de survie installée sur le bateau. Il va falloir relier le néolion dessus, s’assurer qu’il survive et me remettre en état. Nous avons des vivres pour une semaine mais j’aimerais bien que nous ayons fini en deux jours.
    - Ca devrait pouvoir se faire. J’imagine que nous allons nous relayer pour surveiller notre patient.
    - Vous imaginez bien, docteur.
    - Et après ?
    - Une fois que l’animal est stable, je vous fais sortir et je fais entrer le client pour qu’il vérifie la marchandise et me paye. Une fois que je suis en sécurité, je l’appelle pour lui confier les codes de désamorçage. Ses hommes montent à bord et il file vers les eaux internationales. Vous recevrez votre part quelques jours plus tard, comme d’habitude.
    - D’accord. Regardons tout de suite votre crâne et en route alors. »

         Dix minutes plus tard, la camionnette reprend la route.


    2 commentaires
  • Une trentaine d’années s’est écoulée.

    « Mais qu’est-ce que je fiche là ? »

         Cette phrase est un leitmotiv dans la vie d’Antoine Deschamps.
         En contrebas, des voitures de police stationnent, tous gyrophares sortis. Ca clignote tellement qu'on pourrait croire à des illuminations de noël, le côté festif en moins. Au départ, ça devait être un coup facile. Un camion d’électroménager qui devait partir le lendemain matin et qui n'attendait qu'un chauffeur bénévole durant la nuit. Pas de chance, les bons coups c'est comme les offres d'emplois, y'a toujours quelqu'un qui passe juste avant vous et qui empoche le lot. Maintenant Antoine attend, bloqué sur le toit, que les choses se calment.
         Il est vrai que si les flics le chopent ils auront du mal à l’accuser du vol : on ne fait pas disparaître un quarante cinq tonnes dans les poches d'un sweat-shirt. Techniquement parlant il n'a rien à se reprocher, cette fois-ci au moins. Mais il n'est jamais bon de se faire attraper sur les lieux d'un vol. Se faire cuisiner en tant que témoin c'est à peine moins pire qu'en tant que suspect, surtout quand on sait qu'on a des choses à se reprocher. Mieux vaut faire profil bas et attendre.
         Non loin de là, d'autres tentent de se faire oublier. De sa position, Antoine a pu observer un curieux manège à quelques distances. Quand les flics seront partis il ira faire un tour par là pour jeter un œil. Il y a peut être un truc à découvrir. Parfois les informations peuvent valoir leur prix quand on sait à qui les vendre.
         En attendant, il fait froid. Le vent souffle de l’océan et apporte une humidité qui transperce les vêtements et la peau. Antoine ne sait pas trop si la goutte qui commence à se former à la pointe de son nez provient de la condensation ou, plus probablement, d’une sinusite débutante.

    "Quand est-ce qu'ils s'en vont ? Il fait froid bordel ! Je vais choper un rhume avec leurs conneries ! Allez, foutez le camp ! La machine à café vous attend !", ne peut il s'empêcher de pester à voix basse.

         Ca y est, ils s’en vont. Les meilleurs choses ont une fin. Les policiers réintègrent leurs véhicules et retournent se réfugier dans le commissariat, au chaud les veinards. C’est le moment d’aller voir ce qui se passe dans l’autre entrepôt.
          Avec un peu d’habitude on apprend à marcher sans bruit dans ce métier. Se déplacer sur des toits en tôle provoque des grincements mais, si on sait y faire, les sons que l’on produit se distinguent à peine de ceux que provoque le vent.
         En quelques reptations et manœuvres acrobatiques il se retrouve sur le toit de la bâtisse qu'il a repérée un peu plus tôt. Quand les sirènes se sont faites entendre, plusieurs véhicules se sont prestement engouffrés dedans. Il est temps de découvrir le pourquoi de ce discret attroupement.
          Les entrepôts sont rarement sécurisés par le toit. L’essentiel du temps un cadenas sur la porte est la seule protection contre les voleurs. Faire plus en matière de sécurité ne serait pas rentable quand on peut ouvrir les murs avec une simple cisaille à tôle.
         Près de la faîtière une petite éminence est érigée. De gros ventilateurs brassent l'air avec frénésie. Une trappe de maintenance permet de d'entrer. Elle n'est même pas fermée.

         A l’intérieur, des luminaires sont suspendus par de longs filins. Ils apportent près du sol une lumière plus vive et noient les hauteurs dans une obscurité salutaire. Parfait! C'est idéal pour un observateur indépendant.
         Difficile de reconnaître les personnes en contrebas. Vus en plongée, Antoine a du mal à discerner leurs traits.  En revanche, on voit bien les crânes. Ca n’a que très peu d’intérêt mais il les voit bien. Il remarque aussi que, de chaque côté de plusieurs des crânes, des épaules dépassent assez largement. De ci de là, des armes sont portées à bout de bras ou en bandoulière. Ceux qui ne les portent pas en évidence doivent les avoir cachées dans un holster. Mieux vaut éviter d’éternuer. On oublie souvent de citer la mort par arme à feu  parmi les complications possibles d’un rhume.
         Le local est un marché aux poissons. A cette heure-là il devrait être désert. La ventilation fonctionne en permanence pour évacuer les relents de la pêche de la veille. Les énormes ventilateurs masquent le peu de bruits qu’Antoine produit. L'inconvénient, c'est que ce dernier ne discerne rien de ce qui peut bien se dire, et ça c’est plus regrettable.

         Avant de s’éloigner de son poste d'observation en relative sécurité, il est préférable de prendre un peu de temps pour bien évaluer la situation. Courir des risques pour rien n’est pas un bon calcul.
         Visiblement une négociation est en cours. Quatre camions et plusieurs autres véhicules sont présents. A vue de nez il semble y avoir quatre groupes qui ne se mélangent pas et s’observent avec méfiance. La tension semble monter d’un cran encore quand les lourdes portes de métal du hangar s’ouvrent pour laisser entrer un nouveau camion suivi de trois voitures. Ce ne sont pas des renforts, mais un cinquième groupe. Visiblement ils étaient attendus. Dès que les véhicules s’arrêtent, de nouveaux hommes armés en surgissent et prennent position, puis un petit homme rondouillard en costume chic émerge à son tour.  Après quelques salutations circonspectes, il entame des pourparlers avec les responsables des quatre autres factions. Les hommes de main de chaque clan, à distance respectable des négociateurs, se surveillent les uns les autres, sur leurs gardes.
         Les représentants sont invités à entrer dans le dernier camion. Antoine n’entend pas la conversation, mais il semble évident qu’il y a là dedans une marchandise d’une valeur suffisante pour que des "concurrents" acceptent d’enterrer la hache de guerre le temps d’une transaction. Drogue ? Arme ? A priori ça ne doit pas être des documents. Il n’aurait pas été nécessaire de les acheminer avec un aussi gros véhicule.


    "Foutus ventilos! On entend rien !",marmonne-t-il.


         En revanche, l’odeur qui s’échappe dès l’ouverture des portes renseigne immédiatement. Une odeur doucereuse de ménagerie. Antoine a une très bonne mémoire olfactive. C’est l’odeur de grands carnivores. Et les seuls grands carnivores à valoir suffisamment d’argent pour réunir ces hommes-là sont des félins. Depuis qu’ils sont protégés, la valeur au marché noir de ces bestioles est devenue prohibitive. Ils sont relâchés dans des propriétés privées pour des safaris à domicile.
         Déjà un des hommes en noir ressort du camion et hèle ses hommes. Une grosse caisse est déchargée avec précautions. Vu la taille de la caisse c’est un animal d’un bon gabarit. Un tigre peut être. La vente d’une bête comme cela peut rapporter une somme assez prodigieuse.
         Trois hommes sont réquisitionnés pour transporter la précieuse cargaison dans le camion de son nouveau propriétaire. Alors qu’ils sont en cours de chargement des voix commencent à s’élever de l’intérieur du camion de vente. Il semble qu’un litige oppose plusieurs personnes à l’intérieur.
         Un coup de feu retentit. D’où il est Antoine a juste le temps de voir, à travers la porte du camion, l’éclair lumineux d’une détonation.
         Pendant une fraction de seconde, les gestes de tous les protagonistes se figent. Puis le massacre commence. Antoine se précipite aussitôt dans la cabine d’une petite grue qu’il avait remarquée un peu plus tôt. Accrochée à un rail qui se poursuit tout le long de la structure elle doit servir en temps normal à déplacer les palettes les jours de vente. Elle n’est pas blindée mais offrira quand même une protection plus sûre que rien contre les balles perdues.
         Dans ce grand espace vide il y a peu de places où trouver un abri. La plupart des hommes qui ne se sont pas réfugiés derrière un véhicule quelconque se sont fait éliminer dans les premières secondes.
         Les échanges de coup de feu sont nourris.  L’inconvénient des armes automatiques c’est qu’on ne vise pas, on tire dans le tas en balayant et on prie pour que ça fasse mouche.
         Une des balles a dû toucher un appareil électrique car les plombs sautent et la lumière disparaît. A côté de lui, Antoine entend disparaître le bruit rassurant des pales de la grosse ventilation. Fini pour lui la couverture sonore.
         Dans le noir, difficile de viser. Le premier qui allumera une lumière ou tirera sait qu’il se fera repérer et servira de cible à tout le monde. Au loin le bruit des sirènes de police se fait entendre. Ils n’avaient pas dû partir bien loin tout compte fait.

    « Cessez le feu. Tout le monde se tire !!! »

         Difficile de dire qui a crié cette phrase mais elle semble faire consensus.
         Les voitures en état de marche sont rapidement remplies avec les hommes en état de vivre et démarrent aussitôt. Un camion ouvre la route en percutant les portes en tôle qu’il emporte avec lui. Deux par deux les autre véhicules suivent et se dispersent dehors. Les véhicules de police, arrivant simultanément, embrayent immédiatement sur la poursuite.
         Dans l’angle du bâtiment un des camions diffuse de ses phares une lumière qui troue l’obscurité. Sur le sol des cadavres gisent. Certains ont été écrasés lors de la fuite précipitée. Peut-être auraient-ils eu une chance en d’autres circonstances.
         Derrière le volant le conducteur s’est affaissé. Progressivement il glisse dans la direction de la portière mal fermée qui cède et n’entrave pas sa chute. La tête la première son corps percute la dalle de béton.
    Pas un bruit. Pas un geignement. Le ventilateur n’est plus là pour couvrir les bruits d’Antoine. Si il bouge on l’entendra forcément.

    « Y’a quelqu’un ? Je me rends, ne tirez pas. Je suis vers le plafond. Je vais descendre. Je ne suis pas armé je n’étais que de passage. Je peux vous aider à vous tirer d’ici alors ne me tirez pas dessus. Houhou, y’a quelqu’un ? Regardez, je suis au sol, j’ai les mains en l’air. Les flics ne vont pas tarder à revenir alors il vaut mieux partir vite fait . Personne ? »

         Il ne reste visiblement que lui et le camion qui ronronne doucement.

         Le camion !!!

         C’est celui qui a été chargé avec la caisse. Pourvu que la bête n’ait pas reçu une balle perdue.
         Pas le temps de vérifier. Après tout il avait prévu de revenir avec un camion ce soir. La cargaison change mais un camion ça reste un camion quand on y pense. Il n’aura pas tous les jours une aubaine pareille. Pas de témoin, des gens qui ne demanderont qu’à s’accuser mutuellement…
         Il n’a pas finit de réfléchir qu’il est déjà en train de manœuvrer le véhicule dans l’ouverture béante.
         C’est un véhicule sombre. Pas tout à fait noir mais d’une teinte indéfinissable entre le marron foncé et le gris sombre. Pas neuf, cela va de soi. Les marques de balle se voient un peu mais qui regarde les camions passer à trois heures du matin ?...Personne visiblement.
         Les rues sont désertes. Les forces de police et les fuyards ont eu le champ libre pour leur course poursuite. Ils sont déjà depuis longtemps hors de portée. D’un autre côté c’est rassurant d’être derrière des policiers persuadés que leurs proies se trouvent  devant eux.
         Rapidement, il sort de la ville et emprunte des routes désertes.  En quelques kilomètres, il atteint son objectif : une friche industrielle où une nature agressive reprend ses droits. Les maigres bosquets ayant pris rapidement de l'ampleur, prétendent désormais au statut de bois, et travaillent déjà à l'obtention d'une promotion en tant que forêt véritable. Les routes déformées par les racines, vivent leurs dernières années. De petits arbres poussent à travers les lézardes et bloqueront bientôt le passage. De ci de là, on discerne encore quelques bâtiments effondrés ou éventrés. A une intersection, le véhicule bifurque  vers l'un de ces édifices. Bâti en béton plutôt qu'en tôle, il résiste encore à la végétation. C'est là qu'Antoine comptait décharger et stocker son butin de la soirée afin de le revendre tranquillement au détail par la suite. Malheureusement il va être impossible d'y laisser un animal sauvage.
         Le camion doit être équipé d'un système de repérage. Il va falloir s'en débarrasser rapidement et sans laisser de traces.

         Une fois garé, Antoine ouvre en grand le haillon arrière. Une petite lampe au plafond diffuse une lumière blafarde. On n'y voit guère mais la caisse ne semble pas avoir pris de balle perdue. Les trous d'aération sont suffisants pour permettre à l'air de passer et à l'odeur de fauve de se répandre, mais ils sont bien trop petits pour permettre d'examiner l'animal.
         Depuis l'intérieur de la caisse, une respiration calme se laisse discerner. La bestiole doit avoir été droguée pour le transport. Mieux vaut en profiter tant que l'effet persiste.
         Du coffre de sa voiture, garée à quelques pas, il tire une lampe torche frontale, un pied de biche et de la corde. Le reste du matériel est rapidement remisé sur la banquette arrière. Voilà, maintenant il faut espérer que l'animal ne sera pas trop gros.
         Les planches de la boîte ont été vissées. C'est plus solide qu'avec des clous mais aussi beaucoup plus difficile à ouvrir. Le bois explose avec des craquements sinistres alors qu'Antoine dégage une ouverture suffisante pour observer son butin.
         Le faisceau de la lampe frontale pénètre dans l'ouverture. Le visage s'en rapproche pour mieux voir. Une forme apparaît. Une forme fusiforme, couverte d'une fourrure rase, prolongée par un pied.

    Un pied ?!!!

    "Bordel de merde ! Un néolion !!!"

          Ces animaux ne sont censés vivre qu’en laboratoire avec une machine à la place de la tête. Combien ça peut valoir ? Certainement un fric dingue. Bien plus qu’un tigre. A quoi ça peut ressembler ?

         Vu la morphologie de la jambe, celui-là doit être une femelle ou un jeune. Si c'est une femelle il faudra se méfier. Chez les lions ce sont elles qui chassent. Si ce trait de caractère a survécu aux manipulations génétiques elle peut être dangereuse.
         L'animal est à plat ventre. Rapidement, Antoine passe ses mains par l'ouverture et lie solidement ses pattes, puis il pratique une autre ouverture, au jugé, afin de pouvoir atteindre les mains (pattes avant?) de la créature toujours endormie et les attacher dans le dos.
         Rassuré, il achève de défoncer la caisse pour en extraire sa proie. C'est bien une femelle. Son corps est celui d'une jeune femme. La crinière, la fourrure, les dents et l'odeur empêchent de lui donner un âge. Si elle était humaine cela pourrait être entre quinze et trente ans, mais allez savoir avec ces animaux. Un long filet de bave ruissèle sur son pelage.
         Avant de la charger dans le coffre de sa voiture, Antoine lui place un épais bâillon entre les crocs. Elle a une dentition impressionnante. Avec des dents pareilles elle doit pouvoir arracher de bons bouts de chair sur ses proies.  En revanche elle n’a pas de griffes. Ses doigts et ses orteils sont terminés par des ongles longs, mais cassés et sales.
         On a beau savoir qu’elle n’est pas humaine il y a quelque chose de troublant et malsain à la voir ainsi nue et ligotée.
         Assez rêvé. Il sera toujours temps de l’observer quand ils seront en lieu sûr. Elle ne pèse pas bien lourd. Son pelage est doux et chaud. Elle est toute molle dans ses bras. Ses seins tressautent doucement alors qu’il la transporte vers le coffre de la voiture.
         C’est dingue le corps qu’on leur a fait. Combien une femme serait prête à mettre pour se payer un corps pareil ? Mon dieu, on ose à peine imaginer l’éventail des usages pour une bête pareille. Certains sont très glauques mais, après tout, si Antoine trouve un client qui a suffisamment de moyens… Il sera toujours possible de faire un don quelque part pour soulager sa conscience.
         En la pliant un peu, elle tient dans le coffre. Sa tête et ses pieds ont cogné un peu durant le chargement mais rien de grave. Elle devrait survivre. Il y a assez d'air pour qu'elle tienne le temps du trajet. De toute façon, le coffre et l'habitacle ne sont pas isolés. Ce ne sera pas confortable mais ça ira.
         Avant de partir il faut effacer ses traces. Antoine sort de sa voiture un bidon d'huile qu'il verse sur le tas de bois qui fut une caisse et dans la cabine du camion, puis il déclenche le feu. Il y a de l'essence dans le réservoir, ça devrait suffire à finir de faire flamber le reste.
         Dans le rétroviseur, alors qu’il s’éloigne, une lueur au loin témoigne de la bonne prise du feu. Il ne restera rien pour le trahir.

         Maintenant il faut réfléchir. Comment s’occupe-t-on d’un animal pareil ? Ont-ils les mêmes besoin que les lions ou cela a-t-il été modifié au fil des modifications qu’on leur a fait subir ?
         Vu l’odeur qu’elle dégage et sa dentition elle doit plutôt manger de la viande. Il vaut mieux que ce soit de la viande morte, car l’idée de voir cette créature à silhouette humaine manger des poulets vivants lui donne déjà de sérieuses nausées.
         Les lions vivent dans la savane, ce n'est pas tout à fait le climat d'ici. Cela dit, certains sont acclimatés dans des réserves sous d'autres latitudes. Elle a de la fourrure, elle doit bien résister à un petit froid.

         De son enfance à la ferme, Antoine a gardé quelques souvenirs des soins à prodiguer aux animaux ainsi qu’une profonde rancœur pour ses parents. Une nuit de ras le bol, il a claqué la porte et s’est enfui. Ils ne se sont revus que quelques années plus tard, lors du procès qui l’a envoyé en prison pour trois ans. Son père n’a même pas desserré la mâchoire pour le saluer. Hors de question de se tourner vers lui pour avoir un conseil sur la façon de s’occuper de cette créature.
         Qu’il aille se faire voir !
         Sa mère, en revanche, lui manque parfois. Il s’imagine, à l’occasion, lui passer un coup de fil pour renouer le contact et prendre des nouvelles. Mais le risque de tomber sur le vieux con le paralyse. Et puis quoi lui dire de toute façon ? « Je suis sorti de prison. Vous n’étiez pas là »? Ca sonnerait un peu comme un reproche.  «Je suis devenu honnête, j’ai un chouette travail »? Si c’est pour mentir, autant ne rien dire. Le silence a ceci de bien qu’il ne permet aucun mensonge. En matière de probité Antoine ne se sent pas capable de mieux.
    Il a bien essayé parfois de se ranger. Mais allez trouver un travail avec un dossier judiciaire. Soit on vous refuse, soit on vous exploite, soit c'est illégal. C'est pas faute d'avoir cherché.
         A sa libération, l’assistante sociale lui a débloqué le pécule qu'il avait gagné en bossant durant l'incarcération, mais ça fond malheureusement comme neige au soleil. Au bout d'un moment il faut trouver une solution, alors Antoine a recommencé, repris contact avec ses indics pour trouver les bons plans sans risque que personne ne veut tenter, avec l’espoir, chaque jour, de tomber sur le gros coup qui lui assurera la tranquillité.
         Et, ce soir, c’est arrivé ! Sa chance, son occasion ! On n’en a qu’une comme ça dans une vie. Il ne faut pas la laisser partir. C’est comme la femme de votre vie ou votre date de naissance qui sort au loto. Ca n’arrive qu’une fois. Alors il ne faut pas tout gâcher. Il faut réfléchir vite, prévoir les emmerdes, trouver le débouché et se barrer vite fait avec l’argent tant qu'il est chaud.
         Première chose à faire : se faire oublier. Ca ne risque pas d’être trop compliqué : d’un point de vue social c’est à peine s’il existe.
         Il a plusieurs indics. S’ils ne le voient pas pendant un temps ils penseront qu’il est allé voir ailleurs. Pareil pour ses receleurs.
         Côté argent il a un peu de réserve. De quoi vivre pendant quatre mois environ, mais il va y avoir des frais... Il faudra nourrir la bête et la viande ça coûte cher. Cela dit, il n’est pas obligé d’acheter de la viande de grande qualité. Quelques bas morceaux devraient la satisfaire. On n’a jamais vu un lion bouder un bout d’antilope un peu faisandé.
         Par contre il faudra faire attention à tout payer en liquide. Les logiciels de traçage arrivent à pointer ce que vous achetez en carte de paiement. Il y a fort à parier que les personnes qui ont perdu cette bestiole vont se mettre à la recherche d’une personne dont la consommation de viande a grimpé en flèche. Autant ne pas leur faciliter la tâche. Avec un peu de chance, les groupes qui étaient présents ce soir vont se suspecter mutuellement et dépenser une énergie folle à s’espionner les uns les autres. Ce sera toujours ça de gagné comme diversion.
         Tout à ces réflexions, Antoine conduit sa voiture dans un coin désert. Devant lui la route s’enfonce dans les arbres, au cœur d'une autre forêt. Il emprunte un chemin de terre plus ou moins entretenu et s’arrête finalement devant un vieux portail rouillé fermé par une chaîne et un verrou. Il l’ouvre, rentre la voiture et le referme derrière lui. Le voilà en sécurité. Chez lui.


    2 commentaires
  •      Les grands-parents d'Antoine voulaient se construire une maison au fond des bois pour y passer une retraite verte et paisible. Ils ont acheté le terrain, y ont installé un mobile-home et une cabane de chantier, fait venir des matériaux… Sa grand-mère voulait des animaux. Son grand-père voulait être tranquille pour travailler à la construction. Aussi ce dernier entreprit-il, en premier, l'édification d'une étable afin que son épouse soit occupée et ne le harcèle pas pendant qu'il s'attellerait à la maison. C'est toujours avec cet air bougon et cette fausse méchanceté qu'il avait coutume de faire passer les rêves de sa femme avant les siens. Une fois cette tâche accomplie, il entreprit de creuser les fondations de leur nid de vieillesse. On les aperçoit encore un peu, effondrées et recouvertes par les feuilles. Un infarctus a mis fin au projet alors qu'il piochait avec un peu trop d'entrain.
         La vielle femme, seule, a dû se résoudre à vendre les animaux et à aller s'installer dans une maison sans âme où elle n'a survécu que peu de temps. Techniquement les parents d'Antoine auraient dû hériter du terrain, mais la succession leur aurait sans doute coûté trop d'argent, aussi ce fut lui qui fut désigné comme nouveau propriétaire de ce lopin de terre boisé. A sa sortie de prison, il reprit possession des lieux. En dehors des ronces et de la rouille, rien n'avait vraiment changé depuis son départ. Il a suffi d'un mois pour remettre les lieux en état. C'est l'avantage quand on n'est pas exigeant, on se satisfait de peu.
         En pleine journée on devine les sacs de ciments dont l'enveloppe moisie libère progressivement des petites pierres friables. Non loin de là, un monticule témoigne de l'emplacement du tas de sable. Quelques lapins tentent parfois d'y creuser un terrier qui s'effondre à la première pluie.

         Pour l'heure on n'y voit guère. La lumière des phares est complétée par celle du porche du mobile-home ainsi que par les ampoules de l'étable, sorte de hangar posé sur une dalle en béton.
         Aux premiers temps de son installation, Antoine avait tenté de prolonger le rêve de sa grand-mère et s'était entouré de quelques animaux. Les chèvres avaient fini par s’échapper une à une en rongeant leur corde. La vache mangeait trop de foin pour ses maigres revenus et il avait fallu la revendre au fermier à qui il l’avait achetée. Le cochon, seule réussite de l’élevage, se portait bien jusqu’à ce qu’un cancer vienne entamer son avenir. La pauvre bête avait été endormie puis euthanasiée en douceur.
         Après cela, l’endroit était resté désert, s’encombrant progressivement de différents objets trop volumineux pour qu’on les jette, qu’on réparera plus tard ou qui pourront servir un jour. Une fois déblayé, l’endroit sera parfait pour stocker la néolionne.
         Dans un des angles, un robinet fournit l'eau pour abreuver les animaux et nettoyer les stalles.
    Le coffre de la voiture est dirigé vers l'entrée de l'étable. A l'intérieur, la créature commence à s'agiter depuis quelques minutes. Sans doute effrayée.
         Lorsqu'il ouvre le coffre, il est bien obligé de constater les dégâts. Sont-ce les chaos de la route ou les coups qu'elle a donnés pour se dégager? En tout cas elle a souffert. Sa pommette est gonflée et un peu de sang coule de son nez. Ca ne semble pas trop grave, mais il n'aime pas ça. A force de se débattre, la corde a un peu entaillé la peau de ses poignets et ses chevilles, colorant doucement sa fourrure d'une teinte brun rouge.
         A force de s’agiter, elle a réussi à se retourner pour faire face à l’ouverture. Ses crocs impressionnants dépassent sur le bâillon. Ses yeux, vifs malgré l'anesthésie encore récente, scrutent de toute part, mais évitent avec insistance de croiser le regard d’Antoine. Lorsque celui-ci se penche trop près, la néolionne se réfugie derrière ses paupières.
         Elle est étrangement silencieuse. Pas un cri, pas un geignement, pas un râle. Ca a quelque chose d’inquiétant. Elle a beau être ficelée comme un saucisson… Ce silence et ces crocs… Si elle décide de frapper, on ne sentira rien venir.
         Un hurlement dans la forêt la fait sursauter. Sans doute un chien sauvage. Surprise, elle se redresse d'un bond. Profitant de l’occasion, Antoine la saisit à bras le corps et la charge sur son épaule. Elle se raidit d’appréhension mais se laisse faire, bonne perdante. Antoine ne peut s'empêcher de rougir lorsqu’il se rend compte qu’il a une main posée sur les fesses de la créature. Ce n’est qu’un animal mais la ressemblance avec une vraie femme est assurément troublante. Il repositionne sa prise et reprend sa progression vers le hangar. Une fois à l’intérieur, la néolionne est déposée délicatement sur le sol, toujours docile et ligotée, mais elle ne peut pas rester comme ça. Ainsi entravée, elle va continuer à s’abîmer. Il faut qu’elle puisse bouger et se nourrir si on veut pouvoir lui garder sa valeur marchande.
         Dans un des coins d'une stalle, Antoine fixe une chaîne à un des anneaux métalliques qui dépassent de la dalle en béton. Il évalue une longueur suffisante pour que l’animal puisse se mouvoir puis, à l'aide d'un cadenas, lui attache autour du cou. C’est sommaire, ce n’est sans doute pas confortable, mais au moins c’est solide. Elle ne se sauvera pas et ne pourra pas mordre à l’extérieur de ce périmètre.
         La néolionne semble apeurée. Ses yeux, fuyant obstinément tout regard, restent fixés vers la porte avec espoir.
         Antoine l’allonge à plat ventre sur le sol, chaîne tendue. Dans cette position, il peut la libérer progressivement sans risque. D’abord le bâillon, imbibé de bave, qui est jeté à l’autre extrémité du hangar. Puis Antoine saisit un couteau afin de trancher les entraves des mains puis des pieds. A cette vue, la créature est prise de panique. Elle se débat tant et si bien qu’il devient impossible d’approcher la lame sans risquer de la blesser. Antoine est presque désarçonné, mais il tient bon, quasiment assis sur les jambes de la créature pour tenter de la maîtriser.

    « Bordel ! Arrêtes de bouger. Je ne vais pas te faire de mal. Je vais juste te libérer !  Là c’est ça. Pas bouger. Pas bouger. Bonne fille. T’es une bonne mémère. Très bien.»

         Antoine parvient finalement à couper les liens autour des poignets. L’animal est tétanisé. Elle tremble intensément, à la limite de la convulsion. Sous son ventre une flaque d'urine se répand, témoignage physiologique de la terreur qu'elle vient de subir.

    « Là, c’est rien, c’est pas grave. Tu vois ? Tes mains sont libres. Je recule un peu et je détache tes pieds. Bonne fille. Pas bouger. Très bien. Pas bouger. »

         A peine libérée, l’animal court se réfugier dans le coin de la pièce où est fixée sa chaîne et se pelotonne en boule. Dans l’atmosphère froide, le liquide chaud qui trempe sa fourrure dégage des volutes de vapeur odoriférantes.

    « Désolé de t’avoir fait peur ma beauté. T’as été bien sage. C’est très bien. Je vais aller te chercher des couvertures. Tu pourras te faire un nid. Demain je t’installerai plus confortablement. Je sais même pas pourquoi je te raconte ça. Tu comprends pas. C’est le couteau qui t’a fait peur comme ça ? Voilà, je le range.»

         Qu’a-t-elle bien pu vivre pour être aussi effrayée ? Mieux vaut peut-être ne pas le savoir.

         La fourrure de la créature est épaisse mais rase. Plutôt menue, elle ne doit pas posséder assez de graisse pour être efficacement protégée du froid. Il faudra peut être installer un chauffage d'appoint tout compte fait, mais pour ce soir les couvertures suffiront.
         Recroquevillée dans l’angle de béton et d’acier, la néolionne se recouvre de l'épais tissus comme d'une carapace. Elle semble vouloir se couper du monde et se réfugier dans une autre réalité où les humains n’existent pas et où les siens règnent sur la savane en la parcourant d’un pas nonchalant.
         Avant de sortir, Antoine ferme la lumière. Dans le noir, la respiration de la créature se fait haletante et chaotique. Prostrée sur le sol, elle écoute les pas de son ravisseur décroître. Sur son visage des larmes coulent en silence.


    3 commentaires
  •      D'une main maladroite, Antoine éteint le réveil. Six heure du matin! Saleté ! Il faut se lever pour s'occuper de la bestiole. Y'a plein de trucs à faire.
         Machinalement, il émerge du lit et se cogne dans tous les meuble qu'il peut sur le trajet jusqu'au frigo. Un peu de lait, du café de la veille réchauffé au micro onde, ça fera l'affaire pour décoller les paupières.
         Fidele à son rituel il s'installe devant l'ordinateur pour déjeuner. Un petit tour vite fait sur le réseau pour voir les infos. Surtout ne rien chercher sur ce qui s'est passé la veille : les logiciels de pistage doivent traquer tout ce qui sort de l'ordinaire et qui pourrait les mettre sur la piste de la néolionne. Il va falloir faire très attention à paraître le plus normal possible au cours des semaines à venir.
         Une fois le bol vidé, Antoine fait un brin de toilette. Les vêtement de la veille sentent le fauve. Il faudra les laver et aussi aérer la voiture sans doute.

         Avant toute chose, il faut trouver de quoi nourrir sa pensionnaire. Vu son odeur de fauve, elle doit manger de la viande essentiellement. C'est étrange quand on y pense, les néolions devraient être capables de manger n'importe quoi : leur système digestif peut être greffé sur des humains. Il va falloir vérifier ce qu'elle accepte de manger et se débrouiller pour lui obtenir discrètement. Pour l'heure, quelques steak hachés mélangés avec de la mie de pain devraient faire l'affaire.
         En y réfléchissant, il y avait peut être d'autres néolions dans le camion où a débuté la fusillade. S'il avait réussi à partir avec celui là, il serait peut être à la tête de son propre élevage à l'heure qu'il est. Mieux vaut ne pas y penser et se concentrer déjà sur la petite fortune qui dort dans l'étable.

    "Bordel, c'est pas une heure pour se lever !"

         Dehors, le jour n'est pas encore levé. Il fait froid et les feuilles mortes gorgées d'humidité dégagent une odeur de début d'automne. Pour l'instant les frondaisons des arbres offrent encore une relative sécurité vis à vis des satellites. Ca ne durera pas.
         La mixture nutritive dans une assiette en plastique, pénètre dans le bâtiment bas de plafond. Lorsqu'il allume la lumière, la créature se recroqueville, protégeant ses yeux derrière son bras avant de s'enfouir plus profondément sous les couvertures.
         Elle tremble un peu, sans doute presque autant de peur que de froid. La tôle coupe le vent tandis que la dalle en béton et le toit protègent de l'humidité, mais on ne peut pas véritablement dire qu'il fasse plus chaud dedans que dehors. Bientôt le soleil se lèvera et la température deviendra plus clémente.
         Le "nid" se trouve toujours dans le coin où la chaîne est fixée. Aussi loin qu'elle a pu de cette position, la créature a fait ses besoins. C'est bien, si elle est propre ça sera plus agréable à gérer.
         Antoine branche le tuyau d'arrosage et nettoie la flaque d'urine et la crotte, chassant ces déchets vers la rigole d'évacuation creusée dans le sol. Le bruit déclenche une agitation intense des couvertures, sans doute un mouvement de panique. Une fine main poilue émerge un court instant pour rapatrier le plus de tissus possible loin du jet d'eau.

    "Là, c'est bon, c'est propre. Tu vas pouvoir sortir. Je t'ai amené à manger. Du bon miam-miam. Tu vas te régaler."

         Le son de sa voix semble calmer la silencieuse créature. Toujours aucun cri, aucun feulement, aucune plainte… C'est assez étrange ce mutisme; rien que le bruit des mouvements et de la respiration.
         Un incroyable bazar encombre l'essentiel de l'espace dans l'étable; tout les objets qu'Antoine a bien pu accumuler au cours des quelques temps qu'il a vécu ici. En trop bon état pour être jetés, et trop abîmés pour qu'on s'en serve encore. C'est une sorte de purgatoire pour les choses. Un endroit où elles attendent de mourir définitivement ou d'être ressuscitées. Dans le tas, il prélève une bassine à peu près propre qu'il rempli d'eau, puis il dépose boisson et nourriture à l'intérieur du périmètre de la chaîne avant de s'écarter.

    "Allez, sors de là. C'est l'heure de manger. C'est bien, gentille fille. Viens manger. Du bon miam-miam".

         Docilement, la néolionne émerge de sous les couvertures, s'approche de son repas. Elle se déplace sur ses deux jambes tout en restant voûtée, les deux mains prêtes à toucher le sol. Sans un regard vers son nouveau maître, elle se dirige vers la nourriture, s'agenouille devant l'assiette, puis, à pleine poignées, enfourne la nourriture comme si elle n'avait pas mangé depuis deux jours. Elle tente de soulever la bassine pour s'en servir comme d'un bol mais le volume et le poids de l'objet rendent la manipulation malaisée. L'eau glacée déborde de part et d'autre de sa bouche et vient inonder son pelage, sans que cela semble la déranger. Avec appétit, elle enfourne une autre poignée de nourriture.

         L'animal sent encore l'urine de la veille. La fourrure de son ventre reste maculée par une large auréole. Il faudra la laver, ou au moins lui jeter une bassine d'eau tiède sur le corps pour rincer un peu tout ça.
         Malgré l'odeur, ce corps demeure troublant. Un corps de femme très belle, une silhouette mince, limite maigre, mais conservant d'agréables courbes là où il en faut. La fourrure jaune dont elle est couverte s’achève à la plante des pieds et la paume des mains, découvrant alors une peau d’aspect humain, rosée, sans coussinets. Pas de griffes, mais des ongles. Ces derniers sont cassés aux extrémités mais ils semblent longs et les doigts sont fins. Le visage est un subtil mélange de traits humains et félins. Les canines sont longues et dépassent parfois sur la lèvre inférieure. Le nez, large à sa base comme à sa pointe, rappelle un peu l’origine féline. Les oreilles cachées l’essentiel du temps par les cheveux semblent tout a fait bien constituées, quoique peut être un peu décollées. La chevelure épaisse, évoque une crinière tant par sa forme que par sa couleur. Elle semble implantée presque comme les cheveux humains. En y réfléchissant, c'est d'ailleurs étrange cette crinière : dans la nature seuls les males en portaient. Les modifications génétiques sont sans doute responsables de cette transformation. Les yeux enfin, ronds et d’un marron doré profond, sont pourvus de très longs cils. Il est presque impossible de capter son regard tant elle met d'obstination à le détourner. Quand elle ne peut pas faire autrement, elle va jusqu'à fermer les yeux plutôt que regarder son nouveau maître en face. C'est assez déconcertant.

         Il ne lui faut que quelques minutes pour faire disparaître la viande, prenant l'assiette à pleine main, elle la lèche jusqu'à la récurer entièrement, puis elle retourne se coucher dans son coin et rabat l'une des couverture sur elle-même pour s’emmitoufler, sans doute pour faire la sieste. C'est ainsi que font le lions dans la nature. Cette habitude semble avoir résisté à toutes les transformations qu’ont subit ceux de son espèce.
         Elle ne dormira pas longtemps. Le temps pour Antoine de rentrer se changer et les travaux débuteront. Il y a du travail à faire et elle va en être le centre.
         C'est vêtu d'une salopette de chantier que le jeune homme pénètre dans l'étable une demi heure plus tard, sa trousse à outil à la main, un large sac poubelle dans l'autre.
         Avant toute chose, il faut ranger. On ne peut pas garder un animal dans une étable aussi encombrée sans que ça devienne un repère pour les rats ou autres parasites. Avec une cale, Antoine bloque la porte du bâtiment puis entreprend de sortir tous le fourbis entassé là. La bestiole vaut bien plus que dix fois tout ça en état neuf. Dès qu'il aura l'argent il filera d'ici et ne s'encombrera pas de ces vieilleries inutiles. Autant s'en débarrasser dès à présent. La méthode utilisée pour ce déménagement, simple et efficace, emprunte allègrement à la balistique tout en économisant les pas : les objets prennent leur envol depuis l'intérieur, transitent par la porte et par les airs, puis viennent s'écraser, sur une bâche étalée par terre, dans ce qui sera bientôt un magnifique tas.
         D'abord effrayée par ce débordement d'énergie, la néolionne finit par émerger de sous son nid. Elle suit d'un œil amusé la trajectoire des objets qui passent en sens unique devant sa stalle. Lorsqu'un bruit de fracas se fait entendre, elle se précipite vers la fenêtre  pour constater ce qui a été pulvérisé. Elle reste alors à son point d'observation en attendant qu'un autre objet explose lors d'un impact. Antoine, pris au jeu, tente de viser du mieux qu'il peut pour obtenir ce genre de destruction. Elle est amusante, agenouillée ainsi à guetter par la fenêtre. Impatiente, elle se dandine et se tortille comme une enfant.
         Antoine rate un lancer. Une bouteille thermos rebondit contre le chambranle de la porte et vient s'écraser dans la stalle de l'animal. Aussitôt, paniquée par le bruit, elle se réfugie sous les couvertures.

    "Oups ! Désolé de t'avoir fait peur ma belle. Je ne te visais pas. Tu peux sortir c'est rien. Tu fais comme tu veux. Ca me dérange pas si tu regardes."

         La couverture se soulève. Un œil apparaît, scrutant le sol et l'objet impudent qui a osé s'y écraser. Une main hésitante émerge puis se dirige vers l'objet avant de le saisir avec précaution.

    "Tu peux la prendre si tu veux. Je te la donne. Tu peux jouer avec."

         Sur ces bonnes paroles, les travaux reprennent. Lorsqu'un objet s'y prête, Antoine le lance dans la stalle afin de fournir à la créature de quoi s'occuper. Elle accueille chacun de ces cadeaux comme une merveille et l'examine avec une innocence amusante, à la façon d'une poule qui découvrirait un lacet. Pour des raisons qu'elle est sans doute seule à comprendre, certains  ustensiles sont conservés tandis que d'autres lui servent à démontrer ses talents d'imitation : à genoux devant la fenêtre, elle lance ce qu'elle ne veut pas dans la destination du tas grandissant dehors. Elle semble très amusée par ce jeu.

         Vers midi, l'essentiel est fait. L'amoncellement devant la porte est impressionnant. C'est dingue tout ce qu'on peut entasser.
         Debout sur un escabeau, Antoine change deux néons qui avaient rendu l'âme. Il y verra plus clair. Les fenêtres sont étroites. Elles devaient surtout servir, pendant les période d'hivernage, à informer les animaux sur l'heure de la journée afin qu'ils gardent un rythme de veille et sommeil normal. Cet après midi, il y installera des cadres de bois tendus de plastique afin de couper le vent. Avec un petit radiateur rayonnant accroché au plafond, cela devrait permettre à la néolionne de ne pas tomber malade.
         Profitant de la chaleur de l'après midi, Antoine décide de laver sa pensionnaire. Armé de gants de cuir épais et d'un solide bâton, il récupère les couvertures sales, puis il arrose la créature au moyen du jet. L'eau est fraîche. Effrayée, elle tente de fuir mais la chaîne et les murs de béton l'en empêchent. Elle s'agite en tout sens, tente de se protéger ou de se rouler en boulle pour échapper à l'eau mais sans succès. Lorsqu'il élève la voix, elle finit par se calmer et se laisse faire, grelottante et soumise.
         Avec la fourrure qui lui colle au corps, l'image est vraiment troublante, presque dérangeante. Elle a l'air tellement humaine comme ça. Avec l'impression d'être un monstre, Antoine abrège la douche. Elle sera bien assez propre comme ça.

    "Brave fille. Tu as été sage. C'est bien."

         Recroquevillée dans son coin préféré, la créature boude tandis qu'il passe par terre un coup de raclette afin de chasser l'eau vers la rigole d'évacuation. Avec le temps qu'il fait ça sera bientôt sec. Le toit en taule, débarrassé des feuilles qui s'étaient accumulé dessus, diffuse une chaleur agréable. Le pelage de la néolionne dégouline encore un peu et dégage déjà une odeur de chien mouillé.

    "Dès que c'est sec je te ramène des couvertures propres. Tu pourras te faire un autre nid. Ne t'inquiète pas ma belle."

         Il faudrait peut être acheter une muselière adaptable sur cette créature. Comme ça il pourrait la frotter avec des serviette ou utiliser le sèche cheveux sans risque de se faire mordre. Il trouverait peut être ce genre de chose dans un sex-shop pour sado-masochiste, mais pour l'instant l'idée est bien trop dérangeante pour qu'il l'envisage sans se sentir rougir. Mieux vaut laisser faire le soleil. Avec un peu de chance elle restera propre jusqu'à ce qu'il trouve un acheteur.

         Quand le soir arrive enfin, c’est fourbu mais content qu’il rentre chez lui. Son élevage a de l’allure et sa pensionnaire est propre et a bien mangé. Les deux objectifs de la journée sont atteints. Cerise sur le gâteau, il a réussi à faire tous les travaux avec du matériel de récupération, ils ne lui ont donc presque rien coûté. Parfait !
         Cette nuit il faut dormir pour récupérer le sommeil en retard et être d’attaque le lendemain aux aurores. Il y a encore beaucoup à faire.


    3 commentaires
  •      Il faut se rendre à l’évidence : les supermarchés sont très mal achalandés pour ce qui est de l’élevage des néolions. Antoine s’y attendait, mais à ce point là c’en est presque révoltant. On pense toujours qu’on peut trouver tout et n’importe quoi dans ces temples de la consommation. Quand on cherche quelque chose de pointu on s’aperçoit qu’on y trouve surtout du n’importe quoi.
          Pour être tout à fait honnête, il faut dire que ces animaux ne sont pas censés exister en dehors de leurs usines de production. Mais cela dit, Antoine n’est pas exactement un modèle d’honnêteté. Il n’est pas un modèle de calme non plus. Etre réveillé à trois heures du matin par des morsures de puces, cela ne faisait pas partie des inconvénients qu’il avait envisagés.
          Il avait bien remarqué qu’elle se grattait frénétiquement, mais il n’avait pas pensé devoir subir les dégâts collatéraux de cette invasion. L’idée que ces parasites puissent être en train de courir sur lui en ce moment même le révulse et provoque une furieuse envie de se gratter.
          Au rayon animaux, il opte pour un collier anti-puce spécial gros chien. La néolionne n’est pas bien épaisse, ça devrait aller. Il faut juste espérer qu’elle le supportera, car avec ses mains elle n’aura pas trop de difficultés à l’enlever. Tant qu’il en est aux parasites, il prend aussi de quoi la vermifuger. Une solution à verser entre les omoplates fera l’affaire. C’est efficace et facile d’emploi.
          Le choix en ce qui concerne la nourriture pour animaux est tout simplement impressionnant. Le prix, en revanche, est assez uniforme. La fourchette s’étale entre cher et très cher. Comment font les gens qui possèdent des animaux ? Ils prennent un deuxième travail la nuit pour payer la nourriture ? Et puis quoi lui prendre de toute façon ? Des paquets de croquettes pour chat ça n’existe pas en sac de vingt cinq litres. Et ce n’est pas sûr qu’elle tolèrera bien les croquettes pour chiens. Dans le doute, Antoine opte pour une attitude expérimentale. Il achète plusieurs petits paquets de différentes sortes. Il verra bien ce qu’elle mange.
          Tant qu’il est dans le rayon animaux, il hésite à prendre un jouet. Une poulet en caoutchouc qui fait du bruit ou quelque chose dans ce genre. Elle avait l’air d’être contente avec les vieilleries qu’il lui avait lancées lors du débarras. Mais finalement l’idée de la voir avec une balle en plastique dans la gueule lui semble incongrue. Elle a l’air trop humaine pour ça.
          En caisse il paye en liquide. Les cartes bancaires laissent une signature informatique. Les programmes de pistage peuvent deviner l’âge de vos parents à la façon dont vous toussez, alors autant ne pas leur laisser de traces trop évidentes à suivre. Les gens capables d’acheter ce genre d’animaux doivent avoir les moyens d’entretenir un réseau de recherche, il faut être prudent. S’il doit faire d’autres achats, il ira dans un autre grand magasin.

          Une fois chez lui, il retourne voir la néolionne. En son absence elle a consciencieusement dévoré la pâtée du matin et digère dans son nid, ne laissant dépasser qu’une jambe et un bras. Antoine récupère la gamelle et la lave au jet d’eau, déclenchant un repli général. Ce n’est pas une néolionne, c’est une torture ! A la moindre alerte elle rentre dans sa carapace.
          Comme elle est réveillée, autant en profiter. Antoine enfile ses gros gants de cuir, s’arme de son bâton et s’approche de la créature. Il soulève les couverture. Contrairement à la plupart des animaux, la néolionne a le bon sens de ne pas emmêler sa chaîne. C'est donc sans grande difficulté qu'il peut la réduire au minimum, la faisant coulisser dans l'anneau fixé au sol. La créature se laisse faire, docile, et se déplace en fonction de la traction. A la fin de l'opération, elle se retrouve dans une position pour le moins rocambolesque, face contre sol, les fesses en l’air, incapable de mordre. Antoine lui glisse alors le collier anti-puce autour du cou avant d’imprégner  sa fourrure de vermifuge.

    « Très bien ma belle. Tu as été très sage. Bonne fille. »

          Il effectue ensuite la procédure en sens inverse et rend à l’animal son périmètre de liberté.
          Depuis qu’elle est là, elle n’a jamais montré les dents, mais il faut toujours se méfier avec les animaux. C’est quand on ne fait pas attention que les accidents arrivent. Celle-ci est issue d’une longue lignée de chasseurs sanguinaires et c’est une information qu’il faut garder à l’esprit.

          Elle semble plutôt bien tolérer le collier. D’une main pensive elle le caresse doucement. C’est assez rassurant. Avec un peu de chance elle ne l’enlèvera pas. Etrangement ça lui va bien.

          Une fois ou deux, il a pu observer qu’elle savait se tenir debout bien droite au lieu de la posture voûtée qu’elle adopte d’habitude. Mais la chaîne l’en empêche dès qu’elle s’éloigne un peu de son nid. Au bord de son périmètre de mouvement, là où elle vient chercher sa nourriture, elle est forcément à quatre pattes. Si elle continue à se montrer aussi coopérante, il envisagera peut être de l’attacher au niveau du pied. Si elle n’avait pas ces dents ce serait déjà fait, mais elle reste un animal sauvage. Il faut rester sur ses gardes. Saleté de dents !
          Lorsqu’elle se redresse elle a tout de suite un air plus humain. Sa fourrure cache un peu ce que les sous-vêtements dissimulent d’habitude mais sans y parvenir tout à fait. Elle est aussi belle qu’impudique. C’est incroyable !

          Avant de se laisser aller plus à la rêverie, Antoine quitte le hangar. Il est temps de préparer le repas. Ce soir, ce sera grillade. Le fond de l’air est encore assez doux pour la saison, et même si les mauvais jours approchent, il n’y a pas de raison de ne pas faire durer un peu l’été.
          Au milieu de la cour trône une petite table sur laquelle il dépose son plateau de nourriture, puis, à deux pas de là, il rejoint le barbecue et prépare son feu. Il est assez fier d’allumer son foyer à l’ancienne. Le tout est d’aller progressivement et de ne surtout jamais l'étouffer. Du papier d’abord, quelques petites branches, puis des branches plus grosses. On allume par la base. Au fur et à mesure que le feu grignote ce premier foyer, on lui donne des branches de plus en plus grosses jusqu’à obtenir une belle flambée. On laisse brûler encore un peu, puis on remue le tout pour que le foyer se transforme en brasier. C'est tout un art.
          Par la fenêtre de l’étable, la néolionne ne loupe pas une miette de ce curieux manège. C’est la première fois qu’elle regarde dans sa direction sans se sentir obligée de détourner le regard. Toute fascinée qu’elle est par le feu, elle en oublie qu’elle regarde un maître.
          Lorsque les saucisses rejoignent la préparation, l’intérêt se fait plus enthousiaste encore. Les volutes de fumées odoriférantes sont emportées par le vent jusqu’à l’étable et déclenchent chez elle un appétit évident. Après tout, son système digestif est censé supporter la nourriture humaine, autant qu’elle en profite de son vivant. Antoine fait un aller retour jusqu’au mobile-home pour ramener un peu plus de grillades. Il cuisinera pour deux finalement.

          Un des inconvénients qu’il y a à vivre en forêt, c’est qu’on ne voit pas l’horizon. Aussi, c’est presque de façon simultanée qu’Antoine découvre les gros nuages qui le surplombent et la pluie qu’ils déversent. Il a juste le temps de sauver les grillades avant de se réfugier dans l’étable. Sur la table, dehors, la pile d’assiettes en carton se gorge d’humidité tandis que les braises s’éteignent en crépitant silencieusement, couvertes par le bruit de l’eau qui tombe.

          La créature se soucie peu de la météo. Excitée par l’odeur de nourriture, elle trépigne d’impatience, à genoux en face de sa gamelle. Antoine s’assoit à son tour, en tailleur en face d’elle, le plateau de grillades à ses côtés.

    « Tu vas te régaler ma belle. Du bon miam-miam ce soir »

          D’un geste souple il lance deux saucisses dans le récipient. La néolionne s’en saisit d’un bond, une dans chaque main et débute aussitôt son repas, arrachant de larges bouchées, avalant sans presque mâcher la chair chaude et épicée. Fidèle à son habitude c’est avec un autre bruit que celui de la mastication qu’elle enfourne ainsi la nourriture. Cela dit son langage corporel et la vitesse à laquelle elle engloutit témoignent du plaisir évident qu'est le sien.
          C’est vrai que c’est bon. Ravi que sa cuisine soit appréciée à ce point, Antoine dévore lui aussi. La peau est croustillante mais la viande n’est pas sèche. Elle libère dans la bouche un jus qui est un vrai délice pour les papilles. En ce qui concerne le lard, c’est l’inverse, cuit à point il est sec et très salé sans être brûlé. Rien de pire que du lard noirci.

          Dehors la pluie continue de tomber à verse, mais peu importe. L’espace d’un instant, l’homme et la créature partagent un moment hors du temps où les frontières s’abolissent, le temps d’un repas les différences s’estompent.
          C’est après avoir été resservie trois fois que la néolionne rompt la magie de l’instant en se levant pour aller faire ses besoins dans un coin de la stalle. La réalité de la situation revient à la conscience d’Antoine qui ne sait plus, d’un coup,  s'il doit se sentir honteux de voir en elle un animal ou bête de la voir parfois sous un jour humain.
          C’est profondément troublé qu’il finit par réintégrer son mobile-home, traversant la cour à l’occasion d’une accalmie. Les quelques gouttes qui lui tombent dessus ne parviennent pas à le sortir de ses pensées.

    Cette nuit encore, il dort mal.


    votre commentaire
  •       Pour la huitième fois, Antoine se réveille en sursaut. Encore un cauchemar ! A chaque fois, c’est la même chose, il ouvre les yeux d’un coup, trempé de sueur, tantôt honteux tantôt effrayé. Les rêves alternent de scènes allant d’un érotisme contre nature à une violence sordide. A chaque fois elle est là, couverte de fourrure, nue et muette. Parfois ses propriétaires se mêlent aux évènements. Cette fois-ci ils ont eu le bon goût de le tuer avant que le rêve ne vire au glauque, le laissant dans un état d’excitation malvenu.
         Il fait jour dehors. Antoine ne sait pas trop si le réveil a sonné ou non. Il l’a sans doute éteint avant de se rendormir et de l’oublier. Ceci expliquerait la position, cadran contre la table de nuit, de l’appareil.
         Il n’arrive pas à chasser de sa mémoire les images des différents cauchemars. Elle s’effaceront sans doute dans la matinée.
         Si on s’en fie à la luminosité, il doit être dix heures. La néolionne n’a pas encore mangé. Tant pis, elle attendra. Ca ne la tuera pas.
         Avec des gestes lourds, Antoine entame son rituel matinal. D’abord les toilettes. Puis se brosser les dents pendant que le café coule.
         La douche chaude le réveille sans parvenir à chasser les images obsédantes. Ca semblait tellement réel. Elle a l’air tellement réelle, tellement humaine. C’est sa faute. Quand elle se tient debout, la ressemblance est vraiment trop frappante.

         Fini les repas en tête à tête. Chacun sa place !

         Lorsqu’il émerge du mobile-home, une gamelle pleine à la main, il aperçoit la créature. Debout dans l’étable, elle le guette depuis la fenêtre. Elle ne le regarde toujours pas dans les yeux, mais elle a l’air d’être désormais capable de l’observer. En tout cas, elle semble avoir moins peur. Beaucoup moins peur. Bon ou mauvais signe ?

         Sensible à l’humeur de son maître, le visage de la néolionne s’assombrit à son tour. Lorsqu’il pénètre dans l’étable, il la trouve debout, dans une attitude respectueuse, comme une petite fille qui aurait bien saisi que son père est fâché mais ne comprendrait pas pourquoi. Comment fait-elle pour avoir cet air là ?
         Si les singes sont des cousins de l’homme, cette créature est une voisine. Et tout le monde sait que c’est malsain d’avoir des vues sur la voisine. Ca fait désordre.
         Il a beau se rappeler que les images dans sa tête sont issues d’un cauchemar, elles le poursuivent. Dès qu’il ferme les paupières, elles l'assaillent. Et quand ils les ouvre, elle est là, debout et soumise, innocente. Agaçante!
         Il pose la gamelle sur le sol. Tandis qu’elle s’agenouille pour manger, Antoine pénètre dans la stalle, armé de son bâton. Arrivé près du nid, il tire sur la chaîne, la forçant à reculer. Docile, elle suit le mouvement tout en emportant dans ses mains la précieuse nourriture. Il ne faut que quelques secondes pour raccourcir le lien. Désormais son périmètre de mouvement est plus faible, mais au moins elle ne pourra plus se tenir debout.
         Quand enfin elle achève son repas, elle tente de se relever mais comprend rapidement que c’est sans espoir. En s’appuyant sur ses paumes et ses genoux elle retourne dans son nid de couvertures et se roule en boule, tournant résolument le dos à son maître, visiblement triste et résignée.

         Le reste de la journée, bien entamée par le réveil tardif, Antoine le passe dans le mobile-home. Il faut se faire oublier de toute façon, alors autant ne rien faire, c’est le meilleur moyen de ne pas attirer l’attention.
         Vissé sur le canapé, il fait défiler d’un œil absent, les programmes de la télévision. Il a beaucoup de choix, mais rien d’intéressant. Le temps de faire défiler tous les canaux, les premiers programmes ineptes ont été remplacés par d’autres tout aussi captivants. Et c’est reparti pour un tour. Ce morne visionnage a au moins l’effet de chasser les images obsédantes qui le poursuivent… Presque.

         Antoine a du mal à s’expliquer la colère que cette bête provoque en lui aujourd’hui. C’est un animal. Elle ne fait pas exprès de ressembler à une femme. Elle a été faite comme ça, c’est tout. Elle n’est pas non plus responsable des rêves de cette nuit même si elle y tenait une bonne place. Mais c’est plus fort que lui. La savoir là , dans le hangar, attachée et docile, le met, lui, dans une position tellement tordue... Si elle n’avait pas l’air si humaine, il se ferait moins l’effet de devenir un psychopathe. S'il n’y avait pas ces images de la nuit dernière qui lui revenaient en tête…. Si seulement elles voulaient bien s’effacer... Plus il essaye de les oublier, plus elles se gravent profondément en lui. C’est à devenir fou.

         Abruti par l'ennui, il finit par s’endormir d’un sommeil sans rêves.

         Lorsqu’il se réveille enfin, la nuit est déjà tombée. Bizarrement il se sent plus frais, plus reposé, plus serein. Il n’avait pas vraiment voulu cette sieste mais elle lui a fait du bien. Les images dans sa tête sont bien moins distinctes, il arrive à les mettre à distance. Bientôt elles auront rejoint les limbes dont elles sont issues.
         Sa pensionnaire doit avoir faim, il se fait tard et elle n’a mangé qu’une fois aujourd’hui. Ce n’est pas sérieux de se laisser aller ainsi. Elle vaut un paquet de fric il faut s’en occuper mieux que ça. Hors de question de la remettre debout, mais il peut toujours lui faire un bon repas pour se faire pardonner. Pommes de terre sautées et steak haché à la poêle. Ca la changera des croquettes et ça diversifiera un peu son alimentation. Si elle aime ça autant que les saucisses, elle va se régaler.  Cette fois-ci par contre, il ne mangera pas avec elle. Sa part à lui, il la prendra dans le mobile-home. Les humains d’un côté, les animaux de l’autre. C’est le meilleur moyen de ne pas confondre.

         Dehors l’air est froid mais sec. Un petit vent léger fait bruisser les feuilles qui s’accrochent encore aux branches. Bientôt elles abdiqueront et la lumière pourra pénétrer dans les bois, mais pour l’instant la lune ne parvient à toucher le sol que de quelques maigres rayons.

         La néolionne, endormie, sursaute quand il allume les néons de l’étable. Son buste seul émerge de son tas de couverture alors qu’elle s’étire. La pauvre bête, elle ne se rend pas compte. On dirait presque une vraie femme qui sort du lit. Cela dit, une vraie femme se serait sûrement montrée plus incommodée par la proximité des urines et selles de l’après-midi. C’est presque rassurant. Heureusement qu’il y a des détails de ce genre qui permettent de recadrer la réalité.

         Quand le parfum de la nourriture lui arrive au museau, le sommeil s’évanouit comme par magie. Elle se précipite hors de son nid et s’avance à quatre pattes pour recevoir sa part tandis qu'Antoine dépose les gamelles.

         Pendant qu’elle se rassasie, Antoine nettoie ses besoins d’un petit coup de jet d’eau. Puis, il reste debout, la regardant finir son repas. Mu par une soudaine envie, il s’approche doucement, son manche de pioche à la main dans un souci de sécurité. Alors qu’il s’agenouille à côté d’elle, la créature se raidit, continuant de manger tout en restant sur ses gardes.
         Précautionneusement, Antoine dépose sa main sur la fourrure du dos de l’animal. Celle-ci ne peut réfréner un tic nerveux au moment du contact, mais ne manifeste pas d’autre geste. Pas de recul ni d’agressivité. Absorbée par la nourriture, elle continue de se remplir.
         C’est un contact agréable. De sous la fourrure on peut sentir la chaleur qui irradie. Le pelage est doux. Machinalement il entreprend de lui caresser le dos tout en lui parlant d’une voix douce.

    « C’est bien, tu manges bien, tu es bien sage. »

         Une fois le repas fini, elle pose le bol sur le sol et fait le dos rond, la tête posée sur ses bras. Visiblement elle aime bien les caresses. C’est dingue la vitesse à laquelle ils s’apprivoisent ces animaux-là.
     
    « C’est une gentille mémère ça. Tu es très sage et toute douce.  Tu as bien mangé, je suis très content de toi. C’est très bien.»

         Quand il enlève enfin sa main, elle réintègre doucement son nid et se roule en boule dedans pour s’endormir.

         Il est temps d’aller manger pour lui aussi. Il faudra qu’il se lave les mains avant le repas à cause du produit vermifuge qui doit toujours imprégner la fourrure. Alors qu’il replace du pied le caillou qui bloque la porte sans serrure, il se sent étrangement serein. Les choses sont revenues à leur place. Parfait !


    5 commentaires
  •      Des hurlements !

         Antoine se réveille en sursaut. Ce n’est pas un cauchemar cette fois. Des cris proviennent de l’étable. Des coups sur la tôle aussi.

    « Bordel qu’est-ce qui se passe ? »

         Tandis qu’il saute dans son pantalon, les cris se font entendre à nouveau. Des aboiements !

    « Nom de dieu ! Des chiens »

         Depuis quelques temps les attaques de chiens errants se font de plus en plus fréquentes. Il n’y a pas une semaine sans qu’un journal relate un fait divers tragique avec ces animaux. Les chasseurs les tirent à vue désormais, avec la bénédiction de l’opinion public.
         Sans prendre le temps de se chausser, Antoine se précipite jusqu’au bâtiment. La porte est grande ouverte. Les animaux n’ont pas eu beaucoup de difficulté à pénétrer. Merde ! Il aurait du mettre un cadenas sur la porte !

         Sitôt rentré, il allume la lumière. Dans la stalle, à deux pas de lui, le spectacle est atroce. La néolionne, acculée dans un coin, se défend en donnant des coups de pied et matraque vigoureusement ses adversaires au moyen d’une vieille gourde qu’elle avait reçue en guise de jouet. Son pelage est couvert de sang. De multiples blessures recouvrent ses membres.
         Les chiens sont énormes, un peu comme s’ils avaient voulu remonter le courant génétique. Le souci c’est qu’ils ont oublié de s’arrêter au loup et se sont dangereusement rapprochés du brontosaure. Ils ne sont que deux, mais leur taille est impressionnante.
         L’odeur du sang les a rendu fous. L’irruption de la lumière ne les a même pas stoppés une seconde.

    « Saloperies de bestioles ! Foutez le camp ! »

         Les cris d’Antoine ne les mettent pas en fuite, mais  ils ont au moins le mérite de capter leur attention. La néolionne profite de ce court répit pour se recroqueviller encore un peu plus dans son coin. Les deux créatures, avec une lenteur malsaine, tournent la tête vers le curieux bipède qui leur hurle dessus. Quelque part dans leur mémoire atavique il doivent se souvenir que l’homme fut leur maître. Leur regard brûle d’une haine révolutionnaire. Ils ne comptent pas se laisser dominer à nouveau.
         Leur première proie ne se sauvera pas. Elle est attachée, fatiguée, blessée. Il ne reste plus qu’à l’achever. Le contretemps imposé par l’arrivée du nouveau venu les prive juste du plaisir de la mise à mort. Cela dit, il leur offre aussi l'occasion d'étoffer leur menu.
         Avec un calme et une détermination glaçante, les deux bêtes se détournent de leur apéritif pour se tourner vers le plat de résistance.

         Armé de son manche de pioche, Antoine fait l’expérience des sentiments partagés. La vue de ces molosses lui donne envie de fuir, mais ces animaux semblent décidés à manger une néolionne qui vaut une fortune. Il en est hors de question ! Pourquoi ne se sont-ils pas contentés d’éventrer les sacs de croquettes, ces deux cons ?
         Les chiens se rapprochent, se ramassent et se préparent à bondir de concert. Inutile d’attendre plus longtemps. Antoine arme son bras. Alors que les monstres volent à sa rencontre, il assène un magistral revers, les balayant tous deux d’un même geste, tout en se déportant pour éviter l’impact.
         Au sol, le chien le plus proche est étourdi. Antoine ne lui laisse pas le temps de reprendre ses esprits. Il frappe un grand coup vertical qui vient s’écraser au milieu du dos de l’animal. Un craquement sonore retentit tandis que l’arrière de l’animal s’affaisse. Le hurlement de la bête est à glacer le sang. Un mélange de rage, de frustration et de douleur mêlées. Son compère, rendu méfiant par la mésaventure de son compagnon, recule d’un pas, laissant le blessé en première ligne.
         Antoine saisit l’occasion et frappe derechef, directement sur la tête. Le cri s’étrangle dans la gorge de l’animal alors qu’il s’effondre, tué net.
         Tremblant de fureur autant que de frayeur, Antoine pénètre dans la stalle, laissant ainsi une voie de sortie à l’autre bête. Celle-ci ne le quitte pas des yeux.

    « Dégage !!! »

         Dans un jappement, la créature saute sur l’occasion de s’en sortir vivante à si bon compte. Elle se précipite dehors, poursuivie sur quelques mètres par un Antoine hors de lui. Elle pénètre dans un fourré et ressort de l’autre côté du grillage. C’est donc par là qu’ils sont entrés ? Il faudra reboucher le passage ! Impossible de la poursuivre en tout cas.

         Haletant, Antoine se rend compte qu’il est torse nu dehors, la nuit, armé d’un bâton. Heureusement qu’il n’y a personne pour le voir. On le prendrait pour un fou. Nerveusement, il se met à rire et hurle pour marquer sa victoire et décharger l’adrénaline qui lui sature le sang. Il est chez lui et il y est le maître ! Aucune voix ne s’élève pour lui contester cette suprématie. Les bruits de la forêt brillent par leur absence.

         Mince ! La néolionne ! Comment va-t-elle ?

         Dans l’étable, la bête blessée reste prostrée sur ses couvertures imbibées de sang. Assise dans son coin, ses bras enserrent ses genoux. Un balancement nerveux, d’avant en arrière, anime son corps d’un mouvement autistique. Son regard ne peut se détacher du chien mort, guettant avec appréhension un signe de réveil qui ne viendra jamais. Elle tremble des pieds à la tête. Ses bras et ses jambes sont couverts de morsures et son pelage dégouline de sang. Elle a du en perdre beaucoup et il continue à se répandre. Il faut la soigner.
         Elle est blessée et terrorisée. Il faut toujours se méfier des animaux dans cet état, c’est là qu’ils sont le plus dangereux. Etant donnée la frayeur qu’elle vient de subir et dont elle ne semble pas pouvoir sortir, elle pourrait mordre par simple réflexe.
    Lentement, Antoine s’approche d’elle.

    « Là, c’est fini ma belle. Ils sont partis. Ils ne te feront plus de mal. »

         Les yeux de la créature se portent alors sur le manche de pioche qu’Antoine tient à la main. Les tremblements s’intensifient.

    « N’aie pas peur. Je ne te veux pas de mal. Là tu vois, je le pose. Je ne vais pas te faire de mal. Gentille fille. Tu t’es bien défendue. C’est très bien. Là, tu ne risques plus rien maintenant. »

         Antoine ne sait pas trop pourquoi il raconte tout ça, mais le son de sa voix semble calmer l’animal. Sa respiration se fait plus calme, son attitude moins tendue. Sans mettre ses gants, il approche doucement sa main. Elle se laisse faire. Avec un geste affectueux, il entreprend de lui caresser doucement la crinière.

    « Brave fille. C’est bien. Tu es gentille. »

         Rassérénée, la créature ferme les yeux et se laisse aller à ce contact agréable.

    « Très bien. T’es une très gentille fille. Très très bien…. Mais… Qu’est ce que …? »

         Bordel ! Elle vient de s’évanouir ! Pas de temps à perdre, il faut la soigner ! Mort d’angoisse à l’idée de la perdre, Antoine la détache aussi vite qu’il le peut avant de la charger dans ses bras et de l’entraîner vers le mobile-home. Elle ne pèse vraiment pas lourd.

         A l’intérieur du mobile-home, il doit se rendre à l’évidence : impossible de l’installer sur la table. Elle est trop petite et bien trop encombrée. De toute façon il n’a pas le temps de débarrasser, il faut faire vite. Tant pis pour les puces ! Tenant sa protégée à bras-le-corps, il replace en vitesse la couette sur son lit défait et l’allonge dessus. Pas grave si elle met du sang partout. Au prix qu’elle vaut, il rachètera des draps.
         Elle respire toujours. Elle semble même reprendre un peu conscience et s’agite un peu, cherchant sans doute à comprendre ce qu’il lui arrive. Il faut nettoyer les plaies, mais il y en a tant… L’idéal serait de pouvoir la tremper dans un bain avec des antiseptiques, mais le mobile-home ne possède qu’une douche. Il va falloir se mouiller.
         Antoine installe une chaise dans la cabine de douche, et enlève son pantalon, puis il retourne chercher la créature et l’installe. Elle est maintenant suffisamment réveillée pour ne pas tomber en avant. C’est déjà ça. Pourvu qu’elle ne se débatte pas.
         Antoine règle le jet d’eau du flexible. Tiède et fort. Ce sera parfait pour la nettoyer sans la brûler ni la refroidir. Dans son état, un choc pourrait lui être fatal. Il est bien tenté de la bâillonner pour limiter les risques de morsure, mais elle risquerait de s’étouffer.

    « Très bien ma belle. Sois courageuse. Ca va piquer un peu . Là, très bien. Tu es une gentille fille. Tu te laisses bien faire. »

         Peu à peu l’eau qui s’écoule dans l’évacuation perd sa couleur rouge et boue pour prendre une teinte rosée. Armé d’une tondeuse, il dégage les plaies autant qu’il le peut avant de repasser un coup d’eau dessus pour en chasser les poils. La peau de la néolionne est très pâle ainsi mise à nue.
         Elle a vraiment une drôle de touche à la sortie de la douche. Ses bras et ses jambes semblent frappés d’une étrange pelade. Autour du cou, la chaîne a, elle aussi, laissé des marques. Il aurait du acheter un collier, elle se serait fait moins mal en se débattant. Quand elle retournera à l’étable, il l’attachera par le pied. Et tant pis si cela lui permet de se tenir debout ! Il s’y fera !
         Un coup de savon antiseptique, de mousse cicatrisante, quelques compresses et quelques bandes finissent en même temps de compléter le soin et de vider sa pharmacie. C’est génial cette mousse. Ça stoppe un saignement comme par magie, dommage que ça coûte aussi cher.
         Demain il faudra qu’il aille se ravitailler en produits de soins. Discrètement, en liquide et si possible dans un grand magasin. Inutile de courir le risque de se faire remarquer en ce moment.

         La néolionne semble ragaillardie. On ne peut pas dire qu’elle ait fière allure, mais au moins elle est sortie de son semi-coma. Elle ne saigne plus. Le danger est derrière elle maintenant. Elle arrive à marcher un peu, appuyée sur Antoine. Ce dernier la guide jusqu’au lit. Afin de ne pas imbiber le matelas, il la couche sur la couette qu’il replie afin de la border. Elle n’aura pas froid comme ça.
         Pour un animal blessé, elle s’est conduite d’une manière irréprochable. A aucun moment elle n’a fait mine de se rebiffer ni de vouloir le mordre.

    « T’es vraiment une gentille fille. Je suis très content de toi »

         C’est sur ces mots et une caresse qu’il l’abandonne au sommeil. Elle n’a vraiment pas l’air dangereuse ainsi endormie. Son odeur de chien mouillé trahit sa nature animale mais quelque chose d’autre se dégage d’elle. De son corps, il ne voit que la tête, posée sur l’oreiller. On dirait un curieux personnage de conte de fée : la belle et la bête réunies en un seule et même entité.
         Peu à peu la respiration de la néolionne se calme. Les tics qui animent son visage se raréfient. Elle cesse de lutter et bascule dans un sommeil profond.

         En la regardant respirer, assis sur le canapé, assommé par les émotions et le manque de repos, Antoine s’endort à son tour.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique