•       Ce n’est pas un mauvais maître. Il est même bien mieux que ce à quoi elle s’attendait. En fait rien ne ressemble vraiment à ce qu’elle pensait. D’aussi loin qu’elle se souvienne elle a toujours vécu dans une cage. Parfois elle en changeait et se retrouvait entourée de nouveaux frères et sœurs. Mais de toute façon ils n’avaient pas le droit de communiquer entre eux. Quand ils étaient surpris à se faire des gestes, la punition tombait aussitôt. Alors ils se regardaient les uns les autres en silence.
          Quand l’un d’entre eux était puni, il ne fallait pas réagir sinon vous étiez puni à votre tour.
          C’est étrange de se retrouver loin des siens comme cela. Ils ont toujours été autour d’elle et, même si les rares contacts entre eux n’ont été que furtifs, ils lui manquent. Elle espère qu’ils vont bien. Avec un peu de chance, eux aussi trouveront un bon maître.

          Ici, il n’y a pas de garde. Autant l’absence des frères et sœurs lui pèse, autant celle des gardes ne provoque aucun regret. Ils prenaient un malin plaisir à les torturer. Le chef des maîtres était très clair : on pouvait leur faire tout ce qu’on voulait tant que ça ne laissait pas de séquelles. Les gardes ont manifesté une imagination débordante.
          Le nouveau maître est gentil. Il s’en veut de la façon dont il l’a traitée au début alors que les choses n’avaient jamais été aussi douces que cela pour elle. Presque trop douces en y repensant. Dans la cage aussi il lui arrivait de pleurer, de douleur le plus souvent. Ici il ne l’avait fait pleurer qu’en lui reprenant des libertés qu’elle n’avait jamais eu jusque là.

          Le soir où les gardes l’ont sortie de la cage, elle a cru que c’était la fin, que son tour était arrivé. Ils l’ont amenée dans la salle de mort. Ils l’ont sanglée sur la table à découper. Ils lui ont fait une piqûre. Ils riaient de la voir se débattre. Ils en ont profité pour la frapper et la palper. Puis le brouillard est venu dans sa tête. Le monde est devenu flou. Ils l’ont détachée, enfermée dans une boite et ils ont déplacé la boîte. Il y avait des secousses. Ça faisait mal. Elle ne pouvait pas bouger, il n’y avait pas assez de place.
          Puis les secousses se sont arrêtées. Ils ont dévissé le couvercle et plein de maître qu’elle n’avait jamais vus étaient autour d’elle. Ils avaient l’air fâchés alors qu’elle n’avait rien fait de mal. En tout cas elle ne se rappelait pas avoir fait quelque chose d’interdit, mais sa mémoire est si floue. Elle avait du mal à rester réveillée. Elle luttait contre le poison, pour ne pas mourir.
          Ils ont revissé le couvercle et ont déplacé la boîte dans un autre endroit. Peu de temps après il y a eu plein de bruits. Comme les pétards que les gardes s’amusaient à jeter dans les cages lorsque les frères et sœurs dormaient. Elle a eu peur. Elle s’est jetée contre les parois de sa prison pour tenter de sortir mais sans résultat. Il fallait qu’elle fuit mais n’y arrivait pas. Le sommeil se faisait de plus en plus pressant. Difficile de lutter.
          Quand les bruits ont cessé, les secousses ont recommencé. Elle avait dû s’endormir car quand elle s’est réveillée, elle n’était plus dans sa boîte, mais attachée dans un endroit étroit qui la secouait aussi. Sa joue lui faisait mal et elle ne pouvait presque pas bouger. Elle s’est débattue mais sans autre résultat que de se faire encore plus mal.
          Puis le coffre s’était ouvert et le nouveau maître l’avait emmenée dans le hangar.

          Être enchaînée plutôt que derrière des barreaux c’était déjà un changement. Au début elle avait voulu s’éloigner mais la chaîne lui avait serré le cou. Maintenant il n’y a plus de chaîne. Elle est habillée et a le droit d’être dans la maison. Le maître est gentil. Il lui parle et elle a le droit de le regarder. Il ne la frappe pas et il dit qu’il ne la frappera jamais. Il dit que personne ne lui fera de mal. Il dit qu’il la protégera. Elle ne sait pas ce que c’est que « protéger », mais cela semble important et bienveillant.
          Il semble déçu qu’elle ne parle pas. C’est étrange qu’un maître ne sache pas que les frères et sœurs ne parlent pas. En dehors de cela, il sait plein d’autres choses et il essaye de les lui enseigner. C’est incroyable tout ce qu’elle a découvert depuis ce matin. Elle ne peut pas répéter le nom des objets mais elle apprend à les reconnaître quand il les désigne.
          Le maître a mis en place des jeux. Il lui dit le nom des choses en lui montrant puis elle doit les montrer à son tour quand il redit le nom. Il est très content à chaque fois qu’elle réussit. Quand elle se trompe il ne se fâche pas, il montre le bon objet et donne le nom de celui qu’elle avait confondu.
          Parfois c’est elle qui montre une chose qu’elle ne connaît pas. Aussitôt il se met en devoir de lui donner le nom et parfois il lui montre comment on s’en sert. La maison est plus grande que les cages où elle a vécu jusqu’à présent. Il y a une quantité de choses stupéfiantes à découvrir.
          Le maître raconte plein de mots qu’elle ne comprend pas. Quand il fait des phrases simples elle comprend un peu. C’est difficile car les gardes ne lui parlaient pas comme ça. Elle connaît quelques mots méchants et comprend quelques ordres mais pas beaucoup plus. Le reste elle l’a appris en écoutant les gardes se parler entre eux et en tentant de comprendre. Sa vie n’était pas drôle mais elle n’était pas compliquée. Tout ce qu’elle devait faire c’était manger ce qu’on lui donnait et faire ses besoins dans un coin de la cage pour que ce soit facile à nettoyer. Interdit de jeter de la nourriture à ceux qui étaient punis et interdit de lever les yeux sur les maîtres. Quand les gardes entraient dans les cages il fallait tourner le dos et s’accroupir. Parfois ils donnaient un coup de pied ou de ceinture, parfois pas.
          Le nouveau maître désapprouve cela, il l’a dit. Il a dit qu’il ne la frapperait jamais. Mais il a l’air malade, il a été vomir dehors. Peut être qu’il n’est pas dans son état normal. Peut être qu’il a un chef des maîtres qui le frappe s’il salit à l’intérieur. Il n’est peut être qu’un garde. Les gardes sont des maîtres qui obéissent au maître chef. Mais il n’y a pas l’air d’y avoir qui que ce soit d’autre qu’eux deux dans la maison. Jamais elle n’a vécu avec aussi peu de monde.

          Les blessures de la veille lui font mal. Les monstres l’ont mordue très fort et elle a saigné beaucoup. Elle a cru qu’elle allait mourir. Antoine, c’est le nom du maître, est intervenu juste à temps pour empêcher le pire. Puis il l’a emmenée chez lui et s’est occupé d’elle. Il l’a douchée avec de l’eau pas froide et il a nettoyé ses plaies et fait des pansements. Puis il lui a parlé et elle a levé les yeux et il ne l’a pas frappée. Alors elle a fait comme les maîtres pour dire oui et il ne l’a pas frappée non plus.
          C’était ce matin, mais les choses ont été tellement vite qu’elle a du mal à s’en souvenir. Elle ne garde que des images en tête mais ne possède pas suffisamment de vocabulaire pour arriver à les fixer dans sa mémoire. Impossible de se souvenir s’il lui a donné d’abord des vêtements ou à manger par exemple.
          En y réfléchissant, il lui semble bien qu’elle était habillée pendant qu’elle mangeait. Oui, c’est ça, elle a même mis du truc marron sur sa manche. La nourriture était amusante. C’est la première fois qu’elle mangeait quelque chose comme ça. Antoine lui a dit le nom mais elle ne s’en souvient pas bien. Le truc plat qu’on roule c’est « une crête » et le truc marron gluant et bon qu’on met dedans c’est du « chocho ». On met le chocho là, dans la crête, puis on roule la crête et on mange sans faire couler le chocho. Ce n’est pas si simple que ça y semble.
          Au départ elle n’était pas enthousiaste pour goûter le chocho. Elle a cru que le maître voulait lui faire manger des excréments.
          Quand elle était plus jeune, elle avait levé les yeux sur un maître une fois, alors elle avait été privée de manger. Elle avait tenté de goûter ses propres crottes pour se nourrir. Ce n’était vraiment pas bon. Mais Antoine a insisté pour qu’elle fasse l’essai et visiblement, le chocho n’était pas ce à quoi il ressemblait.
          Il l’a autorisée à tester le goût de tous les ingrédients de la pâte. Elle a trouvé que la « narine » était immangeable et faisait tousser. Le lait c’était bon mais froid. Les œufs c’était un peu gluant et la bière c’était amer. Le sucre par contre c’était un délice. Il a fallu qu’Antoine lui dise d’arrêter pour qu’elle n’engloutisse pas tout le paquet. Il a d’ailleurs dû interrompre la préparation pour balayer ce qu’elle avait fait tomber par terre.
          La pâte à crête c’est meilleur que les ingrédients et les crêtes c’est encore meilleur que la pâte. Et les crêtes avec du chocho c’est encore meilleur que meilleur.
          Faire de la cuisine c’est de la magie. On prend des trucs pas bons ou tout juste potables et on en fait quelque chose d’agréable. Jamais elle n’avait mangé quelque chose de pareil. Dans la cage, les repas étaient une sorte de pâtée froide et consistante avec des morceaux de viande dedans.
          Les gardes disaient que c’était bon pour eux. Il fallait bien tout manger sinon on était puni. La nourriture c’était important pour ne pas être malade. Les gardes donnaient la bonne quantité pour que les frères et sœurs aient suffisamment mais ne grossissent pas. Apparemment grossir c’était quelque chose réservé aux maîtres.
          Le chef des maîtres était d’ailleurs très gros. Il ne fallait sans doute pas que ses frères et sœurs grossissent trop. En aucun cas il ne fallait imiter les maîtres. La seule exception était la marche. Il fallait marcher en rond dans sa cage au moins deux heures par jour. Si on ne le faisait pas on était fouetté.
          Pour se nourrir, il fallait manger avec les mains. Il ne fallait pas regarder les gardes, il ne fallait pas répondre d’aucune manière que ce soit. Il n’y avait pas de question, il y avait des ordres. On obéissait du mieux qu’on pouvait si on comprenait. Sinon on se faisait hurler dessus et frapper jusqu’à ce qu’on comprenne. Et si on ne comprenait pas, on était privé de nourriture et on vous refrappait le lendemain jusqu’à ce qu’on comprenne. On finit toujours par comprendre.

          Il existait plusieurs grandes pièces. Dans chacune de ces grandes pièces il y avait des cages. Dans certaines il y avait des frères, dans d’autre des sœurs. Les cages étaient séparées les unes des autres par suffisamment d’espace pour que les maîtres puissent passer entre deux cages sans qu’on puisse les toucher.
    Parfois un des frères, beaucoup plus rarement une sœur, avait un moment de folie et tentait de frapper en retour un des maîtres. Alors les maîtres le frappaient et le frappaient encore. Puis quelques jours après, un homme en blanc venait, le frère était emporté dans la pièce de mort, une pièce vitrée. On pouvait le voir. Il était allongé sur une table en plein milieu, retenu par de solides sangles. L’homme en blanc mettait un masque et des gants, il prenait des outils et il ouvrait le frère. Ce dernier avait beau s’agiter, l’homme en blanc le découpait. Il prenait ses bras, ses jambes. Il faisait couler un liquide comme de l’eau dedans puis quand il n’y avait plus de sang il mettait les bras et les jambes du frère dans des grandes boîtes que des hommes emportaient.
          Le frère avait beau se débattre, il ne pouvait rien faire. On voyait sur son visage qu’il souffrait. Souvent il s’évanouissait plusieurs fois.
          Puis l’homme en blanc ouvrait son ventre puis son torse et en sortait d’autres bouts, qui allaient eux aussi dans des boîtes mais plus petites.
          Quand le frère était mort, l’homme en blanc ouvrait sa tête et ses yeux pour prendre d’autres choses encore qui allaient dans de nouvelles boîtes.
          Quand tout était fini ce qui restait du frère était mis sur un chariot à roulette et était déplacé entre les cages pour que tous le monde puisse voir ce qui se passait quand on osait se rebeller. Le chariot n’avait pas besoin d’être bien gros. Ainsi, ils avaient tous appris à craindre un homme avec un couteau. Seuls les maîtres se servent du couteau. Ils s’en servent pour couper leur nourriture et tuer les frères et sœurs.
          Quand, ce matin, Antoine a ouvert le tiroir de la cuisine et qu’elle a aperçu les couteaux de cuisine elle a été prise d’une peur panique. Elle s’est jetée sur la porte pour tenter de s’enfuir. Malheureusement celle-ci était fermée. Ne sachant que faire, elle a fini par se recroqueviller par terre en signe de soumission. Antoine est alors venu près d’elle et l’a relevée doucement. Il n’avait pas l’air de vouloir lui faire de mal. Il avait bien suivi son regard et compris ce qui l’effrayait. Une fois déjà il lui avait fait peur avec un couteau quand il l’avait emmenée dans le hangar.
          Doucement il l’a emmenée près du tiroir et l’a incitée à l’ouvrir elle-même.  Prudemment, à gestes craintifs, elle a ouvert le meuble à couverts. A l’intérieur, un nombre invraisemblable de couverts! Qu’est ce que le maître voulait qu’elle fasse ? Que fallait-il qu’elle comprenne pour ne pas être découpée ?
          Tremblante, des larmes se sont mises à couler sur ses joues. Qu’est-ce qui lui prenait de pleurer comme ça depuis quelques jours ? Alors Antoine s’est éloigné et l’a laissée là, seule, debout devant les ustensiles. Il y avait des fourchettes et des cuillères aussi. Et d’autres instruments encore qu’elle n’avait jamais vus.
          Antoine s’est assis sur une chaise et il lui a dit des choses. Il parlait d’une voix douce mais elle ne comprenait pas tout ce qu’il disait. Pourquoi donc ne la frappait-il pas jusqu’à ce qu’elle comprenne ? Elle ne s’en plaignait pas mais cela la décontenançait tout de même. Ce n’est pas évident de savoir comment se comporter dans une situation inédite.

          Alors elle est restée là.

          Finalement elle a fini par tenter d’avancer la main vers le tiroir, tout doucement, en guettant dans sa voix un avertissement ou un encouragement. Ce fut un encouragement.
          Elle a pris doucement le plus petit couteau qu’elle a vu, et l’a sorti aussi délicatement que possible, le tenant par la lame.
          Par gestes, Antoine lui a fait comprendre de le poser sur la table. Puis il s’est levé pour prendre un fruit dans un grand placard blanc et massif. C’est un placard étrange. Alors qu’il fait chaud dans la maison, ce qu’on en sort est froid. Il a posé le fruit sur la table, puis doucement, il a coupé deux fois dans le fruit. Puis il a pris la tranche et l’a donnée à la jeune femme. Celle-ci, d’abord méfiante, a goûté le fruit et l’a trouvé succulent. Quand elle a fait mine d’en vouloir un peu plus, il lui a tendu le couteau par la lame pour qu’elle l’attrape dans le bon sens. Après un moment d’hésitation, elle a fini par accepter et s’en est bien sortie pour se couper une autre part.
          Après cet exploit, Antoine a récupéré le couteau, l’a lavé et l’a fait disparaître hors de vue. De son point de vue il fallait rester sur un exploit et éviter les accidents qui auraient tout gâché. Du moins c’est ce qu’elle a cru comprendre de ses propos.

          Après le petit déjeuner, Antoine lui a fait faire le tour de la maison. Elle n’est pas bien grande, à vue de nez elle ne doit pas faire plus de quatre fois la taille des cages dans lesquelles elle a vécu, mais elle fourmille de merveilles. Le maître parle sans cesse. Il tente visiblement de lui expliquer ce qu’elle voit. Ce à quoi elle peut toucher et ce qu’il faut éviter.
          Après un bref passage aux toilettes où elle s’amuse encore beaucoup avec la chasse d’eau, Antoine tente de lui enfiler une des paires de chaussures que son ancienne copine avait abandonnées. Mais malheureusement elles sont trop petites d’une ou deux pointures. Cela dit, depuis sa naissance elle marche pieds nus et cela ne la gêne pas plus que cela. Les vêtements par contre ça lui plait. Déjà c’est un truc de maître, ensuite c’est agréable et beau.
          Il l’invite à faire un petit tour dehors et elle le suit. Ainsi habillée, sans laisse ni entrave, les satellites auront bien du mal à la différencier d’une humaine banale.

          La pluie a cessé et le soleil, apparaissant dans les larges trouées entre les nuages, s’emploie à faire évaporer les gouttes accrochées aux feuilles.
          Ils vont vers le hangar tous les deux. Il fait jour maintenant et c’est bien moins effrayant que la nuit dernière. Le gros chien mort est toujours là. Le froid nocturne a préservé sa carcasse des assauts des insectes mais il ne faudra pas longtemps avant que ces derniers ne finissent par être attirés. Et si ce n’est pas eux ce sera des renards ou des rats ou même son compère affamé et qui court toujours.
          Quand on le regarde comme ça, le chien monstrueux semble juste  endormi. Il donne l’impression qu’il ne faudrait pas grand-chose pour le ramener à la vie. Lorsque Antoine s’approche du corps, la néolionne ne peut s’empêcher d’avoir un mouvement de recul. A peine a-t-il entamé de le soulever que l’illusion se dissipe. La raideur est sans équivoque, il n’y a plus aucune vie là dedans.
          Antoine prend une pelle, creuse un gros trou au milieu de la cour, puis il y entasse des branches mortes et quelques bûches. Lorsque les flammes sont suffisantes, il y jette autant qu’il le traîne le cadavre de l’animal. Puis il relance du bois jusqu’à recouvrir entièrement le corps.
          Peu à peu le monstre se consume. Il s’envole en fumée, dégageant une odeur de viande grillée. C’est rassurant de le voir disparaître comme ça. Il ne reviendra pas c’est sûr. Parfois un bout de bois tombe et laisse apparaître une partie du cadavre. Une tête avec des orbites vides et un museau amputé. C’est étrangement hypnotique d’assister à cette immolation. Puis le maître rajoute à nouveau du bois et le feu reprend de plus belle. Plus tard, quand tout sera consumé, il rebouchera le trou et la nature fera disparaître les derniers vestiges de cet étrange bûcher expiatoire.
          Cette besogne dure une bonne partie de la matinée. Antoine amène deux chaises qu’il place en face du feu. Assis l’un à côté de l’autre ils regardent le spectacle en silence. Parfois il se lève pour aller rechercher du bois.
          Vers midi, l’odeur de viande brûlée s’estompe progressivement. Il ne doit plus rester que des os au milieu des braises. Il rajoute un peu de bois une dernière fois et propose de passer à table, ce qu’elle accepte avec un enthousiasme évident. Alors qu’elle se lève, les douleurs de ses blessures se rappellent à elle et c’est en boitant qu’elle réintègre le mobile-home.

          Le repas se passe dans la bonne humeur. Il y a tant de choses nouvelles pour elle. Etre assise à une table, manger avec un maître, se servir d’un couteau et d’une fourchette, ne pas manger de pâtée, mettre une serviette pour protéger les vêtements. Autant Antoine s’était montré silencieux durant le feu, autant il prend un plaisir visible à lui énumérer tout ce qu’il peut afin qu’elle découvre le monde. Il lui demande sans cesse si elle comprend et ré explique quand ce n’est pas le cas. Elle apprend plein de choses.
          Le sel et le sucre se ressemblent mais n’ont pas le même goût. Il faut faire attention. La chose ronde dans laquelle ont met les aliments est une assiette. Quand elles sont en carton il faut les jeter ou les brûler, quand elles sont dures, il faut les laver après le repas. La viande se coupe avec le couteau. Pour que ce soit plus facile et qu’elle ne glisse pas, on l’immobilise avec la fourchette. On se sert à boire dans un verre et pas dans une gamelle et il faut lever le verre plutôt que de tenter de mettre le nez dedans. Il faut manger ce qui est dans l’assiette qui est devant soi. Ce qui est dans l’autre assiette est à Antoine. Pareil pour les verres. On peut se servir du pain toute seule mais il faut le reposer à l’endroit. Elle n’a pas très bien compris la raison mais ça semble important.
          Au dessert il y a encore des crêtes. Il en reste de ce matin. Avec un peu de chocho c’est excellent. A vrai dire c’est le meilleur aliment qu’elle ait jamais mangé. Par contre le chocho c’est salissant et il faut se lécher les doigts si on ne fait pas attention. Mais ce n’est pas grave, c’est bon aussi sur les doigts.
          Elle finit le repas rassasiée. La pâtée qu’elle avait mangée jusque là était loin d’être aussi bonne. On mangeait parce qu’il le fallait bien. Mais manger par plaisir et gourmandise c’est une sensation différente. Ca n’a rien à voir.
          Manger avec quelqu’un c’est étrange aussi. D’habitude elle avait toujours mangé seule dans sa cage. Les autres se restauraient aussi mais ils n’étaient pas vraiment ensemble. Là elle n’a qu’à tendre la main pour toucher celle du maître. Cela dit, la situation impose aussi des efforts nouveaux. Il faut fermer la bouche pendant qu’on mâche par exemple. Et il faut s’essuyer avec la serviette si on se salit, même si le repas n’est pas fini et qu’on risque de se resalir. Il faut se nettoyer aussi souvent qu’on se salit. Autant dire qu’il vaut mieux ne pas se salir du tout, ça évite bien des efforts.
          Il est quand même très étonnant ce maître qui ne la frappe pas et lui parle sans lui crier dessus. Elle a du mal à se faire à ce nouveau mode de fonctionnement. Elle a l’impression qu’elle a appris tellement de chose que sa tête va éclater. En sortant de table ses douleurs et la fatigue la ressaisissent. Son corps se charge de lui rappeler qu’hier au soir deux bêtes sauvages ont tenté de la tuer. La journée a été tellement chargée qu’elle en viendrait presque à l’oublier. Pendant qu’Antoine fait la vaisselle, elle part se reposer un peu sur le lit. Le sommeil ne tarde pas à faire valoir ses droits.

           En milieu d’après-midi elle se réveille. De la même façon que ce matin, elle a envie d’aller aux toilettes. Elle ne sait pas si elle a le droit d’y aller seule, mais Antoine n’est pas dans le mobile-home. Dehors elle entend du bruit et en regardant par la fenêtre elle l’aperçoit en train de reboucher le trou du feu. En levant la tête, il découvre son visage derrière la vitre et plante alors la bêche dans le sol pour la rejoindre.
          Une fois rentré, un regard lui suffit pour comprendre les besoins de sa pensionnaire. Après tout c’est la même situation qu’un peu plus tôt.
     
    « Tu n’as pas besoin de demander la permission. Je te l’ais dit ce matin. Si tu veux y aller tu y vas. Par contre tu te rappelles de ce que je t’ai dit ? Il ne faut pas jouer avec la chasse d’eau. On la tire une seule fois. Pareil pour le papier toilette. Il ne faut pas tout utiliser. Allez file vite »

          Forte de cette autorisation et de ces recommandations, elle pénètre en boitant dans les toilettes. Les douleurs dans ses membres semblent plus intenses.
          Cela l’amuse toujours autant de voir disparaître les excréments et le papier dans ce grand tourbillon d’eau. C’est dommage qu’Antoine ne veuille pas qu’elle le refasse. Mais c’est un maître gentil avec elle, ce serait bête de le fâcher. Alors elle se limite à une fois, se rhabille et revient dans la pièce principale pour le rejoindre. Tous deux ressortent alors pour qu’il puisse finir d’ensevelir le feu.

    « Voilà c’est fini. Ils ne reviendront plus. Pendant que tu dormais j’ai réparé le trou dans le grillage. Tu es en sécurité maintenant. Personne ne te fera du mal. Tu me comprends ? »

          Un hochement de tête lui répond.

    « Je ne sais pas comment dire, mais je veux que tu te sentes ici comme chez toi. Tu peux aller où tu veux. Par contre, mieux vaut éviter de sortir du terrain. Tu n’es pas prisonnière mais en dehors du terrain je ne peux pas garantir ta sécurité. Nous sommes au milieu des bois. Si tu sors, d’autres chiens peuvent attaquer. Tu pourrais te perdre. Tu ne retrouverais pas le chemin pour rentrer ici. Tu pourrais avoir un accident, mourir de froid ou de faim. Si jamais tu rencontrais d’autres êtres humains, rien ne dit qu’ils seront gentils. Peut être qu’il seront comme ceux qui voulaient te vendre. Tu comprends ? »

          L’expression sur le visage de la néolionne trahit que cette fois le discours est au-delà de ses capacités.

    « Viens avec moi, je vais te montrer où tu peux aller et où il ne faut pas. »

          Joignant le geste à la parole, Antoine entraîne  sa protégée dans un court périple autour du terrain grillagé. Il lui montre l’allée où il ne faut pas s’engager car elle pourrait y être vue depuis la petite route. En fait la propriété est entourée de fourrés épais et l’allée fait un virage. Si bien qu’en dehors du plus fort de l’hiver, il est presque impossible de voir ce qui se passe chez lui, mais mieux vaut éviter les risques inutiles.
    Le terrain est assez grand pour lui fournir un petit coin de liberté. Elle pourra s’y dégourdir les jambes librement et respirer l’air frais.

    « L’endroit où tu vivais avant c’était plus petit ou plus grand ? »

          La notion de petit et grand elle connaît maintenant. Il lui a expliqué ce matin. Elle sait montrer avec ses mains. C’était bien plus petit.

    « Tu es heureuse d’être ici ? »

          A nouveau un hochement de tête.
          C’est étrange d’avoir le droit de répondre. Un maître lui pose des questions, elle a le droit de le regarder et de donner son avis. Si seulement elle n’était pas une bête elle pourrait le faire avec la voix. C’est dommage que ceux de sa race ne puissent pas parler. Elle aurait bien aimé avoir ce don. Mais les choses sont ce qu’elles sont, il faut parfois savoir se montrer fataliste. Ca aide à survivre de savoir accepter son sort. Les oiseaux volent, les maîtres parlent, les frères et sœurs obéissent. Chacun sa place.
          Etre heureuse ? Elle ne s’est jamais posé la question jusque là. L’idée que sa vie puisse être différente de ce qu’elle était ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Rester en vie c’était déjà un objectif, ne pas prendre de coup, un challenge, avoir deux repas tous les jours, une réussite. Etre heureuse… Oui en y réfléchissant elle est peut-être bien heureuse pour la première fois de sa vie. En tout cas jamais elle ne s’est sentie aussi  libre. C’est grisant. Si seulement elle n’était pas aussi fatiguée. Ces sales bêtes lui ont drainé toutes ses forces. Elle se sent étourdie dés qu’elle reste trop longtemps debout.

          Dans l’après-midi Antoine lui montre différentes choses qui l’amusent énormément. La télévision et la télécommande c’est magique. C’est la première fois qu’elle voit des maîtres en boîte. Ca doit être comme ça quand ils sont petits. Ils restent dans une boîte pour se protéger. Antoine lui explique que ce ne sont pas des vrais gens. Ce n’est que leurs images. Ils racontent une histoire en la jouant, on enregistre les images et ces dernières volent dans les airs de façon invisible. La télévision rend ensuite visibles ces images qui flottent.
          De la même façon la radio permet d’entendre de la musique qui flotte en silence à travers les murs.
    Le micro-onde par contre il faut le remplir. Les maîtres ne savent pas encore faire voyager de la nourriture invisible dans les airs. Il y a des limites à leur magie.

          Le soir, elle ne mange qu’un petit peu seulement, elle est bien trop fatiguée. Entre l’agression de la nuit et la folle journée qui a suivi c’en est trop pour elle. Après avoir refait les pansements, Antoine l’installe au lit, range la table et s’endort à son tour sur le canapé.


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  •       Au matin, lorsque Antoine ouvre les yeux, il se rend compte qu’il n’est pas le seul à avoir fini de dormir. Toujours allongée, n’osant pas bouger, la néolionne le regarde d’un air craintif et interrogateur. Il ne peut s’empêcher de se demander quel genre de questions une fille nue peut bien se poser en se réveillant le matin dans le lit de quelqu’un sans souvenir de s’y être endormie. Bizarrement, cette pensée n’évoque plus autant de gêne en lui qu’elle ne l’aurait fait il y a seulement deux jours.
          Elle n’a plus l’air d’être en danger. Ses yeux sont vifs. Fini l’état de choc ! Les événements de la nuit lui laisseront sûrement une certaine peur des chiens.
          De derrière la fourrure du visage, deux yeux le scrutent. C’est la première fois qu’elle se laisse aller ainsi à le dévisager ouvertement. Jusque là, elle avait toujours scrupuleusement évité de le regarder en face. Son regard est insistant, elle semble demander : « Et maintenant ? Qu’est-ce qui se passe ? »
          C’est une bonne question. Une question pas formulée mais une bonne question quand même. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle ? Combien y-a-t-il encore d’autres chiens errants dans ces bois ? Combien oseront s’approcher d’une habitation ?
          Hors de question de la remettre dans le hangar tant qu’il n’est pas sécurisé. Il a failli la perdre cette nuit. Mais que faire d’elle en attendant ?
          S'il faut qu’il fasse des frais, il les fera. Elle vaut largement tout ce qu’il pourra investir. S’il doit aller acheter des matériaux, qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle pendant ce temps ? Il ne va pas la saucissonner ou la droguer, dans l’état où elle est, le temps d’aller faire des courses. Elle est encore bien trop fragile avec toutes les blessures qu’elle a subies.
          En y pensant, il faudrait peut être vérifier que les blessures se sont bien fermées. Elle ne s’est pas débattue hier pendant qu’il la soignait. C’est un animal très coopérant. Il y a fort à parier qu’elle est habituée à recevoir des soins et qu’elle ne se rebiffera pas.
          Le souci réside dans le fait qu’elle n’émet aucun son. La plupart des animaux grognent quand ils commencent à être agacés. Avec elle, il n’y aura pas de signe avant-coureur. D’un coup, elle mordra. Il faudra faire attention à ses attitudes. Antoine se demande l’espace d’un instant s’il doit aller récupérer le manche de pioche qu’il a laissé derrière lui dans l’étable.
          Oh et puis flûte ! Elle n’a jamais été agressive jusqu’à maintenant. Si elle avait dû mordre ça serait déjà fait.

          A gestes mesurés, Antoine se lève, se déplie et s’étire. Il n’a plus l’âge de dormir sur le canapé. Un début de torticolis menace de lui bloquer le cou. Un vigoureux massage, auto administré, éloigne un peu cette préoccupation. Pendant ce temps, la créature qui occupe son lit l’observe.

    « Comment cela se fait-il que ce soit moi qui dorme sur le canapé et toi dans le lit ? C’est bien parce que tu étais blessée. Sans ça tu dormais sur le tapis ma jolie »

          La dernière nuit qu’il avait passée sur le canapé date d’une fois où il s’était fâché avec son ex petite copine. Elle était finalement partie se coucher et il avait décidé de ne pas la suivre. Le lendemain matin, quand il s’était réveillé, elle avait disparu en laissant ses affaires et un mot de rupture. Il ne l’avait pas rappelée et elle non plus.
          Parfois il se demande s’il ne devrait pas tenter de renouer le contact. C’était une chic fille. Elle mettait la barre un peu haute pour lui, mais elle l’aimait et c’était réciproque. Elle avait du mal à comprendre la difficulté qu’il avait à trouver un travail honnête avec son casier judiciaire. Elle n’a pas supporté l’idée qu’il reprenne ses activités illégales.
          Sur la fin, les disputes étaient devenues quotidiennes. Elle n’arrivait plus à lui conserver de l’estime et l’amour s’évaporait en conséquence. En y réfléchissant bien, Antoine n’avait pas d’arguments à lui opposer. Il ne s’estimait pas beaucoup non plus. Difficile d’argumenter contre quelqu’un qui n’a pas tort.
          S’il arrive à tirer son épingle du jeu cette fois, il l’appellera. Fini les petits coups. Ils partiront tous les deux s’installer quelque part ailleurs. Il prendra même un job légal si elle le veut…
          Stop ! Ne pas faire de plans sur la comète ! Elle a peut-être trouvé quelqu’un d’autre à l’heure qu’il est. Il faut vivre au présent. Avant toute chose, il doit s’occuper de la bestiole et trouver un moyen de la vendre.

          Le mobile-home est constitué d’une grande pièce à tout faire et d’un petit cabinet de toilette. Le lit, coincé dans un angle, est surplombé par une fenêtre sans volets. Debout à côté du canapé, Antoine met de l’ordre dans ses idées et réfléchit à l’organisation de la journée. D’une main distraite, il évalue l’état de son menton et, comme tous les matins, se dit qu’il va se laisser pousser la barbe. Puis il se rend à la salle de bains, se brosse les dents, regarde son visage et, comme tous les matins, abandonne son projet de pilosité faciale.
          Quand il réintègre la grande pièce, la créature n’a pas bougé. Toujours assise dans le lit, elle a tiré les couvertures jusque sous son menton et scrute son maître pour deviner l’avenir.
          Sans faire de gestes brusques, il s’approche du lit et soulève la couverture pour examiner les pansements. Elle le surprend, une fois de plus, en se couvrant l’entrejambe de la main dans un geste pudique.
          C’est un geste étrange pour un animal. Elle n’a jamais manifesté la moindre retenue au sujet de sa nudité. Lorsque vient le moment d’examiner les mains de la créature, Antoine relève les couvertures afin qu’elle reste cachée. Pourquoi pas après tout. Si ça peut lui faire plaisir.

          En tout cas, il a bien bossé. Plus aucune blessure ne saigne. Cela dit, étant donné la quantité de sang qu’elle a perdu la veille, la néolionne va sûrement rester fatiguée et fragile quelques temps.  Il va lui falloir de la chaleur et du repos.
          Les draps, quant à eux, sont foutus, irrémédiablement tachés de sang. Il les lavera dans la matinée. Il serviront à renouveler les couvertures du nid.

          Alors que l’inspection s’achève, le regard de la néolionne continue à se faire insistant. Par-dessus les couvertures cette fois, elle remet les mains sur son sexe et entreprend de se dandiner d’une façon assez surprenante.

    « Tu veux aller au toilettes ? » s’exclame-t-il soudain dans un sursaut de compréhension. « Faire tes besoins, faire pipi, faire caca ? »

          Bien sûr, il fallait que ça arrive, elle n’allait pas devenir soudainement étanche. Qu’est-ce qu’il doit faire ? Lui mettre une laisse et l’emmener faire un tour dehors ? Hors de question ! Il pleut comme vache qui pisse ! Et de toute façon il fait jour. S’il ne pleuvait pas, il risquerait de s’exposer à la vue des satellites.
          C’est déjà une chance qu’elle soit propre et qu’elle n’ait pas uriné dans le lit. Vu le dandinement, cela ne va pas durer.
          Il y a des chats qui arrivent à aller sur les toilettes, il n’y a pas de raison qu’elle n’y arrive pas. Après tout c’est une cousine éloignée du chat si on réfléchit un peu. Il va falloir qu’elle apprenne et qu’elle le fasse vite.
    Doucement, par gestes, il l’invite à sortir du lit. Elle chancelle un peu lorsqu’elle se met debout mais retrouve vite son équilibre. A petits pas, il la guide vers le cabinet de toilettes. Il n’est pas bien grand mais on peut toutefois y tenir à deux sans trop de difficulté.
          D’un signe il lui désigne la cuvette. Obéissant au geste, elle s’agenouille et plonge les mains en coupe à l’intérieur dans le but évident d’étancher sa soif.
          Avec un petit rire, il fait tomber l’eau qu’elle s’apprête à porter à sa bouche et lui essuie les mains avec une serviette.

    « Non ma jolie. C’est pas comme ça. C’est sale de boire là dedans. C’est pour faire tes besoins. »

          Faire ses besoins dans de l’eau propre ? La créature semble trouver le concept aberrant et le regarde d’un air plus que perplexe.
          Comment lui faire comprendre ? C’est un animal. S'il explique elle ne comprendra pas ses mots. Peut être que s'il lui montre…Rien de tel qu’une démonstration. C’est un animal, il n’y a pas de honte à se dévêtir devant elle. Après tout elle a déjà fait ses besoins devant lui, la réciproque ne devrait pas la choquer.

    « Ne bouge pas, regarde, je vais te montrer »

          Joignant le geste à la parole, il entreprend de baisser son pantalon.
          A peine a-t-il commencé à mettre la main à sa ceinture qu’elle tombe à genoux, terrorisée. Elle enfouit sa tête sous ses bras et se recroqueville. Qu’est-ce qui lui prend ? Il ne va pas lui faire de mal. Il est juste en train de lui expliquer quelque chose, lui expliquer quelque chose en enlevant sa ceinture. Nom de Dieu !!! C’est comme ça qu’on l’a dressée ? A coup de ceinture ?
          C’est la deuxième fois qu’il la terrorise ainsi. La deuxième fois aussi qu’il se sent honteux à l’idée de l’avoir effrayée. Après tout c’est elle la bête sauvage. C’est elle qui possède des crocs. Il n’est pas un saint mais il n’est en tout cas pas la brute épaisse qu’elle semble croire.
          Des sanglots muets agitent la boule de poils recroquevillée qui gît à ses pieds. Dans un même mouvement, il réajuste sa ceinture, baisse l’abattant des toilettes, s’assoit et entreprend de lui caresser le dos en lui parlant d’une voix rassurante.

    « Là, c’est fini. Je ne vais pas te faire de mal. Tu es bien sage. Tu es une bonne fille. Là, tout doux. Je n’allais pas te frapper. »

          Finalement, les pleurs finissent par se tarir. Elle risque un œil par en dessous sa crinière. Rien ne vient. Alors elle tourne la tête, cherchant toujours son regard. Elle a des yeux tellement expressifs. Comment peut-on taper une créature pareille ? Il faut vraiment être dénué de tout cœur.
          Des larmes mouillent la fourrure de son visage. De ses yeux de petite fille, elle guette les signes de ce qu’il faut faire. Elle tremble encore.

    « Je voulais juste te montrer comment s’asseoir sur les toilettes pour faire ses besoins. Dans une maison c’est là qu’il faut les faire. Allez, lève-toi. »

          La tenant par la main, il la guide tandis qu’elle se redresse. Elle n’est pas beaucoup plus petite que lui en fait. Elle continue à chercher dans son visage les signes d’une tempête qui ne se déclenche pas. Antoine sourit en évitant de montrer les dents. Les animaux prennent souvent cela pour un signe d’agressivité quand on leur montre les dents.
          Dans un étrange pas de danse ils intervertissent leurs places afin qu’elle se trouve en position de s’asseoir. Puis il attend qu’elle se calme et l’incite à s’asseoir. Docilement elle obéit. Parfait. Il ne reste plus qu’à attendre qu’elle comprenne qu’elle peut faire ses besoins maintenant.

    « C’est bien. Très bien. Tu es une bonne fille. Maintenant fais pipi !»

          Ca ne marche pas.

    « Tu veux que je te laisse seul ? Moi ça me bloquerait si quelqu’un me regardait sur les toilettes. Je vais sortir un peu pour te laisser. Tu comprends ? »

          Hochement de tête.
          Très bien, elle a compris. Il peut sortir. Il se retourne et ouvre la porte. Son geste reste suspendu.
          Elle a compris ?
          Elle a hoché la tête !
          Il a rêvé, ce n’est pas possible ! Si elle répond quand on lui parle…
          D’un bloc il se retourne. Arrachant un sursaut et un mouvement de protection à la créature assise sur la cuvette.Le plus doucement possible il revient en face d’elle. Elle ne pleure pas mais tremble de nouveau comme une feuille. Ses mains sont toujours levées, prêtes à amortir le choc qui tarde à venir. Délicatement, il se saisit des mains et les ramène vers le bas. Il s’agenouille afin d’être le moins impressionnant possible. De la main droite il passe son doigt sous le menton de la créature et doucement lui relève la tête tandis qu’elle ouvre précautionneusement les yeux. Elle n’a pas l’habitude de regarder les gens en face. Elle a beaucoup de mal à soutenir le regard. Mais à cette distance il n’y a pas beaucoup d’échappatoires.
          Progressivement elle se rend à l’évidence et plonge ses yeux dans ceux de son vis-à-vis. Elle a l’air si intelligente.

     « Tu comprends ce que je dis ? »

          Aussitôt, affolés, les yeux se détournent de nouveau. Il n’y a nulle part où fuir. Elle finit par abdiquer et lui rend son regard.

    « Tu comprends ce que je dis ? »

          Les tremblements s’intensifient alors qu’elle ferme les yeux. Pourquoi n’y a-t-elle pas pensé plus tôt ? Si on ferme les yeux suffisamment longtemps l’univers disparaît, c’est bien connu ! Mais une voix posée retentit à nouveau à quelques centimètres devant elle. Fermer les yeux ne suffit pas.

    « Je t’ai vu hocher la tête tout à l’heure. Et maintenant tu as l’air terrorisée. Je veux juste savoir si tu comprends ce que je te dis. Je ne vais pas te faire de mal.»

          Comme à regret, la tête de la créature s’incline et se redresse en une réponse muette, puis tente de se rétracter entre ses deux épaules.  Un mouvement digne d’un escargot effrayé, mais la colonne vertébrale est un handicap pour ce genre de manœuvre.
          Trop tard pour revenir en arrière. Il ne lui reste plus qu’à attendre les coups. Elle le sait. Quelles que soient les circonstances, il ne faut pas répondre à un maître. Mais là, c’est lui qui demande ! Si on désobéit on est frappé aussi. Elle ferme les yeux et baisse la tête...

          Rien !

          Rien ne se passe.
          Pas de coups, pas de gifles, pas de cris. Elle ouvre les yeux. Il est toujours là, en face d’elle. Son visage semble choqué, vide d’expression.

          Antoine se relève doucement, abasourdi. Il ne faut surtout pas faire peur à… Peut-il encore l’appeler la créature ? Les mots lui manquent. D’un pas chancelant, il quitte la salle de bains.
          Jusqu’à présent il avait toujours cru qu’être frappé par une affirmation était une hyperbole, une exagération du langage. Sous le coup, il a du mal à reprendre ses idées. Il lui faut de l’air. Ca lui fera du bien. Peu importe la pluie, il faut qu’il sorte. L’eau fraîche lui éclaircira les idées.
          Antoine repense aux derniers jours. Il se revoit lui servir de la viande crue dans une gamelle. L’attacher avec une chaîne. La faire dormir sur une dalle en béton. Prendre un manche de pioche pour s’approcher d’elle. Si elle avait fait un geste brusque il l’aurait frappée. La forcer à marcher à quatre pattes. Les rêves aussi lui reviennent en mémoire. Saletés de rêves !
          Tout cela lui revient en mémoire d’un coup. Comme un élastique qui lui claquerait à la figure. Les images se télescopent dans sa tête. Chacune, l’une après l’autre, lui assène un autre coup. Elles défilent en boucle, revenant à la charge avant que la précédente ne se soit effacée. S’acharnant sur son esprit.
          L’attacher comme une bête ! La transporter dans un coffre ! Vouloir la droguer ! La nourrir de croquettes ! L’ignorer ! L’effrayer ! La regarder nue ! La faire dormir dans le hangar ! Il a fait tout cela ! En moins de trois jours, il lui a fait tout ça ?!

          D’un coup, il se plie en deux et tombe à genoux, les mains dans la boue et le pantalon dans une flaque. Les spasmes le saisissent soudainement. Au moins la sensation l’arrache pour un temps à la vision rétrospective des derniers jours. Son estomac se retourne et se vide. Les hauts-de-cœur se poursuivent bien après qu’il ait rendu tout ce qu’il avait dans le ventre. Il se vomit lui-même, il se déteste, il ne se pardonne pas. Il repense au fait de l’avoir regardée comme il l’a fait, et il vomit à nouveau.
          La pluie qui tombe en gouttes fines commence à délayer ce qu’il a rejeté. Ses mains changent de points d’appui pour éviter l’écoulement. Le goût acide autant qu’amer dans sa bouche entretient sa nausée. Ca recommence.
          Les nausées s’espacent progressivement. Tout a une fin. Dans un élan masochiste, il en vient presque à regretter que son corps cesse de le punir.  Il finit par pouvoir se redresser maintenant. Elle est là. De l’autre coté de la vitre. Assise sur le lit, elle le regarde d’un air inquiet.
          Elle n’est tout de même pas inquiète pour lui ? Pas après ce qu’il lui a fait ?!
          Non. Elle doit avoir peur de ce qui va suivre. Elle doit se demander ce qui va lui arriver, ce qu’il va lui faire. Mon dieu ! Que peut-elle bien imaginer ?
           Peut-être qu’elle n’a jamais vu un de ses maîtres vomir. Si ça se trouve, elle s’inquiète réellement pour lui tout compte fait. Peut être qu’elle vaut bien plus que lui et qu’elle est encore capable de compassion après tout ce qu’il lui a fait subir ?
           Qu’est-ce qui vaudrait mieux ? Qu’est-ce qui serait le plus tolérable ? Qu’elle fasse preuve de plus d’humanité que lui ou qu’elle soit effrayée même lorsqu’il vomit ? Dans les deux cas, la situation d’Antoine n’est pas bien glorieuse. Il en a douloureusement conscience.
    Il faut que ça cesse ! Tant bien que mal il se met en devoir de se redresser et lui adresse un sourire et un petit geste rassurant de la main. Ca va passer. D’un pas mal assuré, il se remet debout. Il faut rentrer et se sécher.
          Elle est retournée se terrer sous les couvertures, son nouveau nid. Par en dessous la couette, elle observe ce qui va se passer, immobile et circonspecte.
    Antoine enlève ses chaussures et se dirige vers l’armoire d’où il sort quelques vêtements de rechange, puis, d’une démarche pas très bien assurée il rejoint les toilettes pour s’habiller dans l’intimité. Dire qu’il y a moins d’un quart d’heure il envisageait de se dénuder devant elle.

          Il fait un peu plus froid dans le cabinet de toilettes. D’habitude il met le chauffage quelques minutes avant de se laver pour pouvoir profiter d’une atmosphère plus agréable.
          Une fois vêtu, une nouvelle tâche l’attend. Pendant qu’il se changeait il n’a pas pu faire autrement que de remarquer les selles et l’urine dans les toilettes. Visiblement, elle a réussi à faire ses besoins, mais malheureusement, aucun papier ne vient recouvrir tout cela. Il va falloir lui enseigner quelques bases d’hygiène très rapidement.
          Quand il pénètre dans la grande pièce, la néolionne forme toujours une bosse sous la couette. La cachette manque pour le moins de subtilité.

    « Tu peux sortir de là. Je ne te ferai pas de mal »

          Obéissante, elle fait glisser le tissu et se dévoile.

    « Ca va ? Tu as moins peur ? »

          Un hochement de tête un peu plus assuré répond à sa question. Avec un peu de temps elle finira par comprendre qu’elle ne risque rien de lui, mais il lui faudra du temps.

    « C’est bien. Tu as réussi à faire sur les toilettes. C’est parfait. Maintenant il faut que je te montre autre chose. Tu peux venir s’il te plait ? »

          Toujours aussi nue, elle quitte le lit pour le rejoindre. Son allure semble plus assurée et sa démarche plus féminine. A moins que ce ne soit son regard sur elle qui ait changé. Difficile à dire.

    « Après avoir fait sur les toilettes il faut s’essuyer les fesses.  C’est important. Sinon, à chaque fois qu’on s’assoit on risque de mettre des selles partout et de tout salir. C’est moins grave dehors ou dans l’étable mais dans une maison il faut que ça reste propre. »

          Trop de mots. Ca se voit dans son regard qu’elle n’a pas tout saisi. Comme s’il parlait une langue étrangère. Elle ne doit connaître que des mots simples.

    « Ne bouge pas. Je vais te montrer. Je vais te guider.  Penche toi en avant. Se pencher. Tu sais ce que ça veut dire ? Fais comme moi. Voilà ! Très bien ! Maintenant tu prends du papier toilette. C’est ça. Pas tout le rouleau. Tiens, je t’en donne quelques feuilles. Puis tu fais comme ça. Voilà ! Tu mets le papier entre les fesses et frottes comme ça. Dans ce sens là.  Tu jettes le papier dans les toilettes et tu en reprends quelques feuilles. On recommence jusqu’à ce que le papier revienne propre.  Très bien. »

          Un sourire ! Il l’a félicitée et elle a souri. C’est agréable comme sensation. Il faudra recommencer. Il faudra qu’elle sourit autant qu’elle veut.
          La cuvette déborde presque de papier. A tel point qu’Antoine a peur, en tirant la chasse, de boucher les canalisations. Heureusement le dieu des tuyaux est avec lui, et la démonstration de la chasse d’eau s’achève dans un happy end. La néolionne trouve l’opération tellement amusante qu’il faut bien la réitérer trois ou quatre fois avant qu’Antoine ne lui demande d’arrêter.

    « Tu peux sortir des toilettes s’il te plait ? J’aimerais faire mes besoins aussi maintenant. C’est quelque chose qu’on fait tout seul quand on est humain. Toi aussi maintenant tu peux venir ici toute seule quand tu as besoin. Tu n’as pas à demander la permission. Tu as compris ? »

          Hochement de tête incertain. Elle semble avoir compris mais n’en n’est pas très sûre. Il va falloir lui parler beaucoup pour qu’elle apprenne.

    « A tout de suite. Je te rejoins dés que j’ai fini. »

          Quand il sort enfin, elle est de nouveau au lit, regardant la pluie tomber par la fenêtre au dessus des oreillers. Elle est belle quand elle est pensive comme ça. Assise sous les couverture, en appui sur une main, son torse émerge de sous les draps. Son autre main est posée sur son ventre. Si elle pouvait garder la pose il y aurait matière à une statue superbe, mais elle abandonne ses rêveries. Son regard se détourne de la fenêtre pour se poser sur lui. D’un haussement d’épaules et d’un sourire elle semble vouloir dire :  « Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ? » Ses crocs semblent moins longs quand elle sourit.
     
          Elle ne peut pas rester nue comme cela !

    « Tu as déjà porté des vêtements ? » La question tombe sans préambule et sans emballage. D’un geste il désigne ses propres vêtements pour tenter de mieux faire comprendre ses paroles.

          Elle fait non de la tête. Le regardant comme toujours avec cette étrange intensité, comme si elle cherchait à exprimer par son regard les milles choses qu’elle ne sait pas dire.

    « Tu veux essayer ? »

          Timidement elle acquiesce, toujours sur la défensive, craignant, en donnant la mauvaise réponse, de faire basculer à nouveau la situation. Il n’y a pas dix minutes qu’on la traite comme autre chose qu’un animal, ça serait dommage de revenir en arrière.

    « J’ai eu une copine il y a quelques temps. Elle a laissé des affaires. Je pense qu’elles t’iront ».

          Son regard trahit qu’elle n’a pas tout compris. On n’a pas dû lui adresser beaucoup la parole au cours de sa vie, du moins pas en attendant une réponse. Elle sait ce qu’est le langage, elle sait que les mots veulent dire quelque chose, mais son vocabulaire a l’air d’être très limité.
          En guise d’explication, il sort un sac de sport. Il y avait remisé les affaires de la copine en question afin de pouvoir les lui rendre rapidement, mais elle n’était jamais revenue. Les femmes semblent aimer beaucoup les vêtements mais elles ne les aiment pas longtemps. Elles les abandonnent chez les petits amis comme on laisse les animaux de compagnie sur le bord de l’autoroute lors des départs en vacances.
    Antoine dépose doucement le sac sur le lit. Il en extirpe différents vêtements. Il choisit un pantalon large et un pull-over noirs. C’est bien le noir. Si elle se tâche ça se verra moins.

    « Assieds-toi au bord du lit. Je vais t’aider. Tu vois il y a un sens. Ca c’est une couture. Il faut que ce soit à l’intérieur des vêtements. Pour le pantalon, il faut que la fermeture soit devant. Sinon ce n’est pas facile à fermer. Tu lèves une jambe pour que je t’aide à l’enfiler. Très bien. L’autre jambe à son tour. Très bien. On fait attention à ne pas raccrocher les pansements. Voilà tu te mets debout. »

          Difficile de boutonner le pantalon. S’il regarde ce qu’il fait il en voit trop, s’il ne regarde pas, il n’y arrive pas. Tant pis. Au diable la vertu, ça fait trois jours qu’il la voit nue ! Quelques secondes de plus n’y changeront pas grand-chose. En y réfléchissant c’est à peine s’il ne lui frottait pas les fesses il y a quelques minutes.
          Quand il s’agit ensuite de l’aider à passer son pull il évite autant que possible de se retrouver en face d’elle. Ce n’est pas parce qu’elle ne sait pas qu’elle a droit à une certaine intimité qu’il faut en profiter.
          Son pelage fauve clair, assorti avec le noir de ses vêtements, lui donne soudain un air plus vieux et plus humain que jamais. Ses manières sont celles d’une enfant, son regard est celui d’une adulte. C’est un être surprenant. Elle a beaucoup à apprendre mais il l’aidera.
           Il se sent étrangement serein. Elle est sous sa responsabilité désormais. Il ne sait pas ce qu’elle a vécu avant. Il se doute que cela a dû être moche. Il ne sait même pas s'il voudra connaître les détails un jour. Pour aujourd’hui il a assez vomi. Peu à peu, le sentiment qu’il doit la protéger s’impose à lui. Une sensation viscérale que c’est ce qu’il doit faire. Les choses ont rarement été aussi claires dans la vie d’Antoine.
          Pour la première fois depuis longtemps il a quelque chose d’important à protéger. Quand il était petit il jouait au chevalier. Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais il aimait le rôle du défenseur de la veuve et de l’orphelin. On se sent important quand on a une noble quête à accomplir. S'il flanche, qui prendra soin d’elle ? Qui la protégera ? Qui la cachera à ceux qui l’ont traitée à coup de ceinture ?
          Hier encore il la considérait comme un animal. Hier encore, personne ne la considérait autrement. Ce n’est pas juste, il le sait.
          Elle n’est peut être pas humaine dans le sens classique mais elle n’est sûrement pas juste un animal. On ne peut pas la considérer comme telle. Il n’a pas envie de disserter avec ceux qui trouveraient des arguments pour la rabaisser au rang de bête.
          Il n’y a pas de classe pour la ranger. Alors il faut bien la mettre quelque part. En ce qui concerne Antoine, la conviction semble maintenant inébranlable. Elle est humaine et doit être traitée comme telle. Peu importe ce que dit la génétique.
          Il va falloir continuer à se cacher. Il ne faut surtout pas que quelqu’un apprenne qu’elle existe. Sinon, il se trouvera bien quelqu’un pour tenter de lui retirer ce statut tout neuf. Il en est hors de question !

          Ca fait du bien d’avoir des certitudes d’un coup. Ca contrebalance les sentiments mitigés qu’il s’inspire.
          Il faudra être à la hauteur. Antoine sait qu’il est quelqu’un de minable, un petit voleur. Dans toute sa vie il n’a pas réussi grand-chose, et ce qu’il a réussi, il vaut mieux le taire. Il ne vaut pas grand-chose, mais ce sont les choix qu’il a faits qui l’ont amené là où il est. Il est prêt à les assumer.
          Elle n’a pas eu cette chance. Ce qu’on lui a fait subir c’est à cause de ce qu’elle est. Elle n’a sans doute jamais eu la chance de faire des choix, d’exister vraiment. On l’a traitée comme un animal. Jamais plus il ne le refera, il s’en fait le serment.

          Elle va devoir apprendre qu’elle est quelqu’un, quelqu’un à part entière. C’est tellement facile de l’oublier quand personne ne vous considère. On n’a pas le droit de lui laisser croire qu’elle ne vaut rien, qu’on peut lui faire n’importe quoi…
          Il va lui parler comme on parle à quelqu’un d’humain. Elle va apprendre. Peu importe qu’elle ne réponde pas si elle comprend.
          Il faudra élucider le pourquoi de son silence. Tant de choses peuvent l’expliquer. Peut-être que ceux de sa race ne peuvent pas parler. Elle n’a peut être rien d’exceptionnel dans son mutisme. Autre éventualité, c’est un choc émotionnel qui lui a coupé la voix. Il parait que ça peut arriver. Ou alors ses cordes vocales ont été abîmées ou qu’elle a fait vœu de silence… Peu importe !
          Parlante ou pas, de toute façon, elle peut comprendre ce qu’on lui dit. Et elle comprendra de mieux en mieux si on prend le temps de lui expliquer les choses. Elle saura qu’elle est une personne, qu’il n’est pas question de la vendre ni de décider les choses à sa place.
          Mais comment lui dire tout ça ? Il faut commencer par des choses simples. Des choses qu’elle pourra comprendre là tout de suite. Le reste viendra en son temps.

    « Tu as faim ? »

          Réponse affirmative de la tête

    « Tu as déjà mangé des crêpes ? »

          Réponse négative de la tête
          Le visage le moins poilu des deux se met alors à sourire à son tour.


    1 commentaire
  •      Des hurlements !

         Antoine se réveille en sursaut. Ce n’est pas un cauchemar cette fois. Des cris proviennent de l’étable. Des coups sur la tôle aussi.

    « Bordel qu’est-ce qui se passe ? »

         Tandis qu’il saute dans son pantalon, les cris se font entendre à nouveau. Des aboiements !

    « Nom de dieu ! Des chiens »

         Depuis quelques temps les attaques de chiens errants se font de plus en plus fréquentes. Il n’y a pas une semaine sans qu’un journal relate un fait divers tragique avec ces animaux. Les chasseurs les tirent à vue désormais, avec la bénédiction de l’opinion public.
         Sans prendre le temps de se chausser, Antoine se précipite jusqu’au bâtiment. La porte est grande ouverte. Les animaux n’ont pas eu beaucoup de difficulté à pénétrer. Merde ! Il aurait du mettre un cadenas sur la porte !

         Sitôt rentré, il allume la lumière. Dans la stalle, à deux pas de lui, le spectacle est atroce. La néolionne, acculée dans un coin, se défend en donnant des coups de pied et matraque vigoureusement ses adversaires au moyen d’une vieille gourde qu’elle avait reçue en guise de jouet. Son pelage est couvert de sang. De multiples blessures recouvrent ses membres.
         Les chiens sont énormes, un peu comme s’ils avaient voulu remonter le courant génétique. Le souci c’est qu’ils ont oublié de s’arrêter au loup et se sont dangereusement rapprochés du brontosaure. Ils ne sont que deux, mais leur taille est impressionnante.
         L’odeur du sang les a rendu fous. L’irruption de la lumière ne les a même pas stoppés une seconde.

    « Saloperies de bestioles ! Foutez le camp ! »

         Les cris d’Antoine ne les mettent pas en fuite, mais  ils ont au moins le mérite de capter leur attention. La néolionne profite de ce court répit pour se recroqueviller encore un peu plus dans son coin. Les deux créatures, avec une lenteur malsaine, tournent la tête vers le curieux bipède qui leur hurle dessus. Quelque part dans leur mémoire atavique il doivent se souvenir que l’homme fut leur maître. Leur regard brûle d’une haine révolutionnaire. Ils ne comptent pas se laisser dominer à nouveau.
         Leur première proie ne se sauvera pas. Elle est attachée, fatiguée, blessée. Il ne reste plus qu’à l’achever. Le contretemps imposé par l’arrivée du nouveau venu les prive juste du plaisir de la mise à mort. Cela dit, il leur offre aussi l'occasion d'étoffer leur menu.
         Avec un calme et une détermination glaçante, les deux bêtes se détournent de leur apéritif pour se tourner vers le plat de résistance.

         Armé de son manche de pioche, Antoine fait l’expérience des sentiments partagés. La vue de ces molosses lui donne envie de fuir, mais ces animaux semblent décidés à manger une néolionne qui vaut une fortune. Il en est hors de question ! Pourquoi ne se sont-ils pas contentés d’éventrer les sacs de croquettes, ces deux cons ?
         Les chiens se rapprochent, se ramassent et se préparent à bondir de concert. Inutile d’attendre plus longtemps. Antoine arme son bras. Alors que les monstres volent à sa rencontre, il assène un magistral revers, les balayant tous deux d’un même geste, tout en se déportant pour éviter l’impact.
         Au sol, le chien le plus proche est étourdi. Antoine ne lui laisse pas le temps de reprendre ses esprits. Il frappe un grand coup vertical qui vient s’écraser au milieu du dos de l’animal. Un craquement sonore retentit tandis que l’arrière de l’animal s’affaisse. Le hurlement de la bête est à glacer le sang. Un mélange de rage, de frustration et de douleur mêlées. Son compère, rendu méfiant par la mésaventure de son compagnon, recule d’un pas, laissant le blessé en première ligne.
         Antoine saisit l’occasion et frappe derechef, directement sur la tête. Le cri s’étrangle dans la gorge de l’animal alors qu’il s’effondre, tué net.
         Tremblant de fureur autant que de frayeur, Antoine pénètre dans la stalle, laissant ainsi une voie de sortie à l’autre bête. Celle-ci ne le quitte pas des yeux.

    « Dégage !!! »

         Dans un jappement, la créature saute sur l’occasion de s’en sortir vivante à si bon compte. Elle se précipite dehors, poursuivie sur quelques mètres par un Antoine hors de lui. Elle pénètre dans un fourré et ressort de l’autre côté du grillage. C’est donc par là qu’ils sont entrés ? Il faudra reboucher le passage ! Impossible de la poursuivre en tout cas.

         Haletant, Antoine se rend compte qu’il est torse nu dehors, la nuit, armé d’un bâton. Heureusement qu’il n’y a personne pour le voir. On le prendrait pour un fou. Nerveusement, il se met à rire et hurle pour marquer sa victoire et décharger l’adrénaline qui lui sature le sang. Il est chez lui et il y est le maître ! Aucune voix ne s’élève pour lui contester cette suprématie. Les bruits de la forêt brillent par leur absence.

         Mince ! La néolionne ! Comment va-t-elle ?

         Dans l’étable, la bête blessée reste prostrée sur ses couvertures imbibées de sang. Assise dans son coin, ses bras enserrent ses genoux. Un balancement nerveux, d’avant en arrière, anime son corps d’un mouvement autistique. Son regard ne peut se détacher du chien mort, guettant avec appréhension un signe de réveil qui ne viendra jamais. Elle tremble des pieds à la tête. Ses bras et ses jambes sont couverts de morsures et son pelage dégouline de sang. Elle a du en perdre beaucoup et il continue à se répandre. Il faut la soigner.
         Elle est blessée et terrorisée. Il faut toujours se méfier des animaux dans cet état, c’est là qu’ils sont le plus dangereux. Etant donnée la frayeur qu’elle vient de subir et dont elle ne semble pas pouvoir sortir, elle pourrait mordre par simple réflexe.
    Lentement, Antoine s’approche d’elle.

    « Là, c’est fini ma belle. Ils sont partis. Ils ne te feront plus de mal. »

         Les yeux de la créature se portent alors sur le manche de pioche qu’Antoine tient à la main. Les tremblements s’intensifient.

    « N’aie pas peur. Je ne te veux pas de mal. Là tu vois, je le pose. Je ne vais pas te faire de mal. Gentille fille. Tu t’es bien défendue. C’est très bien. Là, tu ne risques plus rien maintenant. »

         Antoine ne sait pas trop pourquoi il raconte tout ça, mais le son de sa voix semble calmer l’animal. Sa respiration se fait plus calme, son attitude moins tendue. Sans mettre ses gants, il approche doucement sa main. Elle se laisse faire. Avec un geste affectueux, il entreprend de lui caresser doucement la crinière.

    « Brave fille. C’est bien. Tu es gentille. »

         Rassérénée, la créature ferme les yeux et se laisse aller à ce contact agréable.

    « Très bien. T’es une très gentille fille. Très très bien…. Mais… Qu’est ce que …? »

         Bordel ! Elle vient de s’évanouir ! Pas de temps à perdre, il faut la soigner ! Mort d’angoisse à l’idée de la perdre, Antoine la détache aussi vite qu’il le peut avant de la charger dans ses bras et de l’entraîner vers le mobile-home. Elle ne pèse vraiment pas lourd.

         A l’intérieur du mobile-home, il doit se rendre à l’évidence : impossible de l’installer sur la table. Elle est trop petite et bien trop encombrée. De toute façon il n’a pas le temps de débarrasser, il faut faire vite. Tant pis pour les puces ! Tenant sa protégée à bras-le-corps, il replace en vitesse la couette sur son lit défait et l’allonge dessus. Pas grave si elle met du sang partout. Au prix qu’elle vaut, il rachètera des draps.
         Elle respire toujours. Elle semble même reprendre un peu conscience et s’agite un peu, cherchant sans doute à comprendre ce qu’il lui arrive. Il faut nettoyer les plaies, mais il y en a tant… L’idéal serait de pouvoir la tremper dans un bain avec des antiseptiques, mais le mobile-home ne possède qu’une douche. Il va falloir se mouiller.
         Antoine installe une chaise dans la cabine de douche, et enlève son pantalon, puis il retourne chercher la créature et l’installe. Elle est maintenant suffisamment réveillée pour ne pas tomber en avant. C’est déjà ça. Pourvu qu’elle ne se débatte pas.
         Antoine règle le jet d’eau du flexible. Tiède et fort. Ce sera parfait pour la nettoyer sans la brûler ni la refroidir. Dans son état, un choc pourrait lui être fatal. Il est bien tenté de la bâillonner pour limiter les risques de morsure, mais elle risquerait de s’étouffer.

    « Très bien ma belle. Sois courageuse. Ca va piquer un peu . Là, très bien. Tu es une gentille fille. Tu te laisses bien faire. »

         Peu à peu l’eau qui s’écoule dans l’évacuation perd sa couleur rouge et boue pour prendre une teinte rosée. Armé d’une tondeuse, il dégage les plaies autant qu’il le peut avant de repasser un coup d’eau dessus pour en chasser les poils. La peau de la néolionne est très pâle ainsi mise à nue.
         Elle a vraiment une drôle de touche à la sortie de la douche. Ses bras et ses jambes semblent frappés d’une étrange pelade. Autour du cou, la chaîne a, elle aussi, laissé des marques. Il aurait du acheter un collier, elle se serait fait moins mal en se débattant. Quand elle retournera à l’étable, il l’attachera par le pied. Et tant pis si cela lui permet de se tenir debout ! Il s’y fera !
         Un coup de savon antiseptique, de mousse cicatrisante, quelques compresses et quelques bandes finissent en même temps de compléter le soin et de vider sa pharmacie. C’est génial cette mousse. Ça stoppe un saignement comme par magie, dommage que ça coûte aussi cher.
         Demain il faudra qu’il aille se ravitailler en produits de soins. Discrètement, en liquide et si possible dans un grand magasin. Inutile de courir le risque de se faire remarquer en ce moment.

         La néolionne semble ragaillardie. On ne peut pas dire qu’elle ait fière allure, mais au moins elle est sortie de son semi-coma. Elle ne saigne plus. Le danger est derrière elle maintenant. Elle arrive à marcher un peu, appuyée sur Antoine. Ce dernier la guide jusqu’au lit. Afin de ne pas imbiber le matelas, il la couche sur la couette qu’il replie afin de la border. Elle n’aura pas froid comme ça.
         Pour un animal blessé, elle s’est conduite d’une manière irréprochable. A aucun moment elle n’a fait mine de se rebiffer ni de vouloir le mordre.

    « T’es vraiment une gentille fille. Je suis très content de toi »

         C’est sur ces mots et une caresse qu’il l’abandonne au sommeil. Elle n’a vraiment pas l’air dangereuse ainsi endormie. Son odeur de chien mouillé trahit sa nature animale mais quelque chose d’autre se dégage d’elle. De son corps, il ne voit que la tête, posée sur l’oreiller. On dirait un curieux personnage de conte de fée : la belle et la bête réunies en un seule et même entité.
         Peu à peu la respiration de la néolionne se calme. Les tics qui animent son visage se raréfient. Elle cesse de lutter et bascule dans un sommeil profond.

         En la regardant respirer, assis sur le canapé, assommé par les émotions et le manque de repos, Antoine s’endort à son tour.


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  •       Pour la huitième fois, Antoine se réveille en sursaut. Encore un cauchemar ! A chaque fois, c’est la même chose, il ouvre les yeux d’un coup, trempé de sueur, tantôt honteux tantôt effrayé. Les rêves alternent de scènes allant d’un érotisme contre nature à une violence sordide. A chaque fois elle est là, couverte de fourrure, nue et muette. Parfois ses propriétaires se mêlent aux évènements. Cette fois-ci ils ont eu le bon goût de le tuer avant que le rêve ne vire au glauque, le laissant dans un état d’excitation malvenu.
         Il fait jour dehors. Antoine ne sait pas trop si le réveil a sonné ou non. Il l’a sans doute éteint avant de se rendormir et de l’oublier. Ceci expliquerait la position, cadran contre la table de nuit, de l’appareil.
         Il n’arrive pas à chasser de sa mémoire les images des différents cauchemars. Elle s’effaceront sans doute dans la matinée.
         Si on s’en fie à la luminosité, il doit être dix heures. La néolionne n’a pas encore mangé. Tant pis, elle attendra. Ca ne la tuera pas.
         Avec des gestes lourds, Antoine entame son rituel matinal. D’abord les toilettes. Puis se brosser les dents pendant que le café coule.
         La douche chaude le réveille sans parvenir à chasser les images obsédantes. Ca semblait tellement réel. Elle a l’air tellement réelle, tellement humaine. C’est sa faute. Quand elle se tient debout, la ressemblance est vraiment trop frappante.

         Fini les repas en tête à tête. Chacun sa place !

         Lorsqu’il émerge du mobile-home, une gamelle pleine à la main, il aperçoit la créature. Debout dans l’étable, elle le guette depuis la fenêtre. Elle ne le regarde toujours pas dans les yeux, mais elle a l’air d’être désormais capable de l’observer. En tout cas, elle semble avoir moins peur. Beaucoup moins peur. Bon ou mauvais signe ?

         Sensible à l’humeur de son maître, le visage de la néolionne s’assombrit à son tour. Lorsqu’il pénètre dans l’étable, il la trouve debout, dans une attitude respectueuse, comme une petite fille qui aurait bien saisi que son père est fâché mais ne comprendrait pas pourquoi. Comment fait-elle pour avoir cet air là ?
         Si les singes sont des cousins de l’homme, cette créature est une voisine. Et tout le monde sait que c’est malsain d’avoir des vues sur la voisine. Ca fait désordre.
         Il a beau se rappeler que les images dans sa tête sont issues d’un cauchemar, elles le poursuivent. Dès qu’il ferme les paupières, elles l'assaillent. Et quand ils les ouvre, elle est là, debout et soumise, innocente. Agaçante!
         Il pose la gamelle sur le sol. Tandis qu’elle s’agenouille pour manger, Antoine pénètre dans la stalle, armé de son bâton. Arrivé près du nid, il tire sur la chaîne, la forçant à reculer. Docile, elle suit le mouvement tout en emportant dans ses mains la précieuse nourriture. Il ne faut que quelques secondes pour raccourcir le lien. Désormais son périmètre de mouvement est plus faible, mais au moins elle ne pourra plus se tenir debout.
         Quand enfin elle achève son repas, elle tente de se relever mais comprend rapidement que c’est sans espoir. En s’appuyant sur ses paumes et ses genoux elle retourne dans son nid de couvertures et se roule en boule, tournant résolument le dos à son maître, visiblement triste et résignée.

         Le reste de la journée, bien entamée par le réveil tardif, Antoine le passe dans le mobile-home. Il faut se faire oublier de toute façon, alors autant ne rien faire, c’est le meilleur moyen de ne pas attirer l’attention.
         Vissé sur le canapé, il fait défiler d’un œil absent, les programmes de la télévision. Il a beaucoup de choix, mais rien d’intéressant. Le temps de faire défiler tous les canaux, les premiers programmes ineptes ont été remplacés par d’autres tout aussi captivants. Et c’est reparti pour un tour. Ce morne visionnage a au moins l’effet de chasser les images obsédantes qui le poursuivent… Presque.

         Antoine a du mal à s’expliquer la colère que cette bête provoque en lui aujourd’hui. C’est un animal. Elle ne fait pas exprès de ressembler à une femme. Elle a été faite comme ça, c’est tout. Elle n’est pas non plus responsable des rêves de cette nuit même si elle y tenait une bonne place. Mais c’est plus fort que lui. La savoir là , dans le hangar, attachée et docile, le met, lui, dans une position tellement tordue... Si elle n’avait pas l’air si humaine, il se ferait moins l’effet de devenir un psychopathe. S'il n’y avait pas ces images de la nuit dernière qui lui revenaient en tête…. Si seulement elles voulaient bien s’effacer... Plus il essaye de les oublier, plus elles se gravent profondément en lui. C’est à devenir fou.

         Abruti par l'ennui, il finit par s’endormir d’un sommeil sans rêves.

         Lorsqu’il se réveille enfin, la nuit est déjà tombée. Bizarrement il se sent plus frais, plus reposé, plus serein. Il n’avait pas vraiment voulu cette sieste mais elle lui a fait du bien. Les images dans sa tête sont bien moins distinctes, il arrive à les mettre à distance. Bientôt elles auront rejoint les limbes dont elles sont issues.
         Sa pensionnaire doit avoir faim, il se fait tard et elle n’a mangé qu’une fois aujourd’hui. Ce n’est pas sérieux de se laisser aller ainsi. Elle vaut un paquet de fric il faut s’en occuper mieux que ça. Hors de question de la remettre debout, mais il peut toujours lui faire un bon repas pour se faire pardonner. Pommes de terre sautées et steak haché à la poêle. Ca la changera des croquettes et ça diversifiera un peu son alimentation. Si elle aime ça autant que les saucisses, elle va se régaler.  Cette fois-ci par contre, il ne mangera pas avec elle. Sa part à lui, il la prendra dans le mobile-home. Les humains d’un côté, les animaux de l’autre. C’est le meilleur moyen de ne pas confondre.

         Dehors l’air est froid mais sec. Un petit vent léger fait bruisser les feuilles qui s’accrochent encore aux branches. Bientôt elles abdiqueront et la lumière pourra pénétrer dans les bois, mais pour l’instant la lune ne parvient à toucher le sol que de quelques maigres rayons.

         La néolionne, endormie, sursaute quand il allume les néons de l’étable. Son buste seul émerge de son tas de couverture alors qu’elle s’étire. La pauvre bête, elle ne se rend pas compte. On dirait presque une vraie femme qui sort du lit. Cela dit, une vraie femme se serait sûrement montrée plus incommodée par la proximité des urines et selles de l’après-midi. C’est presque rassurant. Heureusement qu’il y a des détails de ce genre qui permettent de recadrer la réalité.

         Quand le parfum de la nourriture lui arrive au museau, le sommeil s’évanouit comme par magie. Elle se précipite hors de son nid et s’avance à quatre pattes pour recevoir sa part tandis qu'Antoine dépose les gamelles.

         Pendant qu’elle se rassasie, Antoine nettoie ses besoins d’un petit coup de jet d’eau. Puis, il reste debout, la regardant finir son repas. Mu par une soudaine envie, il s’approche doucement, son manche de pioche à la main dans un souci de sécurité. Alors qu’il s’agenouille à côté d’elle, la créature se raidit, continuant de manger tout en restant sur ses gardes.
         Précautionneusement, Antoine dépose sa main sur la fourrure du dos de l’animal. Celle-ci ne peut réfréner un tic nerveux au moment du contact, mais ne manifeste pas d’autre geste. Pas de recul ni d’agressivité. Absorbée par la nourriture, elle continue de se remplir.
         C’est un contact agréable. De sous la fourrure on peut sentir la chaleur qui irradie. Le pelage est doux. Machinalement il entreprend de lui caresser le dos tout en lui parlant d’une voix douce.

    « C’est bien, tu manges bien, tu es bien sage. »

         Une fois le repas fini, elle pose le bol sur le sol et fait le dos rond, la tête posée sur ses bras. Visiblement elle aime bien les caresses. C’est dingue la vitesse à laquelle ils s’apprivoisent ces animaux-là.
     
    « C’est une gentille mémère ça. Tu es très sage et toute douce.  Tu as bien mangé, je suis très content de toi. C’est très bien.»

         Quand il enlève enfin sa main, elle réintègre doucement son nid et se roule en boule dedans pour s’endormir.

         Il est temps d’aller manger pour lui aussi. Il faudra qu’il se lave les mains avant le repas à cause du produit vermifuge qui doit toujours imprégner la fourrure. Alors qu’il replace du pied le caillou qui bloque la porte sans serrure, il se sent étrangement serein. Les choses sont revenues à leur place. Parfait !


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  •      Il faut se rendre à l’évidence : les supermarchés sont très mal achalandés pour ce qui est de l’élevage des néolions. Antoine s’y attendait, mais à ce point là c’en est presque révoltant. On pense toujours qu’on peut trouver tout et n’importe quoi dans ces temples de la consommation. Quand on cherche quelque chose de pointu on s’aperçoit qu’on y trouve surtout du n’importe quoi.
          Pour être tout à fait honnête, il faut dire que ces animaux ne sont pas censés exister en dehors de leurs usines de production. Mais cela dit, Antoine n’est pas exactement un modèle d’honnêteté. Il n’est pas un modèle de calme non plus. Etre réveillé à trois heures du matin par des morsures de puces, cela ne faisait pas partie des inconvénients qu’il avait envisagés.
          Il avait bien remarqué qu’elle se grattait frénétiquement, mais il n’avait pas pensé devoir subir les dégâts collatéraux de cette invasion. L’idée que ces parasites puissent être en train de courir sur lui en ce moment même le révulse et provoque une furieuse envie de se gratter.
          Au rayon animaux, il opte pour un collier anti-puce spécial gros chien. La néolionne n’est pas bien épaisse, ça devrait aller. Il faut juste espérer qu’elle le supportera, car avec ses mains elle n’aura pas trop de difficultés à l’enlever. Tant qu’il en est aux parasites, il prend aussi de quoi la vermifuger. Une solution à verser entre les omoplates fera l’affaire. C’est efficace et facile d’emploi.
          Le choix en ce qui concerne la nourriture pour animaux est tout simplement impressionnant. Le prix, en revanche, est assez uniforme. La fourchette s’étale entre cher et très cher. Comment font les gens qui possèdent des animaux ? Ils prennent un deuxième travail la nuit pour payer la nourriture ? Et puis quoi lui prendre de toute façon ? Des paquets de croquettes pour chat ça n’existe pas en sac de vingt cinq litres. Et ce n’est pas sûr qu’elle tolèrera bien les croquettes pour chiens. Dans le doute, Antoine opte pour une attitude expérimentale. Il achète plusieurs petits paquets de différentes sortes. Il verra bien ce qu’elle mange.
          Tant qu’il est dans le rayon animaux, il hésite à prendre un jouet. Une poulet en caoutchouc qui fait du bruit ou quelque chose dans ce genre. Elle avait l’air d’être contente avec les vieilleries qu’il lui avait lancées lors du débarras. Mais finalement l’idée de la voir avec une balle en plastique dans la gueule lui semble incongrue. Elle a l’air trop humaine pour ça.
          En caisse il paye en liquide. Les cartes bancaires laissent une signature informatique. Les programmes de pistage peuvent deviner l’âge de vos parents à la façon dont vous toussez, alors autant ne pas leur laisser de traces trop évidentes à suivre. Les gens capables d’acheter ce genre d’animaux doivent avoir les moyens d’entretenir un réseau de recherche, il faut être prudent. S’il doit faire d’autres achats, il ira dans un autre grand magasin.

          Une fois chez lui, il retourne voir la néolionne. En son absence elle a consciencieusement dévoré la pâtée du matin et digère dans son nid, ne laissant dépasser qu’une jambe et un bras. Antoine récupère la gamelle et la lave au jet d’eau, déclenchant un repli général. Ce n’est pas une néolionne, c’est une torture ! A la moindre alerte elle rentre dans sa carapace.
          Comme elle est réveillée, autant en profiter. Antoine enfile ses gros gants de cuir, s’arme de son bâton et s’approche de la créature. Il soulève les couverture. Contrairement à la plupart des animaux, la néolionne a le bon sens de ne pas emmêler sa chaîne. C'est donc sans grande difficulté qu'il peut la réduire au minimum, la faisant coulisser dans l'anneau fixé au sol. La créature se laisse faire, docile, et se déplace en fonction de la traction. A la fin de l'opération, elle se retrouve dans une position pour le moins rocambolesque, face contre sol, les fesses en l’air, incapable de mordre. Antoine lui glisse alors le collier anti-puce autour du cou avant d’imprégner  sa fourrure de vermifuge.

    « Très bien ma belle. Tu as été très sage. Bonne fille. »

          Il effectue ensuite la procédure en sens inverse et rend à l’animal son périmètre de liberté.
          Depuis qu’elle est là, elle n’a jamais montré les dents, mais il faut toujours se méfier avec les animaux. C’est quand on ne fait pas attention que les accidents arrivent. Celle-ci est issue d’une longue lignée de chasseurs sanguinaires et c’est une information qu’il faut garder à l’esprit.

          Elle semble plutôt bien tolérer le collier. D’une main pensive elle le caresse doucement. C’est assez rassurant. Avec un peu de chance elle ne l’enlèvera pas. Etrangement ça lui va bien.

          Une fois ou deux, il a pu observer qu’elle savait se tenir debout bien droite au lieu de la posture voûtée qu’elle adopte d’habitude. Mais la chaîne l’en empêche dès qu’elle s’éloigne un peu de son nid. Au bord de son périmètre de mouvement, là où elle vient chercher sa nourriture, elle est forcément à quatre pattes. Si elle continue à se montrer aussi coopérante, il envisagera peut être de l’attacher au niveau du pied. Si elle n’avait pas ces dents ce serait déjà fait, mais elle reste un animal sauvage. Il faut rester sur ses gardes. Saleté de dents !
          Lorsqu’elle se redresse elle a tout de suite un air plus humain. Sa fourrure cache un peu ce que les sous-vêtements dissimulent d’habitude mais sans y parvenir tout à fait. Elle est aussi belle qu’impudique. C’est incroyable !

          Avant de se laisser aller plus à la rêverie, Antoine quitte le hangar. Il est temps de préparer le repas. Ce soir, ce sera grillade. Le fond de l’air est encore assez doux pour la saison, et même si les mauvais jours approchent, il n’y a pas de raison de ne pas faire durer un peu l’été.
          Au milieu de la cour trône une petite table sur laquelle il dépose son plateau de nourriture, puis, à deux pas de là, il rejoint le barbecue et prépare son feu. Il est assez fier d’allumer son foyer à l’ancienne. Le tout est d’aller progressivement et de ne surtout jamais l'étouffer. Du papier d’abord, quelques petites branches, puis des branches plus grosses. On allume par la base. Au fur et à mesure que le feu grignote ce premier foyer, on lui donne des branches de plus en plus grosses jusqu’à obtenir une belle flambée. On laisse brûler encore un peu, puis on remue le tout pour que le foyer se transforme en brasier. C'est tout un art.
          Par la fenêtre de l’étable, la néolionne ne loupe pas une miette de ce curieux manège. C’est la première fois qu’elle regarde dans sa direction sans se sentir obligée de détourner le regard. Toute fascinée qu’elle est par le feu, elle en oublie qu’elle regarde un maître.
          Lorsque les saucisses rejoignent la préparation, l’intérêt se fait plus enthousiaste encore. Les volutes de fumées odoriférantes sont emportées par le vent jusqu’à l’étable et déclenchent chez elle un appétit évident. Après tout, son système digestif est censé supporter la nourriture humaine, autant qu’elle en profite de son vivant. Antoine fait un aller retour jusqu’au mobile-home pour ramener un peu plus de grillades. Il cuisinera pour deux finalement.

          Un des inconvénients qu’il y a à vivre en forêt, c’est qu’on ne voit pas l’horizon. Aussi, c’est presque de façon simultanée qu’Antoine découvre les gros nuages qui le surplombent et la pluie qu’ils déversent. Il a juste le temps de sauver les grillades avant de se réfugier dans l’étable. Sur la table, dehors, la pile d’assiettes en carton se gorge d’humidité tandis que les braises s’éteignent en crépitant silencieusement, couvertes par le bruit de l’eau qui tombe.

          La créature se soucie peu de la météo. Excitée par l’odeur de nourriture, elle trépigne d’impatience, à genoux en face de sa gamelle. Antoine s’assoit à son tour, en tailleur en face d’elle, le plateau de grillades à ses côtés.

    « Tu vas te régaler ma belle. Du bon miam-miam ce soir »

          D’un geste souple il lance deux saucisses dans le récipient. La néolionne s’en saisit d’un bond, une dans chaque main et débute aussitôt son repas, arrachant de larges bouchées, avalant sans presque mâcher la chair chaude et épicée. Fidèle à son habitude c’est avec un autre bruit que celui de la mastication qu’elle enfourne ainsi la nourriture. Cela dit son langage corporel et la vitesse à laquelle elle engloutit témoignent du plaisir évident qu'est le sien.
          C’est vrai que c’est bon. Ravi que sa cuisine soit appréciée à ce point, Antoine dévore lui aussi. La peau est croustillante mais la viande n’est pas sèche. Elle libère dans la bouche un jus qui est un vrai délice pour les papilles. En ce qui concerne le lard, c’est l’inverse, cuit à point il est sec et très salé sans être brûlé. Rien de pire que du lard noirci.

          Dehors la pluie continue de tomber à verse, mais peu importe. L’espace d’un instant, l’homme et la créature partagent un moment hors du temps où les frontières s’abolissent, le temps d’un repas les différences s’estompent.
          C’est après avoir été resservie trois fois que la néolionne rompt la magie de l’instant en se levant pour aller faire ses besoins dans un coin de la stalle. La réalité de la situation revient à la conscience d’Antoine qui ne sait plus, d’un coup,  s'il doit se sentir honteux de voir en elle un animal ou bête de la voir parfois sous un jour humain.
          C’est profondément troublé qu’il finit par réintégrer son mobile-home, traversant la cour à l’occasion d’une accalmie. Les quelques gouttes qui lui tombent dessus ne parviennent pas à le sortir de ses pensées.

    Cette nuit encore, il dort mal.


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