• Chapitre 12 : Soins

         Ca doit faire longtemps que la pharmacienne n’a pas vendu un paquetage pareil à un particulier. Ce genre de vente est plus du ressort des pharmacies mobiles, spécialisées dans le soin à domicile. Il a fallu attendre un peu que le coursier ramène, depuis le dépôt, les poches de perfusion qui n'étaient pas en stock.
         Sur le trajet, Antoine réfléchit. Il a rappelé le docteur. Tout se passe bien. La néolionne dort paisiblement et sa tension continue à remonter progressivement. La respiration est bien meilleure. Si tout continue comme ça, les choses devraient s’arranger. L’antibiotique a fini de couler et le médicament contre la fièvre passe à son tour. La température devrait revenir à la normale rapidement si tout va bien.
         Il a l’air d’être un homme à tenir sa parole, ce médecin. C’est rassurant. Ca a été une bonne idée de l’appeler. Il ne veut pas accepter l’idée qu’elle est humaine, mais il la soigne bien et il ne la trahira pas. C’est déjà inespéré.
         Antoine s’en veut un peu. Il aurait aimé trouver les arguments pour le convaincre. Le fait qu’elle soit habillée n’a malheureusement pas suffi. Ca semblait pourtant une bonne idée. C’est vrai qu’en ce moment elle ne peut pas faire la preuve de quoi que ce soit, mais le docteur aurait dû le croire. C’est un homme bienveillant. S’il n’arrive pas à convaincre les personnes sympathiques, comment fera-t-il avec les autres ? Elle mérite d’être traitée comme une humaine. Ce n’est pas bien de ne pas lui parler, de l’ignorer.
         Il se sent ridicule. Le médecin le traite comme une petite vieille qui aurait habillé son caniche. Pas évident, dans cette situation, d’insister pour qu’il parle au caniche en question. Le faire c’est risquer de se sentir un peu plus humilié encore. Ne rien faire c’est se sentir coupable vis-à-vis d’elle.
         Hier il aurait été prêt à se battre contre quiconque aurait nié son humanité et, dès aujourd’hui, il s’écrase devant le premier médecin venu qui la traite comme un animal. Il se fait honte.
         Antoine ressasse ces idées. Elles tournent en boucle dans sa tête, obsédantes. Tant pis pour son ego, il faut que le docteur Drutch change d’avis. Mieux vaut passer pour un imbécile aux yeux de cet homme que de se sentir minable à chaque fois qu’il la regardera. Hier il était un chevalier défendant ses droits et son honneur, aujourd’hui il faudrait qu’il la laisse subir un affront pareil sans réagir ?
         C’est sur ces pensées qu’il rentre chez lui, portant les sacs volumineux qui contiennent ses emplettes. Le docteur Drutch est assis à côté du lit. Il tient, dans sa main, la main de sa patiente. Est-ce que les vétérinaires tiennent la patte des animaux qu’ils soignent ? Ou est-ce un geste qu’on réserve aux patients humains ? En tout cas ça ne semble pas péjoratif. Ce n’est pas comme s’il avait été en train de la gratter entre les  oreilles ou de la caresser.

    - Comment va-t-elle Docteur ?
    - Bien. Elle a ouvert les yeux un peu tout à l’heure. Elle a eu peur quand elle m’a vu mais j’ai réussi à la rassurer. Elle s’est rendormie.
    - Elle a très peur des couteaux. Je pense que ça l’a terrifiée de vous voir inciser tout à l’heure. Ca a été toute une histoire pour lui en faire tenir un et lui faire couper un fruit.
    - Elle sait manier des outils ?
    - Elle a appris à se servir d’un couteau et d’une fourchette hier. Elle est encore maladroite mais elle apprend vite. Elle est beaucoup plus humaine que ce que vous pouvez croire docteur. Il faudra que vous la voyiez quand elle sera réveillée. Vous comprendrez.
    - Je l’ai beaucoup regardée pendant que vous étiez parti. Au bout d’un moment on finit par oublier les poils et les crocs. On s’habitue. C’est étrange comme sensation de rester là à la veiller.

         Le médecin, toujours assis au chevet de son étrange patiente se fait alors pensif. Son regard quitte le décor pour se plonger dans sa mémoire.

    - Quand j’ai des patients qui vont mourir à domicile, je m’arrange pour passer les voir régulièrement. Parfois les médicaments les endorment tellement que c’est à peine s’ils se rendent compte de ma présence. Les familles me font entrer dans leurs chambres. Ils s’attendent à ce que je les examine, que je leur prenne le pouls. Alors je prends une chaise, je m’assois tranquillement, et je leur prends la main. Je reste comme ça, en silence, et je les regarde. Comme je l’ai fait pour elle.
         Les familles n’aiment pas ça au début. Ils espèrent un miracle. Ils pensent que si je prend sa tension je vais découvrir d’un coup une solution magique. C’est faux. Tout ce que je risque de trouver c’est une tension trop basse ou trop haute. Alors je vais me cacher derrière un savoir faire rassurant. La plupart du temps cela revient à prescrire un médicament et s’en aller avec la satisfaction du devoir accompli.
         Dans ces cas là, les familles sont heureuses. Elles me remercient et s’en vont à la pharmacie acheter le médicament. Puis ils torturent un peu la personne qu’ils aiment pour lui faire prendre un remède qui ne va pas la sauver. Mais au moins ils ont l’impression d’être utile, d’avoir fait quelque chose.

         Le temps d'un soupir, les épaules du docteur Drutch s'affaissent. Puis il se ressaisit avant de continuer.

    - Il faut savoir quand s’arrêter. Personne n’est choqué quand un mécanicien vous annonce que faire des réparations sur un véhicule n’a plus de sens. En médecine ça devrait être pareil.
    Quand c'est une fin de vie, c'est ce que j'essaye de faire. Au début de la maladie j’examine, j’écoute et je prescris. Puis progressivement le temps d’examen et de prescription diminue et le temps d’écoute augmente. Il faut des antalgiques bien sûr. On ne va pas laisser les gens souffrir. Mais en dernier ressort, quand ils ne parlent plus, c’est en regardant leur visage, en sentant la crispation de leurs mains, les positions de leurs corps, qu’on voit si on a fait ce qu’il fallait.
    Les familles finissent par comprendre, si on le leur montre, que juste être là c’est déjà faire beaucoup.
     - Pourquoi vous me dites ça docteur ? Elle va mourir ?
    - Non, je ne pense pas. Elle a l’air plus sereine, plus reposée. Juste me retrouver là, à lui tenir la main comme ça, m’a fait revenir en mémoire ces moments passés avec ces patients. C’est étrange mais je l’ai trouvée beaucoup plus humaine par ce contact que par tout ce que vous avez pu me raconter sur ses prouesses. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire.
    - Je pense que je comprends. Il y a une chance que vous lui parliez un peu alors ?
    - C’est déjà fait, monsieur Deschamps. C’est déjà fait. Pendant que vous n’étiez pas là… Quand elle était effrayée... Avant qu’elle me laisse attraper sa main, je l’ai rassurée de la voix. Et puisque cela semble important pour vous, sachez que je l’ai vouvoyée.
    - Merci Docteur. Merci pour elle.
    - De rien monsieur Deschamps. C’est vraiment une journée très étrange que vous me faites vivre aujourd’hui.
    - Je sais. Je suis désolé de vous avoir dérangé comme ça. Je ne pouvais pas faire autrement.
    - Ne vous excusez pas. Je suis venu de mon plein gré. Et puis ça m’a permis de me défausser d’une de mes patientes casse pied sur un collègue. Avec un peu de chance elle en tombera amoureuse et me laissera en paix.

         Lâchant la main de sa patiente endormie, le docteur Drutch se lève et vient examiner les achats d'Antoine. Visiblement tout est là. Il ne manque rien pour la soigner. Parfait!
         Antoine se dirige vers le coin cuisine, ouvre quelques placards avant de se retourner vers le médecin.


    - Vous avez faim docteur ?
    - Si vous vous faites quelque chose, je ne dirais pas non. Au cabinet ma secrétaire va me chercher un sandwich que je mange entre deux consultations. Mais là,  je me vois mal lui demander de me livrer à domicile.
    -Effectivement. Et puis je ne tiens pas à mettre trop de monde dans la confidence. Est-ce que des pâtes et du steak haché ça vous ira ?
    - Ce sera parfait monsieur Deschamps. Après le repas je vous montrerai les soins. Il va falloir apprendre à jouer à l'infirmière.
    - Ce n’est pas trop compliqué ?
    - Pour les pansements je pense que vous allez vous en tirer. Ce sont des pansements d’abcès. Le tout c’est de ne pas les laisser se refermer. Ils n'ont pas à être stériles. Prendre la tension et s’occuper de la perfusion c’est un coup de main à prendre, mais vous allez voir, ce n’est pas aussi sorcier que ce que l’on croit. En faisant les choses à votre rythme ça va passer tout seul.

         Le repas se déroule dans une ambiance étrangement détendue. Le docteur Drutch ne se prend pas très au sérieux. Le passé judiciaire de son hôte ne semble pas l’émouvoir outre mesure.
         Au cours de l’après midi, Antoine se montre un élève sérieux et doué. Il apprend rapidement comment mesurer une tension et mettre en place les produits de perfusion.
         Lorsque les deux hommes ne sont pas occupés à soigner la néolionne ou à l’accompagner aux toilettes, ils discutent. Les débats tournent autour du statut de la patiente. Le docteur, en farouche cartésien, s’applique à raisonner à partir de faits établis. Antoine, quant à lui, s’appuie plus sur son ressenti, l’observation et l’histoire. Il marque d’ailleurs un point quand il fait remarquer au docteur que bon nombre de racistes tentent d’appuyer leurs raisonnements par des approches scientifiques. Cela ne rend pas les propos qu’ils tiennent moins haïssables pour autant.
         L’argumentation majeure du médecin tient au principe de l’âme. Les lions en sont dépourvus et il est impossible que leurs descendants en aient été dotés d’une manière ou d’une autre. Antoine ne peut s’empêcher de lui faire remarquer que s’appuyer sur des principes religieux, dans le cadre d’une argumentation qui se veut scientifique, n’est pas forcément cohérent.
         La discussion diverge ensuite sur le statut qu’elle aurait si elle n’était pas le résultat de manipulations humaines, mais si elle venait d’une autre planète. Dans ce cas là son génome serait également différent de celui de l’homme mais quelle serait l’attitude à avoir avec elle ? Comment faudrait-il la traiter ? Quels seraient ses droits ?
         Pendant ce temps, la néolionne émerge parfois de son inconscience. Dans un demi sommeil, les yeux fermé, elle se laisse bercer par le son de leurs voix. Elle comprend bien qu'ils parlent d'elle, mais le sens de leurs propos lui échappe totalement. En tout cas ils sont bienveillants. C'est tout ce qui compte finalement.

         En début de soirée ils ne savent toujours pas si elle est humaine, mais ils conviennent que cela importe peu. Ce n’est pas ce qu’elle est qui est important, c’est la façon dont elle mérite d’être traitée. Se comporter de façon humaine avec quelqu’un ne dépend pas, finalement, de l’humanité qu’il peut y avoir en lui mais de celle qu’on a en soi.
         Sur ces bonnes paroles le docteur finit par prendre congé en promettant de repasser les voir le lendemain après son travail. Il refuse tout payement sous prétexte qu’elle n’existe légalement pas et qu’il ne peut donc rien facturer. C’est un argument oiseux, Antoine le sait bien.  Il tente d’insister un peu mais visiblement sans aucune chance de succès.

          Sur la route qui le ramène à son domicile, Le docteur Drutch se perd dans ses pensées. Quelle journée!

         Arrivé chez lui, il actionne l’ouverture automatique du garage et rentre la voiture, puis il éteint le contact. Assis au volant sans bouger, il laisse son regard fixer le vide. Enfin il se décide à sortir de son véhicule. Il prend sa sacoche et se dirige vers la porte de chez lui. A l’intérieur des voix d’enfants en train de jouer résonnent. A peine a-t-il ouvert la porte qu'il devient la cible de ce tumulte.

    « Papa !!!! »

         Deux petites fusées couleur chocolat au lait traversent le salon pour se jeter dans ses bras.
    Sa femme arrive à son tour.

    - Ca va? T'as l'air étrange.
    - Ce n'est rien. Juste une journée très étrange.

         Incapable d'en dire plus sans trahir son secret, il se contente de la regarder. Ses yeux trahissent le trouble qui l'habite mais peu importe.
         Comme elle est belle! Sa peau noire est sans défaut. Ses grands yeux marron le fixent avec cette perpétuelle inquiétude. Quand cessera-t-elle de se faire du souci comme cela? Peu importe. Pour le moment il n'a pas besoin de mots.
         Tenant ses filles dans ses bras, le docteur Drutch s'approche de sa femme. Tandis qu'elle l'enlace il plonge son visage contre son cou, respirant aussi profondément qu'il le peut les odeurs des siens.
         Tout va bien. Le cas d’une patiente l’a un peu troublé mais tout va bien puisqu’il est avec elles. Le monde extérieur disparaît peu à peu, noyé par le parfum de sa famille. Il sait qu’il est loin d’avoir fini de réfléchir. Mais pour l'instant rien ne compte. Le médecin disparaît et s'efface devant l'homme comblé. Il s’abandonne au plaisir simple et animal de sentir aimé.
         Parfois ça fait du bien quand la tête s’arrête. On sait qu’elle va reprendre le contrôle à un moment ou un autre, mais on se sent bien plus vivant quand c’est le cœur qui parle.

         Il réfléchira plus tard.

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  • Commentaires

    1
    mikaroman Profil de mikaroman
    Dimanche 6 Novembre 2011 à 13:43
    Ce chapitre me laisse une impression étrange. Je le trouve maladroit mais je n'arrive pas à mettre le doigt sur les choses à changer. Cela est sans doute du au trop grand nombre de lecture et relecture récente. Je le mets en ligne malgré tout car il faut bien avancer, mais n'hésitez pas à pointer du doigt les défauts que vous verrez. Je le retravaillerai en conséquence.

    Sur ces bonnes paroles, je file m'atteler aux chapitres suivants, il me reste du travail à faire dessus.
    2
    mikaroman Profil de mikaroman
    Dimanche 1er Avril 2012 à 15:44

    Reprise des activités sur ce blog prochainement. Le temps pour moi de relire le précédent roman, corriger quelques points et retenter l'aventure de la soumission aux éditeurs. Je continue à travailler sur celui ci en parallèle.

    3
    mikaroman Profil de mikaroman
    Samedi 30 Juin 2012 à 09:45

    Je viens de finir les corrections du précédent roman. Je travaille encore un peu sur les envois aux éditeurs puis je reviendrai ici pour finir celui ci.

     

    Désolé pour ce LONG intermède.

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