• Chapitre 6 : Elevage

         Il faut se rendre à l’évidence : les supermarchés sont très mal achalandés pour ce qui est de l’élevage des néolions. Antoine s’y attendait, mais à ce point là c’en est presque révoltant. On pense toujours qu’on peut trouver tout et n’importe quoi dans ces temples de la consommation. Quand on cherche quelque chose de pointu on s’aperçoit qu’on y trouve surtout du n’importe quoi.
          Pour être tout à fait honnête, il faut dire que ces animaux ne sont pas censés exister en dehors de leurs usines de production. Mais cela dit, Antoine n’est pas exactement un modèle d’honnêteté. Il n’est pas un modèle de calme non plus. Etre réveillé à trois heures du matin par des morsures de puces, cela ne faisait pas partie des inconvénients qu’il avait envisagés.
          Il avait bien remarqué qu’elle se grattait frénétiquement, mais il n’avait pas pensé devoir subir les dégâts collatéraux de cette invasion. L’idée que ces parasites puissent être en train de courir sur lui en ce moment même le révulse et provoque une furieuse envie de se gratter.
          Au rayon animaux, il opte pour un collier anti-puce spécial gros chien. La néolionne n’est pas bien épaisse, ça devrait aller. Il faut juste espérer qu’elle le supportera, car avec ses mains elle n’aura pas trop de difficultés à l’enlever. Tant qu’il en est aux parasites, il prend aussi de quoi la vermifuger. Une solution à verser entre les omoplates fera l’affaire. C’est efficace et facile d’emploi.
          Le choix en ce qui concerne la nourriture pour animaux est tout simplement impressionnant. Le prix, en revanche, est assez uniforme. La fourchette s’étale entre cher et très cher. Comment font les gens qui possèdent des animaux ? Ils prennent un deuxième travail la nuit pour payer la nourriture ? Et puis quoi lui prendre de toute façon ? Des paquets de croquettes pour chat ça n’existe pas en sac de vingt cinq litres. Et ce n’est pas sûr qu’elle tolèrera bien les croquettes pour chiens. Dans le doute, Antoine opte pour une attitude expérimentale. Il achète plusieurs petits paquets de différentes sortes. Il verra bien ce qu’elle mange.
          Tant qu’il est dans le rayon animaux, il hésite à prendre un jouet. Une poulet en caoutchouc qui fait du bruit ou quelque chose dans ce genre. Elle avait l’air d’être contente avec les vieilleries qu’il lui avait lancées lors du débarras. Mais finalement l’idée de la voir avec une balle en plastique dans la gueule lui semble incongrue. Elle a l’air trop humaine pour ça.
          En caisse il paye en liquide. Les cartes bancaires laissent une signature informatique. Les programmes de pistage peuvent deviner l’âge de vos parents à la façon dont vous toussez, alors autant ne pas leur laisser de traces trop évidentes à suivre. Les gens capables d’acheter ce genre d’animaux doivent avoir les moyens d’entretenir un réseau de recherche, il faut être prudent. S’il doit faire d’autres achats, il ira dans un autre grand magasin.

          Une fois chez lui, il retourne voir la néolionne. En son absence elle a consciencieusement dévoré la pâtée du matin et digère dans son nid, ne laissant dépasser qu’une jambe et un bras. Antoine récupère la gamelle et la lave au jet d’eau, déclenchant un repli général. Ce n’est pas une néolionne, c’est une torture ! A la moindre alerte elle rentre dans sa carapace.
          Comme elle est réveillée, autant en profiter. Antoine enfile ses gros gants de cuir, s’arme de son bâton et s’approche de la créature. Il soulève les couverture. Contrairement à la plupart des animaux, la néolionne a le bon sens de ne pas emmêler sa chaîne. C'est donc sans grande difficulté qu'il peut la réduire au minimum, la faisant coulisser dans l'anneau fixé au sol. La créature se laisse faire, docile, et se déplace en fonction de la traction. A la fin de l'opération, elle se retrouve dans une position pour le moins rocambolesque, face contre sol, les fesses en l’air, incapable de mordre. Antoine lui glisse alors le collier anti-puce autour du cou avant d’imprégner  sa fourrure de vermifuge.

    « Très bien ma belle. Tu as été très sage. Bonne fille. »

          Il effectue ensuite la procédure en sens inverse et rend à l’animal son périmètre de liberté.
          Depuis qu’elle est là, elle n’a jamais montré les dents, mais il faut toujours se méfier avec les animaux. C’est quand on ne fait pas attention que les accidents arrivent. Celle-ci est issue d’une longue lignée de chasseurs sanguinaires et c’est une information qu’il faut garder à l’esprit.

          Elle semble plutôt bien tolérer le collier. D’une main pensive elle le caresse doucement. C’est assez rassurant. Avec un peu de chance elle ne l’enlèvera pas. Etrangement ça lui va bien.

          Une fois ou deux, il a pu observer qu’elle savait se tenir debout bien droite au lieu de la posture voûtée qu’elle adopte d’habitude. Mais la chaîne l’en empêche dès qu’elle s’éloigne un peu de son nid. Au bord de son périmètre de mouvement, là où elle vient chercher sa nourriture, elle est forcément à quatre pattes. Si elle continue à se montrer aussi coopérante, il envisagera peut être de l’attacher au niveau du pied. Si elle n’avait pas ces dents ce serait déjà fait, mais elle reste un animal sauvage. Il faut rester sur ses gardes. Saleté de dents !
          Lorsqu’elle se redresse elle a tout de suite un air plus humain. Sa fourrure cache un peu ce que les sous-vêtements dissimulent d’habitude mais sans y parvenir tout à fait. Elle est aussi belle qu’impudique. C’est incroyable !

          Avant de se laisser aller plus à la rêverie, Antoine quitte le hangar. Il est temps de préparer le repas. Ce soir, ce sera grillade. Le fond de l’air est encore assez doux pour la saison, et même si les mauvais jours approchent, il n’y a pas de raison de ne pas faire durer un peu l’été.
          Au milieu de la cour trône une petite table sur laquelle il dépose son plateau de nourriture, puis, à deux pas de là, il rejoint le barbecue et prépare son feu. Il est assez fier d’allumer son foyer à l’ancienne. Le tout est d’aller progressivement et de ne surtout jamais l'étouffer. Du papier d’abord, quelques petites branches, puis des branches plus grosses. On allume par la base. Au fur et à mesure que le feu grignote ce premier foyer, on lui donne des branches de plus en plus grosses jusqu’à obtenir une belle flambée. On laisse brûler encore un peu, puis on remue le tout pour que le foyer se transforme en brasier. C'est tout un art.
          Par la fenêtre de l’étable, la néolionne ne loupe pas une miette de ce curieux manège. C’est la première fois qu’elle regarde dans sa direction sans se sentir obligée de détourner le regard. Toute fascinée qu’elle est par le feu, elle en oublie qu’elle regarde un maître.
          Lorsque les saucisses rejoignent la préparation, l’intérêt se fait plus enthousiaste encore. Les volutes de fumées odoriférantes sont emportées par le vent jusqu’à l’étable et déclenchent chez elle un appétit évident. Après tout, son système digestif est censé supporter la nourriture humaine, autant qu’elle en profite de son vivant. Antoine fait un aller retour jusqu’au mobile-home pour ramener un peu plus de grillades. Il cuisinera pour deux finalement.

          Un des inconvénients qu’il y a à vivre en forêt, c’est qu’on ne voit pas l’horizon. Aussi, c’est presque de façon simultanée qu’Antoine découvre les gros nuages qui le surplombent et la pluie qu’ils déversent. Il a juste le temps de sauver les grillades avant de se réfugier dans l’étable. Sur la table, dehors, la pile d’assiettes en carton se gorge d’humidité tandis que les braises s’éteignent en crépitant silencieusement, couvertes par le bruit de l’eau qui tombe.

          La créature se soucie peu de la météo. Excitée par l’odeur de nourriture, elle trépigne d’impatience, à genoux en face de sa gamelle. Antoine s’assoit à son tour, en tailleur en face d’elle, le plateau de grillades à ses côtés.

    « Tu vas te régaler ma belle. Du bon miam-miam ce soir »

          D’un geste souple il lance deux saucisses dans le récipient. La néolionne s’en saisit d’un bond, une dans chaque main et débute aussitôt son repas, arrachant de larges bouchées, avalant sans presque mâcher la chair chaude et épicée. Fidèle à son habitude c’est avec un autre bruit que celui de la mastication qu’elle enfourne ainsi la nourriture. Cela dit son langage corporel et la vitesse à laquelle elle engloutit témoignent du plaisir évident qu'est le sien.
          C’est vrai que c’est bon. Ravi que sa cuisine soit appréciée à ce point, Antoine dévore lui aussi. La peau est croustillante mais la viande n’est pas sèche. Elle libère dans la bouche un jus qui est un vrai délice pour les papilles. En ce qui concerne le lard, c’est l’inverse, cuit à point il est sec et très salé sans être brûlé. Rien de pire que du lard noirci.

          Dehors la pluie continue de tomber à verse, mais peu importe. L’espace d’un instant, l’homme et la créature partagent un moment hors du temps où les frontières s’abolissent, le temps d’un repas les différences s’estompent.
          C’est après avoir été resservie trois fois que la néolionne rompt la magie de l’instant en se levant pour aller faire ses besoins dans un coin de la stalle. La réalité de la situation revient à la conscience d’Antoine qui ne sait plus, d’un coup,  s'il doit se sentir honteux de voir en elle un animal ou bête de la voir parfois sous un jour humain.
          C’est profondément troublé qu’il finit par réintégrer son mobile-home, traversant la cour à l’occasion d’une accalmie. Les quelques gouttes qui lui tombent dessus ne parviennent pas à le sortir de ses pensées.

    Cette nuit encore, il dort mal.

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