• Chapitre 7 : La place du maître

          Pour la huitième fois, Antoine se réveille en sursaut. Encore un cauchemar ! A chaque fois, c’est la même chose, il ouvre les yeux d’un coup, trempé de sueur, tantôt honteux tantôt effrayé. Les rêves alternent de scènes allant d’un érotisme contre nature à une violence sordide. A chaque fois elle est là, couverte de fourrure, nue et muette. Parfois ses propriétaires se mêlent aux évènements. Cette fois-ci ils ont eu le bon goût de le tuer avant que le rêve ne vire au glauque, le laissant dans un état d’excitation malvenu.
         Il fait jour dehors. Antoine ne sait pas trop si le réveil a sonné ou non. Il l’a sans doute éteint avant de se rendormir et de l’oublier. Ceci expliquerait la position, cadran contre la table de nuit, de l’appareil.
         Il n’arrive pas à chasser de sa mémoire les images des différents cauchemars. Elle s’effaceront sans doute dans la matinée.
         Si on s’en fie à la luminosité, il doit être dix heures. La néolionne n’a pas encore mangé. Tant pis, elle attendra. Ca ne la tuera pas.
         Avec des gestes lourds, Antoine entame son rituel matinal. D’abord les toilettes. Puis se brosser les dents pendant que le café coule.
         La douche chaude le réveille sans parvenir à chasser les images obsédantes. Ca semblait tellement réel. Elle a l’air tellement réelle, tellement humaine. C’est sa faute. Quand elle se tient debout, la ressemblance est vraiment trop frappante.

         Fini les repas en tête à tête. Chacun sa place !

         Lorsqu’il émerge du mobile-home, une gamelle pleine à la main, il aperçoit la créature. Debout dans l’étable, elle le guette depuis la fenêtre. Elle ne le regarde toujours pas dans les yeux, mais elle a l’air d’être désormais capable de l’observer. En tout cas, elle semble avoir moins peur. Beaucoup moins peur. Bon ou mauvais signe ?

         Sensible à l’humeur de son maître, le visage de la néolionne s’assombrit à son tour. Lorsqu’il pénètre dans l’étable, il la trouve debout, dans une attitude respectueuse, comme une petite fille qui aurait bien saisi que son père est fâché mais ne comprendrait pas pourquoi. Comment fait-elle pour avoir cet air là ?
         Si les singes sont des cousins de l’homme, cette créature est une voisine. Et tout le monde sait que c’est malsain d’avoir des vues sur la voisine. Ca fait désordre.
         Il a beau se rappeler que les images dans sa tête sont issues d’un cauchemar, elles le poursuivent. Dès qu’il ferme les paupières, elles l'assaillent. Et quand ils les ouvre, elle est là, debout et soumise, innocente. Agaçante!
         Il pose la gamelle sur le sol. Tandis qu’elle s’agenouille pour manger, Antoine pénètre dans la stalle, armé de son bâton. Arrivé près du nid, il tire sur la chaîne, la forçant à reculer. Docile, elle suit le mouvement tout en emportant dans ses mains la précieuse nourriture. Il ne faut que quelques secondes pour raccourcir le lien. Désormais son périmètre de mouvement est plus faible, mais au moins elle ne pourra plus se tenir debout.
         Quand enfin elle achève son repas, elle tente de se relever mais comprend rapidement que c’est sans espoir. En s’appuyant sur ses paumes et ses genoux elle retourne dans son nid de couvertures et se roule en boule, tournant résolument le dos à son maître, visiblement triste et résignée.

         Le reste de la journée, bien entamée par le réveil tardif, Antoine le passe dans le mobile-home. Il faut se faire oublier de toute façon, alors autant ne rien faire, c’est le meilleur moyen de ne pas attirer l’attention.
         Vissé sur le canapé, il fait défiler d’un œil absent, les programmes de la télévision. Il a beaucoup de choix, mais rien d’intéressant. Le temps de faire défiler tous les canaux, les premiers programmes ineptes ont été remplacés par d’autres tout aussi captivants. Et c’est reparti pour un tour. Ce morne visionnage a au moins l’effet de chasser les images obsédantes qui le poursuivent… Presque.

         Antoine a du mal à s’expliquer la colère que cette bête provoque en lui aujourd’hui. C’est un animal. Elle ne fait pas exprès de ressembler à une femme. Elle a été faite comme ça, c’est tout. Elle n’est pas non plus responsable des rêves de cette nuit même si elle y tenait une bonne place. Mais c’est plus fort que lui. La savoir là , dans le hangar, attachée et docile, le met, lui, dans une position tellement tordue... Si elle n’avait pas l’air si humaine, il se ferait moins l’effet de devenir un psychopathe. S'il n’y avait pas ces images de la nuit dernière qui lui revenaient en tête…. Si seulement elles voulaient bien s’effacer... Plus il essaye de les oublier, plus elles se gravent profondément en lui. C’est à devenir fou.

         Abruti par l'ennui, il finit par s’endormir d’un sommeil sans rêves.

         Lorsqu’il se réveille enfin, la nuit est déjà tombée. Bizarrement il se sent plus frais, plus reposé, plus serein. Il n’avait pas vraiment voulu cette sieste mais elle lui a fait du bien. Les images dans sa tête sont bien moins distinctes, il arrive à les mettre à distance. Bientôt elles auront rejoint les limbes dont elles sont issues.
         Sa pensionnaire doit avoir faim, il se fait tard et elle n’a mangé qu’une fois aujourd’hui. Ce n’est pas sérieux de se laisser aller ainsi. Elle vaut un paquet de fric il faut s’en occuper mieux que ça. Hors de question de la remettre debout, mais il peut toujours lui faire un bon repas pour se faire pardonner. Pommes de terre sautées et steak haché à la poêle. Ca la changera des croquettes et ça diversifiera un peu son alimentation. Si elle aime ça autant que les saucisses, elle va se régaler.  Cette fois-ci par contre, il ne mangera pas avec elle. Sa part à lui, il la prendra dans le mobile-home. Les humains d’un côté, les animaux de l’autre. C’est le meilleur moyen de ne pas confondre.

         Dehors l’air est froid mais sec. Un petit vent léger fait bruisser les feuilles qui s’accrochent encore aux branches. Bientôt elles abdiqueront et la lumière pourra pénétrer dans les bois, mais pour l’instant la lune ne parvient à toucher le sol que de quelques maigres rayons.

         La néolionne, endormie, sursaute quand il allume les néons de l’étable. Son buste seul émerge de son tas de couverture alors qu’elle s’étire. La pauvre bête, elle ne se rend pas compte. On dirait presque une vraie femme qui sort du lit. Cela dit, une vraie femme se serait sûrement montrée plus incommodée par la proximité des urines et selles de l’après-midi. C’est presque rassurant. Heureusement qu’il y a des détails de ce genre qui permettent de recadrer la réalité.

         Quand le parfum de la nourriture lui arrive au museau, le sommeil s’évanouit comme par magie. Elle se précipite hors de son nid et s’avance à quatre pattes pour recevoir sa part tandis qu'Antoine dépose les gamelles.

         Pendant qu’elle se rassasie, Antoine nettoie ses besoins d’un petit coup de jet d’eau. Puis, il reste debout, la regardant finir son repas. Mu par une soudaine envie, il s’approche doucement, son manche de pioche à la main dans un souci de sécurité. Alors qu’il s’agenouille à côté d’elle, la créature se raidit, continuant de manger tout en restant sur ses gardes.
         Précautionneusement, Antoine dépose sa main sur la fourrure du dos de l’animal. Celle-ci ne peut réfréner un tic nerveux au moment du contact, mais ne manifeste pas d’autre geste. Pas de recul ni d’agressivité. Absorbée par la nourriture, elle continue de se remplir.
         C’est un contact agréable. De sous la fourrure on peut sentir la chaleur qui irradie. Le pelage est doux. Machinalement il entreprend de lui caresser le dos tout en lui parlant d’une voix douce.

    « C’est bien, tu manges bien, tu es bien sage. »

         Une fois le repas fini, elle pose le bol sur le sol et fait le dos rond, la tête posée sur ses bras. Visiblement elle aime bien les caresses. C’est dingue la vitesse à laquelle ils s’apprivoisent ces animaux-là.
     
    « C’est une gentille mémère ça. Tu es très sage et toute douce.  Tu as bien mangé, je suis très content de toi. C’est très bien.»

         Quand il enlève enfin sa main, elle réintègre doucement son nid et se roule en boule dedans pour s’endormir.

         Il est temps d’aller manger pour lui aussi. Il faudra qu’il se lave les mains avant le repas à cause du produit vermifuge qui doit toujours imprégner la fourrure. Alors qu’il replace du pied le caillou qui bloque la porte sans serrure, il se sent étrangement serein. Les choses sont revenues à leur place. Parfait !

    « Chapitre 6 : ElevageChapitre 8 : L'attaque »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    1
    Marquise de Miaoucha
    Mercredi 26 Octobre 2011 à 18:42

    La relation entre les deux personnages s'intensifie. Ce sont deux chapitres très intéressants, mêlant les sentiments au pragmatisme (il faut rentabiliser cette acquisition).


    J'ai hâte de lire la suite ! Parce que je suppose que ça ne va pas se passer comme on le pense...


    Par exemple, va-t-il donner un nom à sa néolionne ?

    2
    mikaroman Profil de mikaroman
    Jeudi 27 Octobre 2011 à 13:15

    Je pense réserver quelques surprises pour la suite. J'espère qu'elle te plairont.

     

    3
    Marquise de Miaoucha
    Jeudi 27 Octobre 2011 à 18:34

    J'en suis sûre ! Du moment que la néolionne ne s'appelle pas Marquise de Miaoucha !! :-D

    4
    mikaroman Profil de mikaroman
    Jeudi 27 Octobre 2011 à 18:35

    Si jamais cela advenait, je promets de la traiter mieux qu'elle n'est actuellement

     

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    5
    Marquise de Miaoucha
    Jeudi 27 Octobre 2011 à 19:28

    J'en suis sûre !! ;-)


     

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :