• Chapitre 9 : Réveil.

          Au matin, lorsque Antoine ouvre les yeux, il se rend compte qu’il n’est pas le seul à avoir fini de dormir. Toujours allongée, n’osant pas bouger, la néolionne le regarde d’un air craintif et interrogateur. Il ne peut s’empêcher de se demander quel genre de questions une fille nue peut bien se poser en se réveillant le matin dans le lit de quelqu’un sans souvenir de s’y être endormie. Bizarrement, cette pensée n’évoque plus autant de gêne en lui qu’elle ne l’aurait fait il y a seulement deux jours.
          Elle n’a plus l’air d’être en danger. Ses yeux sont vifs. Fini l’état de choc ! Les événements de la nuit lui laisseront sûrement une certaine peur des chiens.
          De derrière la fourrure du visage, deux yeux le scrutent. C’est la première fois qu’elle se laisse aller ainsi à le dévisager ouvertement. Jusque là, elle avait toujours scrupuleusement évité de le regarder en face. Son regard est insistant, elle semble demander : « Et maintenant ? Qu’est-ce qui se passe ? »
          C’est une bonne question. Une question pas formulée mais une bonne question quand même. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle ? Combien y-a-t-il encore d’autres chiens errants dans ces bois ? Combien oseront s’approcher d’une habitation ?
          Hors de question de la remettre dans le hangar tant qu’il n’est pas sécurisé. Il a failli la perdre cette nuit. Mais que faire d’elle en attendant ?
          S'il faut qu’il fasse des frais, il les fera. Elle vaut largement tout ce qu’il pourra investir. S’il doit aller acheter des matériaux, qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle pendant ce temps ? Il ne va pas la saucissonner ou la droguer, dans l’état où elle est, le temps d’aller faire des courses. Elle est encore bien trop fragile avec toutes les blessures qu’elle a subies.
          En y pensant, il faudrait peut être vérifier que les blessures se sont bien fermées. Elle ne s’est pas débattue hier pendant qu’il la soignait. C’est un animal très coopérant. Il y a fort à parier qu’elle est habituée à recevoir des soins et qu’elle ne se rebiffera pas.
          Le souci réside dans le fait qu’elle n’émet aucun son. La plupart des animaux grognent quand ils commencent à être agacés. Avec elle, il n’y aura pas de signe avant-coureur. D’un coup, elle mordra. Il faudra faire attention à ses attitudes. Antoine se demande l’espace d’un instant s’il doit aller récupérer le manche de pioche qu’il a laissé derrière lui dans l’étable.
          Oh et puis flûte ! Elle n’a jamais été agressive jusqu’à maintenant. Si elle avait dû mordre ça serait déjà fait.

          A gestes mesurés, Antoine se lève, se déplie et s’étire. Il n’a plus l’âge de dormir sur le canapé. Un début de torticolis menace de lui bloquer le cou. Un vigoureux massage, auto administré, éloigne un peu cette préoccupation. Pendant ce temps, la créature qui occupe son lit l’observe.

    « Comment cela se fait-il que ce soit moi qui dorme sur le canapé et toi dans le lit ? C’est bien parce que tu étais blessée. Sans ça tu dormais sur le tapis ma jolie »

          La dernière nuit qu’il avait passée sur le canapé date d’une fois où il s’était fâché avec son ex petite copine. Elle était finalement partie se coucher et il avait décidé de ne pas la suivre. Le lendemain matin, quand il s’était réveillé, elle avait disparu en laissant ses affaires et un mot de rupture. Il ne l’avait pas rappelée et elle non plus.
          Parfois il se demande s’il ne devrait pas tenter de renouer le contact. C’était une chic fille. Elle mettait la barre un peu haute pour lui, mais elle l’aimait et c’était réciproque. Elle avait du mal à comprendre la difficulté qu’il avait à trouver un travail honnête avec son casier judiciaire. Elle n’a pas supporté l’idée qu’il reprenne ses activités illégales.
          Sur la fin, les disputes étaient devenues quotidiennes. Elle n’arrivait plus à lui conserver de l’estime et l’amour s’évaporait en conséquence. En y réfléchissant bien, Antoine n’avait pas d’arguments à lui opposer. Il ne s’estimait pas beaucoup non plus. Difficile d’argumenter contre quelqu’un qui n’a pas tort.
          S’il arrive à tirer son épingle du jeu cette fois, il l’appellera. Fini les petits coups. Ils partiront tous les deux s’installer quelque part ailleurs. Il prendra même un job légal si elle le veut…
          Stop ! Ne pas faire de plans sur la comète ! Elle a peut-être trouvé quelqu’un d’autre à l’heure qu’il est. Il faut vivre au présent. Avant toute chose, il doit s’occuper de la bestiole et trouver un moyen de la vendre.

          Le mobile-home est constitué d’une grande pièce à tout faire et d’un petit cabinet de toilette. Le lit, coincé dans un angle, est surplombé par une fenêtre sans volets. Debout à côté du canapé, Antoine met de l’ordre dans ses idées et réfléchit à l’organisation de la journée. D’une main distraite, il évalue l’état de son menton et, comme tous les matins, se dit qu’il va se laisser pousser la barbe. Puis il se rend à la salle de bains, se brosse les dents, regarde son visage et, comme tous les matins, abandonne son projet de pilosité faciale.
          Quand il réintègre la grande pièce, la créature n’a pas bougé. Toujours assise dans le lit, elle a tiré les couvertures jusque sous son menton et scrute son maître pour deviner l’avenir.
          Sans faire de gestes brusques, il s’approche du lit et soulève la couverture pour examiner les pansements. Elle le surprend, une fois de plus, en se couvrant l’entrejambe de la main dans un geste pudique.
          C’est un geste étrange pour un animal. Elle n’a jamais manifesté la moindre retenue au sujet de sa nudité. Lorsque vient le moment d’examiner les mains de la créature, Antoine relève les couvertures afin qu’elle reste cachée. Pourquoi pas après tout. Si ça peut lui faire plaisir.

          En tout cas, il a bien bossé. Plus aucune blessure ne saigne. Cela dit, étant donné la quantité de sang qu’elle a perdu la veille, la néolionne va sûrement rester fatiguée et fragile quelques temps.  Il va lui falloir de la chaleur et du repos.
          Les draps, quant à eux, sont foutus, irrémédiablement tachés de sang. Il les lavera dans la matinée. Il serviront à renouveler les couvertures du nid.

          Alors que l’inspection s’achève, le regard de la néolionne continue à se faire insistant. Par-dessus les couvertures cette fois, elle remet les mains sur son sexe et entreprend de se dandiner d’une façon assez surprenante.

    « Tu veux aller au toilettes ? » s’exclame-t-il soudain dans un sursaut de compréhension. « Faire tes besoins, faire pipi, faire caca ? »

          Bien sûr, il fallait que ça arrive, elle n’allait pas devenir soudainement étanche. Qu’est-ce qu’il doit faire ? Lui mettre une laisse et l’emmener faire un tour dehors ? Hors de question ! Il pleut comme vache qui pisse ! Et de toute façon il fait jour. S’il ne pleuvait pas, il risquerait de s’exposer à la vue des satellites.
          C’est déjà une chance qu’elle soit propre et qu’elle n’ait pas uriné dans le lit. Vu le dandinement, cela ne va pas durer.
          Il y a des chats qui arrivent à aller sur les toilettes, il n’y a pas de raison qu’elle n’y arrive pas. Après tout c’est une cousine éloignée du chat si on réfléchit un peu. Il va falloir qu’elle apprenne et qu’elle le fasse vite.
    Doucement, par gestes, il l’invite à sortir du lit. Elle chancelle un peu lorsqu’elle se met debout mais retrouve vite son équilibre. A petits pas, il la guide vers le cabinet de toilettes. Il n’est pas bien grand mais on peut toutefois y tenir à deux sans trop de difficulté.
          D’un signe il lui désigne la cuvette. Obéissant au geste, elle s’agenouille et plonge les mains en coupe à l’intérieur dans le but évident d’étancher sa soif.
          Avec un petit rire, il fait tomber l’eau qu’elle s’apprête à porter à sa bouche et lui essuie les mains avec une serviette.

    « Non ma jolie. C’est pas comme ça. C’est sale de boire là dedans. C’est pour faire tes besoins. »

          Faire ses besoins dans de l’eau propre ? La créature semble trouver le concept aberrant et le regarde d’un air plus que perplexe.
          Comment lui faire comprendre ? C’est un animal. S'il explique elle ne comprendra pas ses mots. Peut être que s'il lui montre…Rien de tel qu’une démonstration. C’est un animal, il n’y a pas de honte à se dévêtir devant elle. Après tout elle a déjà fait ses besoins devant lui, la réciproque ne devrait pas la choquer.

    « Ne bouge pas, regarde, je vais te montrer »

          Joignant le geste à la parole, il entreprend de baisser son pantalon.
          A peine a-t-il commencé à mettre la main à sa ceinture qu’elle tombe à genoux, terrorisée. Elle enfouit sa tête sous ses bras et se recroqueville. Qu’est-ce qui lui prend ? Il ne va pas lui faire de mal. Il est juste en train de lui expliquer quelque chose, lui expliquer quelque chose en enlevant sa ceinture. Nom de Dieu !!! C’est comme ça qu’on l’a dressée ? A coup de ceinture ?
          C’est la deuxième fois qu’il la terrorise ainsi. La deuxième fois aussi qu’il se sent honteux à l’idée de l’avoir effrayée. Après tout c’est elle la bête sauvage. C’est elle qui possède des crocs. Il n’est pas un saint mais il n’est en tout cas pas la brute épaisse qu’elle semble croire.
          Des sanglots muets agitent la boule de poils recroquevillée qui gît à ses pieds. Dans un même mouvement, il réajuste sa ceinture, baisse l’abattant des toilettes, s’assoit et entreprend de lui caresser le dos en lui parlant d’une voix rassurante.

    « Là, c’est fini. Je ne vais pas te faire de mal. Tu es bien sage. Tu es une bonne fille. Là, tout doux. Je n’allais pas te frapper. »

          Finalement, les pleurs finissent par se tarir. Elle risque un œil par en dessous sa crinière. Rien ne vient. Alors elle tourne la tête, cherchant toujours son regard. Elle a des yeux tellement expressifs. Comment peut-on taper une créature pareille ? Il faut vraiment être dénué de tout cœur.
          Des larmes mouillent la fourrure de son visage. De ses yeux de petite fille, elle guette les signes de ce qu’il faut faire. Elle tremble encore.

    « Je voulais juste te montrer comment s’asseoir sur les toilettes pour faire ses besoins. Dans une maison c’est là qu’il faut les faire. Allez, lève-toi. »

          La tenant par la main, il la guide tandis qu’elle se redresse. Elle n’est pas beaucoup plus petite que lui en fait. Elle continue à chercher dans son visage les signes d’une tempête qui ne se déclenche pas. Antoine sourit en évitant de montrer les dents. Les animaux prennent souvent cela pour un signe d’agressivité quand on leur montre les dents.
          Dans un étrange pas de danse ils intervertissent leurs places afin qu’elle se trouve en position de s’asseoir. Puis il attend qu’elle se calme et l’incite à s’asseoir. Docilement elle obéit. Parfait. Il ne reste plus qu’à attendre qu’elle comprenne qu’elle peut faire ses besoins maintenant.

    « C’est bien. Très bien. Tu es une bonne fille. Maintenant fais pipi !»

          Ca ne marche pas.

    « Tu veux que je te laisse seul ? Moi ça me bloquerait si quelqu’un me regardait sur les toilettes. Je vais sortir un peu pour te laisser. Tu comprends ? »

          Hochement de tête.
          Très bien, elle a compris. Il peut sortir. Il se retourne et ouvre la porte. Son geste reste suspendu.
          Elle a compris ?
          Elle a hoché la tête !
          Il a rêvé, ce n’est pas possible ! Si elle répond quand on lui parle…
          D’un bloc il se retourne. Arrachant un sursaut et un mouvement de protection à la créature assise sur la cuvette.Le plus doucement possible il revient en face d’elle. Elle ne pleure pas mais tremble de nouveau comme une feuille. Ses mains sont toujours levées, prêtes à amortir le choc qui tarde à venir. Délicatement, il se saisit des mains et les ramène vers le bas. Il s’agenouille afin d’être le moins impressionnant possible. De la main droite il passe son doigt sous le menton de la créature et doucement lui relève la tête tandis qu’elle ouvre précautionneusement les yeux. Elle n’a pas l’habitude de regarder les gens en face. Elle a beaucoup de mal à soutenir le regard. Mais à cette distance il n’y a pas beaucoup d’échappatoires.
          Progressivement elle se rend à l’évidence et plonge ses yeux dans ceux de son vis-à-vis. Elle a l’air si intelligente.

     « Tu comprends ce que je dis ? »

          Aussitôt, affolés, les yeux se détournent de nouveau. Il n’y a nulle part où fuir. Elle finit par abdiquer et lui rend son regard.

    « Tu comprends ce que je dis ? »

          Les tremblements s’intensifient alors qu’elle ferme les yeux. Pourquoi n’y a-t-elle pas pensé plus tôt ? Si on ferme les yeux suffisamment longtemps l’univers disparaît, c’est bien connu ! Mais une voix posée retentit à nouveau à quelques centimètres devant elle. Fermer les yeux ne suffit pas.

    « Je t’ai vu hocher la tête tout à l’heure. Et maintenant tu as l’air terrorisée. Je veux juste savoir si tu comprends ce que je te dis. Je ne vais pas te faire de mal.»

          Comme à regret, la tête de la créature s’incline et se redresse en une réponse muette, puis tente de se rétracter entre ses deux épaules.  Un mouvement digne d’un escargot effrayé, mais la colonne vertébrale est un handicap pour ce genre de manœuvre.
          Trop tard pour revenir en arrière. Il ne lui reste plus qu’à attendre les coups. Elle le sait. Quelles que soient les circonstances, il ne faut pas répondre à un maître. Mais là, c’est lui qui demande ! Si on désobéit on est frappé aussi. Elle ferme les yeux et baisse la tête...

          Rien !

          Rien ne se passe.
          Pas de coups, pas de gifles, pas de cris. Elle ouvre les yeux. Il est toujours là, en face d’elle. Son visage semble choqué, vide d’expression.

          Antoine se relève doucement, abasourdi. Il ne faut surtout pas faire peur à… Peut-il encore l’appeler la créature ? Les mots lui manquent. D’un pas chancelant, il quitte la salle de bains.
          Jusqu’à présent il avait toujours cru qu’être frappé par une affirmation était une hyperbole, une exagération du langage. Sous le coup, il a du mal à reprendre ses idées. Il lui faut de l’air. Ca lui fera du bien. Peu importe la pluie, il faut qu’il sorte. L’eau fraîche lui éclaircira les idées.
          Antoine repense aux derniers jours. Il se revoit lui servir de la viande crue dans une gamelle. L’attacher avec une chaîne. La faire dormir sur une dalle en béton. Prendre un manche de pioche pour s’approcher d’elle. Si elle avait fait un geste brusque il l’aurait frappée. La forcer à marcher à quatre pattes. Les rêves aussi lui reviennent en mémoire. Saletés de rêves !
          Tout cela lui revient en mémoire d’un coup. Comme un élastique qui lui claquerait à la figure. Les images se télescopent dans sa tête. Chacune, l’une après l’autre, lui assène un autre coup. Elles défilent en boucle, revenant à la charge avant que la précédente ne se soit effacée. S’acharnant sur son esprit.
          L’attacher comme une bête ! La transporter dans un coffre ! Vouloir la droguer ! La nourrir de croquettes ! L’ignorer ! L’effrayer ! La regarder nue ! La faire dormir dans le hangar ! Il a fait tout cela ! En moins de trois jours, il lui a fait tout ça ?!

          D’un coup, il se plie en deux et tombe à genoux, les mains dans la boue et le pantalon dans une flaque. Les spasmes le saisissent soudainement. Au moins la sensation l’arrache pour un temps à la vision rétrospective des derniers jours. Son estomac se retourne et se vide. Les hauts-de-cœur se poursuivent bien après qu’il ait rendu tout ce qu’il avait dans le ventre. Il se vomit lui-même, il se déteste, il ne se pardonne pas. Il repense au fait de l’avoir regardée comme il l’a fait, et il vomit à nouveau.
          La pluie qui tombe en gouttes fines commence à délayer ce qu’il a rejeté. Ses mains changent de points d’appui pour éviter l’écoulement. Le goût acide autant qu’amer dans sa bouche entretient sa nausée. Ca recommence.
          Les nausées s’espacent progressivement. Tout a une fin. Dans un élan masochiste, il en vient presque à regretter que son corps cesse de le punir.  Il finit par pouvoir se redresser maintenant. Elle est là. De l’autre coté de la vitre. Assise sur le lit, elle le regarde d’un air inquiet.
          Elle n’est tout de même pas inquiète pour lui ? Pas après ce qu’il lui a fait ?!
          Non. Elle doit avoir peur de ce qui va suivre. Elle doit se demander ce qui va lui arriver, ce qu’il va lui faire. Mon dieu ! Que peut-elle bien imaginer ?
           Peut-être qu’elle n’a jamais vu un de ses maîtres vomir. Si ça se trouve, elle s’inquiète réellement pour lui tout compte fait. Peut être qu’elle vaut bien plus que lui et qu’elle est encore capable de compassion après tout ce qu’il lui a fait subir ?
           Qu’est-ce qui vaudrait mieux ? Qu’est-ce qui serait le plus tolérable ? Qu’elle fasse preuve de plus d’humanité que lui ou qu’elle soit effrayée même lorsqu’il vomit ? Dans les deux cas, la situation d’Antoine n’est pas bien glorieuse. Il en a douloureusement conscience.
    Il faut que ça cesse ! Tant bien que mal il se met en devoir de se redresser et lui adresse un sourire et un petit geste rassurant de la main. Ca va passer. D’un pas mal assuré, il se remet debout. Il faut rentrer et se sécher.
          Elle est retournée se terrer sous les couvertures, son nouveau nid. Par en dessous la couette, elle observe ce qui va se passer, immobile et circonspecte.
    Antoine enlève ses chaussures et se dirige vers l’armoire d’où il sort quelques vêtements de rechange, puis, d’une démarche pas très bien assurée il rejoint les toilettes pour s’habiller dans l’intimité. Dire qu’il y a moins d’un quart d’heure il envisageait de se dénuder devant elle.

          Il fait un peu plus froid dans le cabinet de toilettes. D’habitude il met le chauffage quelques minutes avant de se laver pour pouvoir profiter d’une atmosphère plus agréable.
          Une fois vêtu, une nouvelle tâche l’attend. Pendant qu’il se changeait il n’a pas pu faire autrement que de remarquer les selles et l’urine dans les toilettes. Visiblement, elle a réussi à faire ses besoins, mais malheureusement, aucun papier ne vient recouvrir tout cela. Il va falloir lui enseigner quelques bases d’hygiène très rapidement.
          Quand il pénètre dans la grande pièce, la néolionne forme toujours une bosse sous la couette. La cachette manque pour le moins de subtilité.

    « Tu peux sortir de là. Je ne te ferai pas de mal »

          Obéissante, elle fait glisser le tissu et se dévoile.

    « Ca va ? Tu as moins peur ? »

          Un hochement de tête un peu plus assuré répond à sa question. Avec un peu de temps elle finira par comprendre qu’elle ne risque rien de lui, mais il lui faudra du temps.

    « C’est bien. Tu as réussi à faire sur les toilettes. C’est parfait. Maintenant il faut que je te montre autre chose. Tu peux venir s’il te plait ? »

          Toujours aussi nue, elle quitte le lit pour le rejoindre. Son allure semble plus assurée et sa démarche plus féminine. A moins que ce ne soit son regard sur elle qui ait changé. Difficile à dire.

    « Après avoir fait sur les toilettes il faut s’essuyer les fesses.  C’est important. Sinon, à chaque fois qu’on s’assoit on risque de mettre des selles partout et de tout salir. C’est moins grave dehors ou dans l’étable mais dans une maison il faut que ça reste propre. »

          Trop de mots. Ca se voit dans son regard qu’elle n’a pas tout saisi. Comme s’il parlait une langue étrangère. Elle ne doit connaître que des mots simples.

    « Ne bouge pas. Je vais te montrer. Je vais te guider.  Penche toi en avant. Se pencher. Tu sais ce que ça veut dire ? Fais comme moi. Voilà ! Très bien ! Maintenant tu prends du papier toilette. C’est ça. Pas tout le rouleau. Tiens, je t’en donne quelques feuilles. Puis tu fais comme ça. Voilà ! Tu mets le papier entre les fesses et frottes comme ça. Dans ce sens là.  Tu jettes le papier dans les toilettes et tu en reprends quelques feuilles. On recommence jusqu’à ce que le papier revienne propre.  Très bien. »

          Un sourire ! Il l’a félicitée et elle a souri. C’est agréable comme sensation. Il faudra recommencer. Il faudra qu’elle sourit autant qu’elle veut.
          La cuvette déborde presque de papier. A tel point qu’Antoine a peur, en tirant la chasse, de boucher les canalisations. Heureusement le dieu des tuyaux est avec lui, et la démonstration de la chasse d’eau s’achève dans un happy end. La néolionne trouve l’opération tellement amusante qu’il faut bien la réitérer trois ou quatre fois avant qu’Antoine ne lui demande d’arrêter.

    « Tu peux sortir des toilettes s’il te plait ? J’aimerais faire mes besoins aussi maintenant. C’est quelque chose qu’on fait tout seul quand on est humain. Toi aussi maintenant tu peux venir ici toute seule quand tu as besoin. Tu n’as pas à demander la permission. Tu as compris ? »

          Hochement de tête incertain. Elle semble avoir compris mais n’en n’est pas très sûre. Il va falloir lui parler beaucoup pour qu’elle apprenne.

    « A tout de suite. Je te rejoins dés que j’ai fini. »

          Quand il sort enfin, elle est de nouveau au lit, regardant la pluie tomber par la fenêtre au dessus des oreillers. Elle est belle quand elle est pensive comme ça. Assise sous les couverture, en appui sur une main, son torse émerge de sous les draps. Son autre main est posée sur son ventre. Si elle pouvait garder la pose il y aurait matière à une statue superbe, mais elle abandonne ses rêveries. Son regard se détourne de la fenêtre pour se poser sur lui. D’un haussement d’épaules et d’un sourire elle semble vouloir dire :  « Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ? » Ses crocs semblent moins longs quand elle sourit.
     
          Elle ne peut pas rester nue comme cela !

    « Tu as déjà porté des vêtements ? » La question tombe sans préambule et sans emballage. D’un geste il désigne ses propres vêtements pour tenter de mieux faire comprendre ses paroles.

          Elle fait non de la tête. Le regardant comme toujours avec cette étrange intensité, comme si elle cherchait à exprimer par son regard les milles choses qu’elle ne sait pas dire.

    « Tu veux essayer ? »

          Timidement elle acquiesce, toujours sur la défensive, craignant, en donnant la mauvaise réponse, de faire basculer à nouveau la situation. Il n’y a pas dix minutes qu’on la traite comme autre chose qu’un animal, ça serait dommage de revenir en arrière.

    « J’ai eu une copine il y a quelques temps. Elle a laissé des affaires. Je pense qu’elles t’iront ».

          Son regard trahit qu’elle n’a pas tout compris. On n’a pas dû lui adresser beaucoup la parole au cours de sa vie, du moins pas en attendant une réponse. Elle sait ce qu’est le langage, elle sait que les mots veulent dire quelque chose, mais son vocabulaire a l’air d’être très limité.
          En guise d’explication, il sort un sac de sport. Il y avait remisé les affaires de la copine en question afin de pouvoir les lui rendre rapidement, mais elle n’était jamais revenue. Les femmes semblent aimer beaucoup les vêtements mais elles ne les aiment pas longtemps. Elles les abandonnent chez les petits amis comme on laisse les animaux de compagnie sur le bord de l’autoroute lors des départs en vacances.
    Antoine dépose doucement le sac sur le lit. Il en extirpe différents vêtements. Il choisit un pantalon large et un pull-over noirs. C’est bien le noir. Si elle se tâche ça se verra moins.

    « Assieds-toi au bord du lit. Je vais t’aider. Tu vois il y a un sens. Ca c’est une couture. Il faut que ce soit à l’intérieur des vêtements. Pour le pantalon, il faut que la fermeture soit devant. Sinon ce n’est pas facile à fermer. Tu lèves une jambe pour que je t’aide à l’enfiler. Très bien. L’autre jambe à son tour. Très bien. On fait attention à ne pas raccrocher les pansements. Voilà tu te mets debout. »

          Difficile de boutonner le pantalon. S’il regarde ce qu’il fait il en voit trop, s’il ne regarde pas, il n’y arrive pas. Tant pis. Au diable la vertu, ça fait trois jours qu’il la voit nue ! Quelques secondes de plus n’y changeront pas grand-chose. En y réfléchissant c’est à peine s’il ne lui frottait pas les fesses il y a quelques minutes.
          Quand il s’agit ensuite de l’aider à passer son pull il évite autant que possible de se retrouver en face d’elle. Ce n’est pas parce qu’elle ne sait pas qu’elle a droit à une certaine intimité qu’il faut en profiter.
          Son pelage fauve clair, assorti avec le noir de ses vêtements, lui donne soudain un air plus vieux et plus humain que jamais. Ses manières sont celles d’une enfant, son regard est celui d’une adulte. C’est un être surprenant. Elle a beaucoup à apprendre mais il l’aidera.
           Il se sent étrangement serein. Elle est sous sa responsabilité désormais. Il ne sait pas ce qu’elle a vécu avant. Il se doute que cela a dû être moche. Il ne sait même pas s'il voudra connaître les détails un jour. Pour aujourd’hui il a assez vomi. Peu à peu, le sentiment qu’il doit la protéger s’impose à lui. Une sensation viscérale que c’est ce qu’il doit faire. Les choses ont rarement été aussi claires dans la vie d’Antoine.
          Pour la première fois depuis longtemps il a quelque chose d’important à protéger. Quand il était petit il jouait au chevalier. Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais il aimait le rôle du défenseur de la veuve et de l’orphelin. On se sent important quand on a une noble quête à accomplir. S'il flanche, qui prendra soin d’elle ? Qui la protégera ? Qui la cachera à ceux qui l’ont traitée à coup de ceinture ?
          Hier encore il la considérait comme un animal. Hier encore, personne ne la considérait autrement. Ce n’est pas juste, il le sait.
          Elle n’est peut être pas humaine dans le sens classique mais elle n’est sûrement pas juste un animal. On ne peut pas la considérer comme telle. Il n’a pas envie de disserter avec ceux qui trouveraient des arguments pour la rabaisser au rang de bête.
          Il n’y a pas de classe pour la ranger. Alors il faut bien la mettre quelque part. En ce qui concerne Antoine, la conviction semble maintenant inébranlable. Elle est humaine et doit être traitée comme telle. Peu importe ce que dit la génétique.
          Il va falloir continuer à se cacher. Il ne faut surtout pas que quelqu’un apprenne qu’elle existe. Sinon, il se trouvera bien quelqu’un pour tenter de lui retirer ce statut tout neuf. Il en est hors de question !

          Ca fait du bien d’avoir des certitudes d’un coup. Ca contrebalance les sentiments mitigés qu’il s’inspire.
          Il faudra être à la hauteur. Antoine sait qu’il est quelqu’un de minable, un petit voleur. Dans toute sa vie il n’a pas réussi grand-chose, et ce qu’il a réussi, il vaut mieux le taire. Il ne vaut pas grand-chose, mais ce sont les choix qu’il a faits qui l’ont amené là où il est. Il est prêt à les assumer.
          Elle n’a pas eu cette chance. Ce qu’on lui a fait subir c’est à cause de ce qu’elle est. Elle n’a sans doute jamais eu la chance de faire des choix, d’exister vraiment. On l’a traitée comme un animal. Jamais plus il ne le refera, il s’en fait le serment.

          Elle va devoir apprendre qu’elle est quelqu’un, quelqu’un à part entière. C’est tellement facile de l’oublier quand personne ne vous considère. On n’a pas le droit de lui laisser croire qu’elle ne vaut rien, qu’on peut lui faire n’importe quoi…
          Il va lui parler comme on parle à quelqu’un d’humain. Elle va apprendre. Peu importe qu’elle ne réponde pas si elle comprend.
          Il faudra élucider le pourquoi de son silence. Tant de choses peuvent l’expliquer. Peut-être que ceux de sa race ne peuvent pas parler. Elle n’a peut être rien d’exceptionnel dans son mutisme. Autre éventualité, c’est un choc émotionnel qui lui a coupé la voix. Il parait que ça peut arriver. Ou alors ses cordes vocales ont été abîmées ou qu’elle a fait vœu de silence… Peu importe !
          Parlante ou pas, de toute façon, elle peut comprendre ce qu’on lui dit. Et elle comprendra de mieux en mieux si on prend le temps de lui expliquer les choses. Elle saura qu’elle est une personne, qu’il n’est pas question de la vendre ni de décider les choses à sa place.
          Mais comment lui dire tout ça ? Il faut commencer par des choses simples. Des choses qu’elle pourra comprendre là tout de suite. Le reste viendra en son temps.

    « Tu as faim ? »

          Réponse affirmative de la tête

    « Tu as déjà mangé des crêpes ? »

          Réponse négative de la tête
          Le visage le moins poilu des deux se met alors à sourire à son tour.

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    1
    Marquise de Miaoucha
    Samedi 29 Octobre 2011 à 15:55

    Quel chapitre, vraiment !! J'ai adoré !! J'adore la façon dont tu nous as
    fait croire pendant 4 ou 5 chapitres qu'elle était un "simple" animal et là,
    boum, on prend le même coup sur la carafe qu'Antoine ! Bravo !
    J'ai hâte de lire les chapitres suivants !!

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