•      Le réveil sonne. Saleté d’appareil ! On est lundi. Pas de boulot aujourd’hui !
         D’une main maladroite Antoine cherche l’appareil et appuie gauchement sur les boutons, à tâtons, dans l’espoir de le faire taire. Puis il se tourne de l’autre coté. Hélène est là, toute en cheveux, l’air aussi bien réveillée que lui. En dehors de sa coiffure pour le moins originale et de son regard quelque peu éteint elle est toujours aussi belle. Ce n’est pas juste, quand on y réfléchit, elle a plus de poils sur la figure que lui mais elle n’est pas obligée de se raser tous les jours, elle. Cela dit, vu la quantité qu’elle perd dans le lit, c’est elle qui est quotidiennement de corvée de secouage.
         D’un air ensommeillé, elle lui sourit. Une lueur malicieuse germe dans son regard et leur lèvres se rencontrent. Ils ne sont pas encore suffisamment réveillés pour des activités plus ludiques mais cela viendra. Ils y ont pris goût tout au long de la semaine écoulée.

         Les règles d’Hélène ont été aussi courtes que douloureuses. Quatre jours durant lesquels ils ont dû se contenter de caresses baisers et câlins. Puis le grand jour est arrivé. Ce fut une découverte pour chacun d’entre eux.
         Coucher avec quelqu’un dont le corps est couvert de fourrure, être professeur autant qu’amant, tout cela était nouveau pour Antoine.
         Pour Hélène, le simple fait de découvrir son corps était en soi une nouveauté. Antoine lu avait expliqué les choses. La sensation d’abord douloureuse puis agréable, la vue du sang car c’était la première fois…
         Au cours des jours qui ont suivi, ils ont renouvelé l’expérience, à chaque fois attentifs l’un à l’autre. Rapidement ils ont su s’apporter un plaisir que seule une réelle complicité peut entraîner. Passant du rire à l’extase, de la fougue à la tendresse, ils s’apprivoisent comme seuls le font les amants.

         Ce matin Antoine ne partira pas au travail. Il est mignon quand il se réveille, on dirait une peluche. C’est étrange un homme avec aussi peu de poils sur le corps. En fait elle n’avait jamais vu un homme nu en dehors des frères et sœurs. Les humains ont un peu de fourrure sur la tête et le sexe. En dehors de cela, quelques poils épars ont été semés sur leur torse, leurs jambes et leurs bras. Antoine dit que les femmes ont encore moins de poils que cela et qu’en plus elles épilent le peu qu’il leur reste. C’est difficile à imaginer.
         Hors de question de le laisser se rendormir. Il est à elle pour la journée et elle compte bien en profiter. C’est un peu cruel mais elle sait qu’une fois le premier baiser donné il  ne se rendormira pas. Blotti contre elle, il lui rend baiser pour baiser, caresse pour caresse. Il fait jouer ses mains sur sa fourrure rase et chaude. Il dit qu’il aime la chaleur de son corps, son odeur. Alors elle l’embrasse de plus belle et passe ses mains dans ses cheveux qu’elle ébouriffe. Puis elle se niche au creux de son épaule. Elle sait bien que ses cheveux chatouillent son nez et s’amuse de la situation.

         Un peu plus tard, quand ils émergent enfin du lit, plus réveillés, c’est Antoine qui prépare le petit déjeuner. Il fait réchauffer des croissants et prépare le café. La jeune femme a bien eu besoin de deux ou trois essais pour apprendre à apprécier cette étrange boisson amère, mais une fois qu’on y a pris goût on ne peut plus s’en passer. Le café au lait sucré du matin est désormais une institution proche d’un cérémonial. Il faut exactement moitié café moitié lait et trois sucres.
         Elle tartine elle-même son croissant. Les couteaux ne lui font plus peurs désormais. Une fois elle a paniqué après s’être légèrement coupée, mais ce n’était pas la faute de l’outil. Ce qu’il y a à craindre dans un homme avec un couteau ce n’est pas l’outil, elle le sait maintenant. Les outils font ce qu’on leur dit. Il faut les manier avec précaution, mais ce ne sont que des objets, rien de plus. Elle est très fière d’avoir maîtrisé cette peur.

         Après le petit déjeuner le petit couple fait sa toilette. La douche est bien trop petite pour leur permettre des ébats verticaux, mais c’est toujours agréable de se savonner l’un l’autre comme ils le font.
         Le séchage d’Hélène, évidemment, prend beaucoup plus de temps que celui d’Antoine. Elle y met une ardeur toute particulière depuis le malheureux épisode de la réflexion sur l’odeur de chien mouillé. Elle avait été inconsolable plus d’une heure durant, à la grande honte du jeune homme qui ne voyait là qu’une remarque innocente. Le lendemain il était revenu du travail avec un bouquet de fleurs pour se faire pardonner. Le premier bouquet qu’elle ait jamais reçu. Elle les avait trouvées magnifiques et change leur eau tous les jours pour les faire durer. Elle aime les contempler rêveusement lorsqu’il n’est pas là.

         Quand elle sort enfin de la salle de bain, Antoine est déjà dehors. Il aime bien respirer un peu l’air de la forêt puis aller bricoler. Sur l’impulsion d’Hélène, il a reconverti l’étable en atelier. On ne reconnaît plus l’endroit et c’est aussi bien.

         Après s’être habillée chaudement, elle secoue les draps du lit  puis vient le rejoindre. Ce matin il travaille sur une tronçonneuse qu’il a récupérée. C’est une activité rentable, et honnête, quand on est bricoleur, de réparer ce genre d’objet pour pouvoir les revendre. Ca arrondit les fins de mois de façon tout à fait légale.

         Même dehors, Hélène ne se déplace pas sans ses deux dictionnaires. Au gré des explications, elle se force à apprendre comment écrire et comment signer les mots qu’elle découvre. Elle progresse à vive allure dans les deux domaines. L’écriture au stylo n’est pas son fort mais elle tape comme une chef sur le clavier de l’ordinateur.
     
         Il a l’air sérieux quand il bricole comme cela. Il n’aime pas être dérangé elle le sait bien, ça casse sa concentration. Mais en même temps il est fier de lui montrer l’étendue de son savoir. Il aime avoir des choses à lui enseigner. Quand il commence à pester parce qu’il bloque sur un montage elle s’éclipse discrètement. Il vaut mieux le laisser bougonner seul dans son coin dans ces moments là.

         Assise à la petite table dehors, Hélène profite de l’air frais. Jamais elle n’aurait pensé que c’était aussi agréable de se promener au grand air comme cela. C’est quelque chose d’incroyable quand on a vécu toute sa vie dans une cage enfermée dans un bâtiment. La pluie, le soleil, le ciel, le vent. Antoine lui a dit que quand les arbres auraient perdu toutes leurs feuilles elle aurait peut être l’occasion, un jour, de voir un arc en ciel. Elle attend l’occasion avec impatience mais cela ne s’est toujours pas produit.
         Sur le sol, un tapis de feuille libère une odeur agréable. A chaque fois qu'elle met le nez dehors, cette odeur l’assaille. Antoine dit qu’en forêt chaque saison a son ambiance particulière. Bientôt l’hiver arrivera. A ce moment les odeurs se feront plus discrètes et les branches commenceront à siffler dans le vent. La lumière pénétrera dans les sous-bois et les animaux seront beaucoup plus visibles. Le matin, déjà, quand il se réveillent suffisamment tôt, ils peuvent apercevoir par la fenêtre les lapins qui traînent après leurs escapades nocturnes.

         C’est Hélène qui prépare le repas du midi. Elle se plonge avec délice dans ses livres de cuisine et, telle une alchimiste, prépare les aliments avec un sens tout personnel des proportions et des temps de cuisson. Il est rare que cela ressemble de près ou de loin à la photo qui accompagne la recette. Si c’est mangeable c’est déjà bien. Aujourd’hui, omelette aux pommes de terre !
         C’est vite fait une omelette : d’abord éplucher les pommes de terre et les couper en petits morceaux. Puis mettre les morceaux dans une poêle avec un peu d’huile. Casser les œufs et récupérer les morceaux de coquille. Il faut arrêter régulièrement la récupération des morceaux de coquille pour remuer les pommes de terre. Ensuite, il faut battre les œufs, rajouter du sel et du poivre et verser le tout dans la poêle. Voilà c’est prêt.
         Elle partage le plat en deux parties égales qu’elle dépose dans deux assiette sur la table du salon. Il ne reste plus qu’à aller chercher Antoine pour qu’il vienne déguster. A cette heure là il peste déjà depuis une bonne demi heure et se laisse distraire sans trop de difficulté,  même s’il sait que ce qui l’attend.

         Chaque jour la néolionne manifeste le même enthousiasme pour préparer le repas. Comment refuser de goûter ce qu’elle a fait tant d’effort à préparer ? Surtout quand elle vous regarde avec un sourire pareil ! Elle ne se vexe pas quand ce n’est pas bon. Elle prend des notes pour s’améliorer la fois d’après. Cela dit on se demande bien pourquoi vu qu’elle ne fait jamais deux fois la même recette. Mais, quand elle arrive à faire quelque chose de bon, c’est une telle joie.

         Ce midi, il faut se rendre à l’évidence : trois minutes de cuisson c’est peu pour des pommes de terre. La préparation achève de cuire au micro onde, donnant par la même occasion une texture caoutchouteuse aux pauvres œufs qui n’en demandaient pas tant. Entre comestibilité et texture il faut savoir faire un choix. Cela dit, si on mâche vigoureusement, le goût n’est pas mauvais.

         Après le repas une petite sieste digestive digresse quelque temps sur quelque chose de plus sportif avant de reprendre sa direction initiale. C’est formidable quand il fait froid dehors, on cherche tous les prétextes possibles pour se réchauffer.

         Bientôt il faudra qu’ils se rhabillent. La dernière fois le docteur a failli les surprendre au lit lors de son apparition vespérale quotidienne. Depuis qu’il ne travaille plus à la clinique, ce dernier a beaucoup plus de temps libre. Après les consultations il vient rejoindre ses amoureux préférés comme il le dit si bien. Quand Antoine travaille, Hélène tente de deviner, au bruit du moteur, lequel des deux hommes arrivera le premier. Le docteur redoute un peu d’être le gagnant à ce genre de jeu, car la jeune femme le récompense d’un café qui s’avère imbuvable l’essentiel du temps.
         Il sait qu’ils couchent ensemble, il faudrait être aveugle pour ne pas s’en rendre compte, mais cela ne semble pas le choquer.
         Régulièrement il apporte de petits cadeaux : des livres ou des vêtements que sa femme ne met plus. Progressivement la garde robe et la bibliothèque de la jeune femme s’étoffent. Antoine ne peut réprimer une grimace, qu’elle chasse d’un sourire, à chaque fois qu’elle reçoit un nouveau livre de cuisine.  De son point de vue, les romans ou les manuels scolaires sont des cadeaux bien plus inoffensifs.

         Hélène est impressionnante. Ses progrès en lecture et en langue des signes sont époustouflants. Elle brûle littéralement les étapes. Cela donne au moins un prétexte au docteur pour venir aussi régulièrement. Sans cela il serait rapidement dépassé avoue-t-il avec bonhomie. S’il n’y avait pas cela il trouverait autre chose. Il s’est découvert, au sein de leur foyer, une complicité qu’il n’avait jusque là jamais ressentie.
         Certains hommes ont besoin d’un bar, d’un coin de pèche, d’un atelier, d’un travail. Un endroit qui n’appartient qu’à eux et dans lequel ils se sentent en sécurité. C’est, en quelque sorte, la version pour adultes de la cabane au fond du jardin. On y fait des feux de camp, on mange des bonbons et on y rit avec des amis. C’est un peu ça qu’il ressent en leur compagnie.
         La seule fois où il s’est senti mal à l’aise, c’est quand, au détour d’une conversation, il a eu la bêtise de leur rappeler qu’Hélène appartenait  à une autre espèce et qu’ils ne pourraient donc jamais avoir d’enfants. Visiblement cette idée ne les avait pas effleuré. Antoine avait fait tellement d’efforts pour voir sa compagne comme une humaine avec des poils qu’il en avait totalement oublié la génétique. Quant à le jeune femme, ses connaissances étaient encore bien trop réduites pour qu’elle envisage cette impossibilité. En quelque mots, le docteur avait détruit chez eux tout espoir d’avoir un jour un enfant à eux. Il s’en voulait encore. Quel besoin avait-il de détruire ce rêve ?
         C’est peut-être ça qui cloche chez lui, ce besoin d’être toujours cartésien, d’oublier la fantaisie… C’est peut être ce qui nuit à sa propre vie de couple. A la maison, sa femme est morose. Elle ne se laisse pas approcher et l’évite autant qu’elle le peut. Elle ne veut pas parler de ce qui ne va pas et s’enferme dans un silence obstiné. C’est déjà arrivé par le passé, plusieurs fois même, mais jamais ça n’a duré aussi longtemps. Les enfants commencent à le ressentir et se posent des questions. La tension devient plus que palpable. Il ne compte plus le nombre d’objets brisés qu’il retrouve le soir dans la poubelle. « Des maladresses », lui dit sa femme. Mais les discrets impacts qu’il a repérés sur les murs lui disent le contraire.
         Il espère qu’avec le temps les choses rentreront dans l’ordre ou qu’elle se décidera à sortir de son mutisme. En attendant, il souffre de se retrouver en sa présence sans pouvoir crever l’abcès. Heureusement qu’il peut en parler chez Antoine et Hélène. Ca fait du bien de pouvoir vider son sac. C’est peut-être bien le seul endroit où il se sente aussi en confiance. Il partage ses secrets avec eux tout en protégeant les leurs. Cette réciprocité lui réchauffe le cœur.
         Comme tous les soirs, après le repas, c’est à regret qu’il les quitte. Les amoureux le saluent puis vont se coucher. Demain c’est mardi. Antoine doit se lever tôt.


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  •       Ca va faire une heure qu’Antoine est parti travailler, laissant Hélène seul au mobile-home. Combien de temps encore avant qu’il revienne ? La douleur est survenue d’un coup, sans prévenir. Le saignement a commencé peu après. Qu’est ce qu’il faut faire ? Ce n’est pas normal. Personne ne l’a frappée cette fois !
          Seule dans le lit, Hélène a honte et peur. Les draps et sa chemise de nuit sont tâchés de sang. Que va dire Antoine ? Sera-t-elle seulement encore en vie quand il reviendra ? Il n’y a personne pour donner l’alerte. Ce n’est pas la première fois que ça lui arrive. Les sœurs, plus fragiles que les frères, saignent de temps en temps de cette façon. L’odeur du sang agite ceux qui sont dans les cages environnantes. Les gardes donnent des médicaments et les choses rentrent dans l’ordre. Mais maintenant il n’y a plus de gardes. Pourvu qu’Antoine arrive à temps pour la sauver !

          Les poils de son entrejambe sont poisseux. Le sang coule le long de ses jambes. Il y a des tâches partout où elle s’assoit.
          Autant pour stopper l’hémorragie que pour rester dans une relative propreté, Hélène cale une épaisse serviette de toilette entre ses cuisses et serre le plus fort qu’elle peut. Elle a vu ça dans un film. Il faut comprimer la plaie.
          Ca fait mal !
          Pliée en deux par la douleur, la jeune femme se réfugie dans le lit, maculant un peu plus les draps déjà rougis.

          Les heures passent, partagées entre la terreur et la souffrance.

          Dès son retour, Antoine remarque que quelque chose ne va pas. Hélène se terre sous les couvertures. Elle tremble visiblement. Morte de peur. Ses doigts ensanglantés sont agrippés au tissu.

    - Qu’est-ce qui se passe ? Tu es blessée ? Quelqu’un est venu ? Ce sont des chiens ?

          Mais comment veut-il qu’elle puisse répondre s’il pose autant de questions ?!

    - Montre-moi où tu es blessée !

          C’est un ordre ? Ca n’y ressemble pas. Il a l’air aussi effrayé qu’elle. Lentement, la néolionne se découvre et remonte sa chemise de nuit, révélant le pansement de fortune que constitue la serviette roulée en boule.
          La réaction d’Antoine est étrange. Son visage rougit sans qu’il se mette en colère. Sans parler, il rabat la chemise de nuit et remet la couverture en place.

    - C’est la première fois que ça t’arrive, demande-t-il d’un air gêné ?

          La néolionne fait un signe négatif de la tête pour répondre.

    - Plusieurs fois, j’imagine…

          Cette fois-ci la réponse est positive.

    - Très bien. Tu peux te rassurer. Je ne pense pas que ce soit grave.

          Pas grave ?! Son ventre la tord de douleur. Elle saigne sans raison. Et ça ne serait pas grave ?!!! Qu’est-ce qu’il lui faut ?

    - Je vais te donner quelque chose contre la douleur

          En voilà une bonne idée !

    - Je crois que ce sont tes règles.

          Mes quoi ?
          Toute honteuse de devoir signer avec ses mains pleines de sang, la néolionne exprime rapidement son incompréhension.

    - Comment je vais t’expliquer ça ? Bon sang ! Si le docteur était là…il t’embrouillerait sans doute encore plus avec ses explications, finit par conclure le jeune homme dans un sourire contagieux.

          D’un placard, il tire une boite de calmant, en tend deux à sa protégée. Puis il remplit un verre d’eau.

    - Tiens. Prends ça. Ca va faire passer la douleur. Je te propose le plan suivant : tu enlèves ta chemise de nuit pour que je puisse la laver. Tu files sous la douche et on en reparle ensuite.
    Je vais remplir une de tes culottes avec du coton et demain j’irais te chercher des serviette hygiéniques.
    Ne me regarde pas avec ces yeux rond. Promis, je t’explique tout dès que tu es propre.

          Aussitôt les gélules avalées, la néolionne se dévêt, oubliant sa pudeur toute neuve, et se précipite à la salle de bain.
          En y réfléchissant, c’est la première fois, depuis qu’elle sait s’habiller seule, qu’il la voit ainsi nue. Malgré le sang qui macule ses poils elle est d’une beauté renversante. Sa fourrure, plus claire là où elle était blessée, souligne avec élégance les lignes de son corps.

          Alors qu’il remplit la machine à laver de tout le linge sale possible, Antoine ne peut s’empêcher d’angoisser à l’idée de devoir faire l’éducation de la jeune fille. Comment s’y prendre ? Il n’est pas son père ni sa mère !



          Une fois propre et vêtue de vêtements propres, dont une culotte amplement rembourrée, la néolionne s’installe sur le canapé. Il est temps de savoir ce qui lui arrive. Qu’est ce qui a bien pu la blesser aussi fort sans qu’elle sans rende compte ?

          Antoine, se racle la gorge avant de commencer.

    - A la télévision tu as déjà vu des bébés, des petits êtres humains. Tu ne t’es jamais demandé comment ils venaient au monde ?
    - Je n’y ai jamais pensé, avoue la jeune femme en langage des signes.
    - Alors voilà : quand un homme et une femme veulent avoir un enfant…. Ils…. Heu…. C’est pas plus évident après la douche en fait.

          Antoine change nerveusement de position avant de poursuivre

    - Les hommes et les femmes possèdent des organes, des bouts de viande, qui leur permettent de se reproduire. Un peu comme les muscles qui permettent de bouger ou les dents qui servent à manger ou les yeux pour voir.
          Pour faire un bébé il faut un homme et une femme. Ils ont tous les deux des organes complémentaires pour faire les bébés. C’est ce qu’on appelle le sexe. Quand un couple veut faire un bébé, l’homme met son sexe dans celui de la femme. A l’intérieur du ventre de la femme, il y a un organe qui sert à faire grandir les bébés.

          Pourvu qu’elle comprenne du premier coup, se dit le jeune homme qui se voit déjà passer la soirée à expliquer des détails de plus en plus précis.

    - Pour qu’il y ait toujours du matériel à bébé en bon état, la nature s’est débrouillée pour qu’il soit  renouvelé régulièrement. Dans le corps des femmes, les organes fabriquent, tous les mois environ, un œuf et un nid. Les bébés poussent dans le ventre de la maman alors il ne faut pas qu’il y en ait trop sinon ils seraient trop serrés.
          Lorsque l’œuf est libéré dans le corps de la femme, le nid est prêt. Si l’œuf n’est pas fécondé par l’homme, alors il ne devient pas un bébé. L’œuf et le nid sont rejetés par le corps de la femme.
          C’est ça qui t’arrive. Tout ce sang qui coule, c’est le nid qui part. Plus tard ton corps en fabriquera un autre pour l’œuf suivant. C’est tout à fait normal. Tu comprends ?

          La néolionne hoche la tête, puis elle agite les mains pour poser une question.

    - Attends ! Pas si vite Hélène ! C’est quoi ce mot ? Je ne connais pas.

          Aussitôt, la jeune femme se lève et file chercher son dictionnaire, le feuillète rapidement puis l’ouvre à la bonne page avant de le déposer sur les genoux d’Antoine et de lui pointer le mot en question.

    - Faire l’amour ? C’est ça ton mot ? Oui c’est ça faire l’amour. C’est comme ça qu’on fait les bébés.
    - Mais dans les films ils font l’amour et souvent et ils n’ont pas toujours des bébés, dit elle par gestes.
    - Oui, parfois les gens font l’amour juste pour le plaisir… parce qu’ils s’aiment, finit-il par lâcher.
    - Tu m’aimes ?

          Aïe. La question encore plus gênante que « comment on fait les bébés » ! Le genre de question où on n’a pas intérêt à louper la réponse. Si elle manque de romantisme, cette interrogation brille en revanche par sa sincérité. Compte tenu de la discussion précédente, elle tombe de façon plus qu’orientée. Hélène n’est pas bête. Loin de là ! Elle ne sait pas encore bien parler, mais elle sait très bien ce qu’elle veut.
          Antoine sait pertinemment que c’est une question qu’elle ne posera qu’une fois. Quelle que soit la réponse qu’il fournira, elle se la tiendra pour dite,
          La situation n’est pas simple. C’est une néolionne bon sang ! Il ne pourra jamais l’emmener faire les courses dans les magasins. Il ne pourra jamais la présenter à des amis ou ses parents. Si jamais elle est découverte elle sera traitée comme un animal, comment pourra-t-il se présenter comme l’amant de la bête ?
          Et puis après tout… Elle n’est pas une bête. Elle est humaine. Ca va faire deux semaines qu’elle occupe ses pensées du matin au soir. Il a changé de vie pour elle ! Chaque soir, il est pressé de rentrer au mobile-home pour passer du temps avec elle. Il marcherait sur les mains pour la faire sourire. Il ne s’est jamais senti aussi important que depuis qu’elle compte sur lui.
          En y réfléchissant bien, jamais encore il n’avait autant tenu à quelqu’un de toute sa vie. C’est dingue qu’il ait fallu qu’elle pose cette question pour qu’il s’en rende compte. Comment a-t-il pu être aussi aveugle ?
    Ce que pense le reste du monde n’a aucune importance finalement. Si elle veut bien de lui alors tout le reste s’efface. Elle ne sait pas réellement qui il est, mais lui non plus ne se reconnaît pas depuis qu’il la connaît. L’homme qu’il découvre ne semble pas être un si mauvais bougre que ça. S’il le faut, il deviendra quelqu’un de mieux encore !
     
    - Je crois bien que oui. Je ne sais pas si c’est bien ou pas mais oui, je crois que je t’aime.

          Ce n’est pas exactement le genre de déclaration enflammée qu’il aurait voulu faire, mais c’est elle qui a fixé le niveau de romantisme avec sa question à brûle pourpoint.

          Un long silence s’installe alors entre eux tandis que leurs regards se rivent l’un à l’autre. Les mains d’Hélène quittent ses genoux et se posent sur celles d’Antoine. Doucement, leurs front se rapprochent puis se touchent. Leur têtes glissent pour se blottir contre l’épaule de l’autre. Leur étreinte se fait plus forte.
          Hélène veut absolument savoir quelque chose. Elle s’écarte un peu, relève le visage d’Antoine et l’embrasse. D’abord surpris, celui-ci répond à ce premier baiser maladroit. Elle y répond en retour. Elle apprend vite, c’est incroyable. C’est une drôle de sensation de sentir ses crocs tandis que leurs langues se rejoignent. Peu importe, c’est tout simplement phénoménal !

          Dans le ventre de la jeune femme, la douleur se tait. Dans sa poitrine le cœur bat à tout rompre.
          Ainsi, c’est ça être aimée ?


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  •       Plus Hélène en apprend sur le monde, plus elle se rend compte de la somme de ce qu’elle ne sait pas encore. C’est assez paradoxal.
          Des questions lui viennent régulièrement en tête sur le destin des gens de sa race. Elle a cherché dans le dictionnaire et sur Internet mais nulle part il n’est fait mention de néolions libres. D’une manière ou d’une autre ils sont tous des cadavres en devenir. Ni ceux qui vivent avec une machine à la place de la tête, ni ceux qui vivent dans des cages n’ont d’avenir. Tous sont destinés, à plus ou moins brève échéance, à servir de pièces détachées pour les maîtres.
          A sa connaissance, elle est la seule de son espèce à vivre ainsi en liberté. La seule néolionne vraiment vivante de ce monde. Si seulement elle savait où sont les autres… Il faudrait les libérer, eux aussi. Qu’ils vivent à leur tour !
          Antoine lui a parlé de la soirée où il l’a trouvée... Elle se demande parfois ce que sont devenus les frère et sœurs qui étaient dans les autres boites. Il vaut sans doute mieux l’ignorer. Qu’est-ce qui se serait passé pour elle si Antoine n’était pas intervenu ? Les médicaments qu’elle avait reçus ce soir là ont troublé sa mémoire, mais elle croit se rappeler que quand ils ont ouvert la boîte ils l’ont palpée, ça ne lui a pas plus. Elle était effrayée et ils avaient un drôle d’air, un regard qu’elle n’avait encore jamais vu chez des maîtres.
          Plus elle y pense plus cela avait l’air d’avoir un rapport avec le sexe, mais c’est difficile de se faire une idée. Elle n’y comprend pas grand-chose encore. Elle a beau être attentive à chaque fois qu’il en est question à la télé…C’est tantôt quelque chose de merveilleux tantôt une terrible catastrophe, selon les circonstances. Elle a une théorie à ce sujet : Si c’est au début du film alors le sexe est terrible et provoque une enquête. A la fin de l’histoire, on arrête le monsieur. Si le sexe se déroule à la fin du film, le monsieur n’est pas inquiété et vit avec l’héroïne. En tout cas, en règle générale, c’est comme ça que ça se passe.
          C’est difficile de comprendre les maîtres. Ceux qu’elle voit à la télévision sont très différents de ceux qu’elle connaît déjà. Antoine lui a expliqué que l’essentiel du temps ce qu’on y voit ne correspond pas à la réalité, ce sont des histoires qui n’arrivent pas dans la vraie vie, ou alors très rarement. Antoine dit que, même dans les journaux télévisés, il ne faut pas tout croire.
          Si ces gens racontent des mensonges, pourquoi les écoute-t-on ? C’est étrange ça aussi.
          Les publicités en tout cas c’est amusant. C’est rapide et amusant même si on ne comprend pas tout, ça va tellement vite qu’on ne s’ennuie pas.
          Cela dit, que ce soient les séries, les films, les publicités ou les clips, le sexe revient toujours à la charge, aussi énigmatique que récurrent. Par curiosité elle a cherché à en savoir plus sur Internet, mais ce dernier a refusé de répondre à ses questions. Une histoire de contrôle parental. C’est quand même étrange ! Qui sont ces parents ? Et qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir à faire dans le sexe ? 
          Dans les films, quand une femme aime un homme, ils finissent ensemble dans le même lit, se déshabillent et se collent l’un à l’autre. Ils ont l’air tellement heureux, ça a l’air tellement bien. Elle aimerait bien essayer avec Antoine, mais il dort obstinément sur le canapé depuis qu’elle s’est installée dans la maison.
    Il dit qu’il la considère comme une humaine et qu’il ne veut pas profiter de la situation. C’est certainement une bonne chose dans son esprit à lui mais, en attendant, elle ne profite pas de la situation non plus et ça ne lui semble pas une bonne chose à elle.
          Ne pas dormir avec elle c’est une marque de respect ou de dégoût ? Dans les films, les hommes qui couchent avec des femmes et qui les rendent heureuses ont l’air de les respecter aussi. Pourquoi n’aurait elle pas le droit à cette forme de respect ? Il est le seul homme à s’être montré aussi gentil avec elle. C’est normal qu’elle l’aime. Il est doux et patient, il lui explique le monde, il ne se moque jamais d’elle quand elle ne comprend pas. Il rit parfois mais ce n’est jamais vexant…

          C’est vraiment compliqué d’être libre. Quand elle était enfermée les choses étaient bien plus simple. Moins agréables, mais plus simples : pas de sexe avec les animaux. La règle était claire pour les gardes. Une fois l’un d’entre eux avait fait une entorse à la règle. Il était entré dans une cage et s’était allongé sur une sœur. D’où elle était, Hélène n’avait pas bien vu ce qui s’était passé. Le lendemain, le chef des maître était arrivé avec d’autres gardes et avait fait arrêter le garde en question. Ils l’avaient entraîné dans la salle de mort et découpé comme les frères et sœurs sauf que ses organes n’avaient pas été mis dans des boîtes. Puis la sœur en question avait suivi le même chemin mais pour finir en boîtes en ce qui la concerne.
          Ici personne ne lui interdit quoi que ce soit. Antoine lui explique pourquoi il ne faut pas faire certaines choses mais il ne lui interdit jamais. 
          Elle n’a jamais pensé qu’un jour elle pourrait rencontrer quelqu’un comme lui. Quand il rentre le soir après sa journée de travail, elle aime s’asseoir sur le canapé et lire le livre de signes avec lui. Elle aime son odeur, mais il dit qu’il ne faut pas se blottir contre les gens comme ça. Il parle de la respecter. Il dit qu’elle n’est pas prête. Pas prête à quoi ? Ca reste un mystère. C’est assez frustrant !
          Elle a le droit de savoir ! Si elle est humaine elle a droit aux mêmes choses que les autres femmes. Et visiblement elles ont le droit d’aimer et d’avoir du sexe, quoi que ça puisse bien être.

          Comme Antoine n’a pas l’air décidé à vouloir enseigner les mots pour en parler, il va falloir ruser. Première étape le faire venir au lit. Ce soir elle s’endort sur le canapé. Comme ça il sera bien obligé d’aller se coucher dans le lit. Quand il dormira profondément elle viendra le rejoindre. Quand il se réveillera il verra qu’elle est là. En quelques jours il sera habitué à sa présence...
          Hélène l’a vu dans un dessin animé, c’est comme cela qu’on apprivoise. De plus en plus proche jusqu’à ce que l’intimité semble naturelle. Ensuite ce ne sera qu’une formalité pour franchir le pas. Un câlin d’abord, puis un baiser. Les câlins se feront plus fréquents, plus intenses. Puis un jour, il se décidera. Quand on n’a pas les mots il faut bien se débrouiller comme on peut pour faire comprendre ce que l’on veut.
          Il faudra faire tout en douceur pour ne pas qu’il la repousse. Ca ferait trop mal !
          En attendant elle fait tout ce qu’elle peut pour se rendre utile. S’il s’habitue à la voir faire tout ce qu’une épouse sait faire, il finira par la traiter comme telle !
          Etre humaine sans être une femme ce n’est pas suffisant ! Il ne peut pas accepter qu’elle soit l’une sans être l’autre. Si tout se passe bien, il ne l’abandonnera jamais, il la protégera toujours. Alors elle ne sera jamais découpée, jamais plus on ne la mettra dans une boîte pour l’emmener vers l’inconnu. Jamais il ne lui arrivera rien de mal.


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  •      Ca s’est fait progressivement mais on peut maintenant dire qu’elle totalement hors de danger.
         Quand, au bout de quatre jours, la perfusion s’est bouchée, le docteur a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’en reposer une autre. La néolionne a donc dû apprendre à avaler des gélules et des comprimés. Rapidement, la fièvre est tombée. Quelques jours plus tard, les premières plaies se sont comblées. Les autres, plus profondes, continuent à suppurer un peu mais les écoulements se tarissent. Les cicatrices violacées sont assez moches, entourées de zone de peau blanche sur lesquelles les poils repoussent. Bientôt le pelage aura repris ses droits et recouvrira ces traces d’un doux voile d’oubli.
         Le docteur continue à venir tous les soirs. Ce n’est plus pour visiter une patiente, mais pour retrouver des amis. Le détail qui a fini par emporter définitivement son adhésion à la cause humaine de la néolionne, fut le jour où cette dernière s’est choisi un prénom.
         Les jours où il ne peut rester pour dîner, il prend au moins un thé ou un apéritif. Durant cet instant convivial, il tente de rattraper les progrès que la jeune femme a bien pu accomplir en langue des signes. Après tout, c’est lui qui a offert le dictionnaire. La moindre des chose c’est qu’il participe à son amortissement.
         Elle manifeste une boulimie de communication. Antoine lui apprend aussi à lire, à écrire et à taper sur le clavier de l’ordinateur. Elle progresse à une vitesse phénoménale. Comme quelqu’un qu’on aurait privé de marcher pendant des années et qui se découvre soudain un don pour la course à pied. Chaque mot nouveau est une victoire, et les victoires sont nombreuses.
         C’est d’ailleurs en langue des signe qu’elle l’informa de son nom tout neuf : Hélène. Le même que celui d’une héroïne de série télé qui l’avait émue jusqu’aux larmes.

         Profitant du fait que la santé de sa protégée n’était plus préoccupant, Antoine a tenté sa chance. Il travaille désormais quatre jours par semaine chez l’homme que lui a présenté le docteur. Les choses ne vont pas sans mal mais il s’accroche. « Dur » est plus qu’un euphémisme pour décrire le caractère de son patron. Mais s’il tient sa parole, Antoine pourra bientôt faire ses preuves.
         Les horaires sont contraignants mais c’est le prix à payer quand on débute. Antoine se lève à six heures, déjeune avec Hélène puis se rend au travail. Pendant ce temps là, celle-ci remplit ses journées avec frénésie. Son temps d’étude se partage entre la lecture et la recopie. Pour chaque mot nouveau qu’elle rencontre, il faut qu’elle apprenne le sens, l’orthographe et le signe correspondant. Pas évident de tout mener de front, mais il le faut. Désormais elle peut communiquer, il faut qu’elle comprenne ce qu’on lui dit !
         Indépendamment, la jeune femme s’est découvert une passion pour la cuisine et tente chaque jour d’apprivoiser une nouvelle recette. Malheureusement ses réalisations restent le plus clair du temps à l’état sauvage, elle doit bien le reconnaître. Lors de la pause de midi, Antoine se force à goûter ses préparations et tente de l’encourager avec plus de conviction que d’appétit. Avec le temps elle y arrivera.
         L’après midi est consacré au ménage et au repos. Elle sait se servir de la machine à laver et étend le linge dehors quand la météo le permet. Puis elle fait un petit tour sur le terrain. C’est incroyable cette sensation de liberté qu’on peut avoir en se baladant seule à l’air libre. Quand on a vécu toute sa vie dans une cage, on ne goûte pas ce plaisir avec la même acuité que tout le monde. La texture du sol, l’odeur de la forêt, le bruit du vent, tout cela prend une saveur grisante.

         Antoine dit que le plus beau de l’automne est passé mais qu’elle verra, l’année prochaine, le magnifique défilé des couleurs. En ce moment les dernières feuilles se contentent de tomber et tapissent le sol d’une couverture moelleuse et odoriférante. Peu après le pluie, ou le matin très tôt, des escargots ou de grosses limaces se lancent à la conquête de ce monde horizontal.

         Le terrain est entouré d’un grillage envahi de ronces. En l’état, il est difficile de savoir qui étaye l’autre. Tout cela forme une épaisse muraille difficilement franchissable pour qui est incapable de ramper dessous.
    Depuis l’épisode des chiens, Antoine fait quotidiennement le tour du terrain pour vérifier qu’aucun animal ne tente de creuser un passage pour les atteindre.

         Le chemin de terre qui mène de la route jusqu’au mobile-home serpente à travers les bois. Les différents virages coupent la vue directe si bien que la néolionne peut se déplacer sur tout le terrain sans courir le risque d’être aperçue. A moins que quelqu’un ne vienne intentionnellement espionner tout contre le grillage bien sûr, mais la présence des chiens sauvages a au moins l’avantage d’éloigner les promeneurs et autres chasseurs de champignons.
         Il reste bien quelques chasseurs qui continuent à sévir malgré les interdictions, mais ils préfèrent rester discrets et évitent de s’approcher des rares habitations qui émaillent les zone boisées. Peu à peu les forêts redeviennent des endroits sauvages et s’étendent sur les terres non cultivées des alentours. La crise rurale profite au moins à la nature.
     
         Si le temps est maussade, Hélène se connecte sur l’ordinateur et navigue sur Internet. Elle profite parfois d’une connexion du docteur pour lui envoyer un petit message auquel il répond entre deux consultations. C’est plus encore  un exercice de style qu’une vraie conversation, mais c’est en communiquant qu’elle progressera.
         Le mobile-home n’est pas bien grand. Quand elle n’a pas le nez sur un livre ou un écran elle y tourne un peu en rond.
         Parfois elle retourne faire un tour à l’étable. Il y a toujours un moment angoissant quand elle ouvre la porte, mais le local est toujours vide. Aucun chien ne l’accueille jamais, babines retroussées, prêt à mordre. Si jamais l’un d’eux revenait un jour, il ne l’attendrait sûrement pas dans ce bâtiment de toute façon. Mais parfois la logique ne peut rien contre la peur.
         Il y fait froid maintenant que le chauffage est coupé. La chaîne est toujours là, sur le sol. Lorsque Antoine est venu couper le courant, il n’a touché à rien, il préfère éviter de mettre les pieds ici. Les souvenirs sont encore trop culpabilisants pour lui. Il faudrait qu’elle arrive à le décider pour qu’il l’y accompagne un jour. Peut être que ça lui ferait du bien de savoir qu’elle ne lui en veut pas. Ce n’est pas encore évident de lui dire ce genre de choses. Elle ne possède pas encore les mots pour ce type de discussion. Mais ça viendra. Elle y travaille.

         Il y a tant de choses qu’elle aimerait savoir dire. Ca semble si simple quand on peut parler. Le docteur lui a dit que les gens de sa race pourraient sans doute parler si on ne leur avait pas coupé les cordes vocales. Elle ne se souvient pas qu’on lui ait fait ça. Elle était sans doute trop petite. En tout cas jamais elle n’a entendu un frère ou une sœur proférer le moindre son. Peu importe, avec ses mains elle apprendra à dire ce que sa gorge ne peut pas. Quand elle aura ce don qu’elle pensait être l’apanage des maîtres, alors elle ne sera plus jamais un animal.

         Une fois sa journée de travail achevée, Antoine rentre à la maison. Hélène l’attend. Elle ne sait pas encore compter mais elle a appris à reconnaître sur la pendule l’heure à laquelle il arrive d’habitude. Autant les lettres ne lui posent pas de problème majeur, autant les chiffres ne sont pas son cheval de bataille. Si elle faisait un effort dans ce domaine elle y arriverait sans doute mais elle met toute son énergie dans le langage et son acquisition. Sa soif de communiquer ne sera pas entravée par quelque chose d’aussi trivial que savoir exactement ce que peuvent bien être des proportions ou un temps de cuisson dans une recette.
         Les retrouvailles sont chaque fois enthousiastes. Hélène se précipite sur lui et l’entraîne dans le mobile-home vers le dictionnaire des signes. Il faut vite le mettre à niveau sur les progrès de la journée s’ils veulent pouvoir échanger.

         Un peu plus tard, le docteur arrive à son tour après avoir fini ses consultations. Il possède sa propre clef du cadenas de la grille. Sa conviction nouvelle dans la nature des néolions lui a fait cesser les gardes en chirurgie. Il tente de s’inscrire, pour l’année prochaine, dans un cursus afin de pouvoir exercer une activité médicale. Peut être de la gastro-entérologie ou de la neurologie. Il ne sait pas trop encore.
         Il ne peut bien entendu pas parler des raisons qui motivent cette décision sans trahir le secret de ses amis. Aussi se retranche-t-il derrière le prix des assurances qui couvrent les chirurgiens pour expliquer son choix à qui veut l’entendre. La tentation de militer pour un changement dans la façon dont sont traités les néolions est grande mais Antoine et Hélène l’en découragent, arguant que leur sécurité en pâtirait. Il ne faudrait pas longtemps pour que les pisteurs qui la recherchent fassent le lien entre ce lobbying soudain et la localisation de leur proie.

         Traditionnellement, c’est Antoine qui prépare le repas du soir. C’est autant une histoire de partage des tâches à la maison que de ne pas faire fuir le docteur avec les expérience culinaires d’Hélène. Ce dernier s’est prêté quelques fois à l’exercice de goûteur pour les préparations de la jeune femme… Il y a des activités qu’il faut savoir espacer dans le temps si l’on veut préserver sa santé.

         Pendant la soirée, les deux hommes discutent. Ils se sont découvert beaucoup d’affinités. Leurs histoires d’enfance en particulier se recouvrent sur bien des points. Tous les deux ont eu du mal à vivre l’hégémonie d’un père autoritaire et tyrannique. Antoine a quitté la maison et ne sait pas si c’était un acte de courage ou de couardise, le docteur est resté mais se demande lui aussi si c’était le bon choix.
         Ils alternent ainsi les souvenirs passés et les anecdotes récentes. Parfois Hélène veut intervenir et la conversation s’interrompt afin de lui laisser le temps d’exprimer ce qu’elle veut dire. Bien souvent on est obligé de sortir les dictionnaires et c’est l’occasion pour tout le monde d’apprendre de nouveaux mots en langue des signes.
         Un peu plus tard dans la soirée, le docteur les quitte pour aller rejoindre sa femme et ses enfants.


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  •       La journée a été longue. Difficile de se concentrer sur le cas des patients quand tout autre chose vous obsède. En dehors de l’éternelle madame Sallipini, les patients n’ont pas posé de problème majeur. Le docteur Drutch a bien dû réorienter l’un d’entre eux vers les urgences, mais c’était plus par acquit de conscience qu’autre chose.

          Le problème de la garde de ce soir à la clinique est réglé : le docteur Devigne a accepté de prendre les deux premières heures. Il n’a même pas posé de questions. Après tout, il n’avait pas eu à s’expliquer, lui non plus, la fois ou il avait disparu sans prévenir toute une semaine. L’énième femme de sa vie sans doute. Personne ne le saura jamais. En dehors de ses escapades amoureuses c’est un brave type, toujours prêt à rendre service. C’est aussi un excellent praticien.
          Pour faire face au manque de médecins hospitaliers, les facultés de médecine ont mis en place un système de capacité. Les médecins de ville capacitaire, après un cursus de trois ans, peuvent exercer en intra hospitalier. Ils doivent alors s'astreindre à un quota minimum de gardes pendant cinq ans, puis peuvent prétendre au statut de spécialiste. Dans la pratique, cela revient à se taper les gardes de nuit et les week-ends, mais le gâteau en vaut la chandelle. Les docteurs Drutch et Devigne sont de ces médecins capacitaires. Ils pratiquent régulièrement des gardes de chirurgie. A mi-chemin entre l'interne et le praticien hospitalier, ils peuvent opérer seuls pourvu qu'un praticien soit présent dans l'établissement.
          Lors de leurs gardes ce ne sont que des urgences, mais la technicité des soins n'a rien a envier aux interventions planifiées de la journée. Loin de là. Le bloc opératoire doit tourner si on ne veut pas que le planning s'engorge. Chaque chirurgien qui débute une intervention sait qu'il est tenu de la finir. Devigne sait très bien qu'en prenant les deux premières heures de garde il risque de se retrouver embarqué dans quelque chose qui le tiendra jusqu'au bout de la nuit. C'est vraiment sympa de sa part.

          Une fois le cabinet fermé, le Docteur Drutch monte dans sa voiture et prend la route pour rejoindre le domicile d’Antoine et de son étrange pensionnaire. Il faut absolument qu'il arrive à découvrir ce qu'est réellement la néolionne. C'est à peine s'il a réussi à fermer l'œil de la nuit tant cette question l'obsède.
          En revenant chez lui, la veille, il sentait bien qu’une chose importante le tracassait, mais il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Quelque chose d'important pourtant ! Si sa patiente de la veille mérite d’être traitée en humaine, qu’en est-il des autres membres de l’espèce ? Est-elle une personne ? Sont-ils des personnes ?
    Si c’est le cas, à chaque fois qu’il participe à une greffe à la clinique il se rend complice de quelque chose de monstrueux.
          Les règles éthiques sont claires, on ne peut prélever d’organes chez quelqu’un sans son consentement. Si les néolions sont des personnes, alors les élever en batterie pour les découper devient une des pires formes d’esclavage jamais envisagées. Bien sûr ce n’est pas lui qui les fait naître ainsi. Ce n’est même pas lui qui les découpe. Mais s’ils sont de vraies personnes, tout le processus devient ignoble. Peu importe à quel niveau de la chaine on se situe.

          Antoine a l’air de penser qu’elle est humaine, ou du moins qu’on doit la traiter comme telle.  Peut être qu’il a raison. Peut être qu’il a aussi raison quand il dit que ça ne vaut pas mieux de refuser l’humanité sur un prétexte de génome que sur une couleur de peau.
          Comme toujours, face à un souci éthique, le docteur Drutch se pose la même question simple : "Est ce que je pourrai assumer ça devant mes filles et continuer à les regarder dans les yeux?". Le monde serait certainement meilleur, il en est convaincu, si les gens se posaient ce genre de question plus souvent.
          Quand on pratique la médecin, on aime le respect, celui que les patients nous portent et celui qu’on se doit à soi même. Certaines questions éthiques changent radicalement la vision que l’on peut avoir de ses propres actions. La frontière entre le bien et le mal dépend souvent d’une simple définition, et la définition du jour doit être tranchée rapidement. Sa santé mentale en dépend. Impossible de continuer sereinement à pratiquer tant qu’il n’est pas sûr!
     
          Quelle est la définition d’un être humain ? Est-elle suffisamment large pour englober les néolions ? Sont-ils des animaux ou un peuple d’esclaves ? Le travail dont il est si fier est-il digne d’Hippocrate ou du docteur Petiot ? Rédemption ou damnation ? Il faut absolument qu’il sache ! Pour cela, il n’y a qu’une solution : la regarder dans les yeux et y chercher une âme ! On a beau être cartésien, on ne chasse pas toute une éducation catholique d’un coup de baguette magique.

          Arrivé au mobile-home, le docteur Drutch trouve le portail ouvert. Antoine est dehors, en train d’étendre du linge. D’abord étonné de voir du monde chez lui, le jeune homme se rassure en reconnaissant la voiture du médecin.

    - J’allais vous appeler après avoir fini ça docteur. Elle va bien mieux, je suis rassuré.
    - Tant mieux. La perfusion tient bien, elle n’y touche pas ?
    - Je lui ai dit qu’il ne fallait pas y toucher, elle a fait oui de la tête et elle s’y astreint. Elle devait être battue quand elle n’obéissait pas. Je pense qu’elle a peur que je me fâche si elle ne fait pas ce que je dis. C’est pratique, mais je n’aime pas trop ça. Je préférerais qu’elle ait confiance en moi.
    - Je vous comprends…

          Antoine ne peut s'empêcher de remarquer la transformation qui s'est opérée dans la physionomie du médecin. L'homme ne semble plus être que la moitié de lui même.

    - Vous allez bien docteur?
    - Oui merci. C'est la discussion que nous avons eue hier… J'ai mal dormi. Je me pose pas mal de questions. Vous croyez que je pourrais la voir?
    - Ca m'a fait ça aussi. Quand je me suis rendu compte qu'elle était humaine. J'ai été vraiment bizarre. Comme si on m'avait filé un coup de poing dans le ventre.
    - Bah c'est pas loin de ça. Je ne sais plus trop quoi penser.
    - Entrez docteur. Je pense qu'elle est réveillée. Elle regardait la télé quand je suis sorti pour le linge.

          Joignant le geste à la parole, le jeune homme pénètre dans le mobile-home, invitant le médecin à le suivre.
          A l'intérieur, la néolionne, assise sur le lit leur jette un regard apeuré.

    -Tout va bien. C'est moi. Le docteur est venu te voir. Tu te souviens de lui?

          Hochement de tête.

    -Ah vous voyez docteur ? Elle comprend.
    - Mon dieu! Vous comprenez vraiment ce qu'on vous dit?

          Encore un maître qui veut qu'on lui réponde? Ils sont devenus fous? Que faut-il faire? Antoine, interrogé du regard, se montre calme et souriant. Tout va bien. La néolionne se tourne alors vers le médecin, le regarde dans les yeux et opine du chef.

    - Le docteur est venu voir comment tu allais. Tu crois que tu peux marcher un peu?

          A ces mots, la néolionne se découvre. Elle porte un pyjama bleu dont la manche droite a été découpée afin de ne pas gêner le passage de la perfusion. Elle pose d'abord les pieds par terre, le temps de s'habituer à la position verticale. Antoine décroche le pochon de perfusion afin de le faire suivre tandis que la créature se lève. Son pas est chancelant malgré l’appui qu’elle prend sur le bras de son maître. Sans doute est-ce dû à sa posture, plus droite que la veille, mais elle semble plus grande.

    - Est ce que vous voulez prendre un petit café avec nous docteur? Ou un jus de fruit?
    - Je… Je ne…
    - Vous allez bien? Vous êtes tout pâle. Asseyez-vous là.

          Alors qu'Antoine guide le médecin vers la table et l'assied tant bien que mal, la néolionne se saisit d'un verre, le remplit au robinet et le pose sur la table.

    - Merci… Comment l'appelez vous?
    - Je ne lui ai pas donné de nom docteur. Je ne m'en sens pas le droit.
    - Encore un problème. D'accord. Je comprends. Merci mademoiselle… Ca me fait vraiment bizarre de lui adresser la parole comme ça, Antoine.
    - Je sais. Vous vous sentez mieux?
    - Oui. C'est bon, ça passe.

          Assis sur sa chaise, le médecin se fait silencieux. Antoine raccompagne la néolionne se coucher. Il ne faut pas qu'elle se fatigue inutilement. Puis il retourne auprès de son invité qui pouffe nerveusement.

    - C'est quand même dingue. C'est moi qui viens pour la soigner et c'est elle qui me donne de quoi me remettre sur pied.
    - Elle est surprenante. Vous comprenez ce que je voulais vous dire hier docteur ?
    - Oui. Je crois que je comprends.
    - Café ou jus de fruit alors?
    - Whisky si vous avez. Je crois que j'ai besoin d'un coup de fouet.
    - Je dois avoir ça quelque part.

          Etendue sur le lit, la néolionne ne quitte pas les deux hommes des yeux. Comme la veille, leur discussion est incompréhensible.
          Quand il est enfin rasséréné, le docteur se lève et vient l'examiner. Les pansements font mal, mais il dit que c'est beaucoup mieux. Il essaye de parler de façon à ce qu'elle comprenne mais n'y parvient pas tout à fait. Les médecins ne savent pas parler simplement. Malgré eux, des grands mots ne cessent de s'échapper de leur bouche.
          Cela dit, pendant le repas qu'il accepte de partager avec eux ce soir là, il se montre pédagogue et guide la néolionne dans son apprentissage des gestes de la table. C'est un ravissement d'avoir ainsi deux maîtres aux petits soins pour elle.

          Le docteur a finalement cédé et appelle désormais Antoine par son prénom, mais il ne peut se résoudre à le tutoyer, ce qui est de bonne guerre car ce dernier continue à lui donner du « docteur » à tour de bras. Et c’est sur ces bonnes dispositions qu'à la fin de la soirée Antoine raccompagne le médecin à sa voiture.


    - Vous savez Antoine, c'est normal qu'elle ne parle pas. Elle n'a pas de cordes vocales. Soit elle n'en a jamais eu soit on les lui a enlevées quand elle était toute petite. Ce n'est pas évident à voir comme ça avec un examen superficiel.
    - Je m'en doute. Sa vie n'a pas dû être drôle tout les jours. C'est incroyable la quantité de cauchemars qu'elle peut faire. Elle se réveille en sursaut et il faut plusieurs minutes pour arriver à la calmer. Vous croyez que ça va passer avec le temps?
    - Pas la moindre idée. J'espère en tout cas. Ca vous dérange si je passe vous revoir demain?
    - Pas du tout docteur. Vous êtes le bienvenu. A demain.


          Lorsque Antoine réintègre le mobile-home, après avoir fermé le cadenas de la grille, il trouve la néolionne somnolant sur le lit, épuisée. Aussi doucement que possible il s'assied sur le rebord du matelas pour la regarder s'endormir. Puisant dans ses dernières réserves, la jeune femme se redresse pour lui rendre son regard. Mû par une soudaine impulsion, Antoine la prend dans ses bras. D’abord interdite, elle hésite un peu et finit par répondre à son étreinte avant de poser la tête sur son épaule.
    C’est dans cette position que le sommeil finit par l’emporter.

          Délicatement, le jeune homme lui pose la tête sur l’oreiller avant de la border. Puis il retourne se coucher sur le canapé après avoir réglé le réveil. Dans deux heures, il faut qu’il se lève pour lui passer le prochain antibiotique.

     


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