•       Pour la huitième fois, Antoine se réveille en sursaut. Encore un cauchemar ! A chaque fois, c’est la même chose, il ouvre les yeux d’un coup, trempé de sueur, tantôt honteux tantôt effrayé. Les rêves alternent de scènes allant d’un érotisme contre nature à une violence sordide. A chaque fois elle est là, couverte de fourrure, nue et muette. Parfois ses propriétaires se mêlent aux évènements. Cette fois-ci ils ont eu le bon goût de le tuer avant que le rêve ne vire au glauque, le laissant dans un état d’excitation malvenu.
         Il fait jour dehors. Antoine ne sait pas trop si le réveil a sonné ou non. Il l’a sans doute éteint avant de se rendormir et de l’oublier. Ceci expliquerait la position, cadran contre la table de nuit, de l’appareil.
         Il n’arrive pas à chasser de sa mémoire les images des différents cauchemars. Elle s’effaceront sans doute dans la matinée.
         Si on s’en fie à la luminosité, il doit être dix heures. La néolionne n’a pas encore mangé. Tant pis, elle attendra. Ca ne la tuera pas.
         Avec des gestes lourds, Antoine entame son rituel matinal. D’abord les toilettes. Puis se brosser les dents pendant que le café coule.
         La douche chaude le réveille sans parvenir à chasser les images obsédantes. Ca semblait tellement réel. Elle a l’air tellement réelle, tellement humaine. C’est sa faute. Quand elle se tient debout, la ressemblance est vraiment trop frappante.

         Fini les repas en tête à tête. Chacun sa place !

         Lorsqu’il émerge du mobile-home, une gamelle pleine à la main, il aperçoit la créature. Debout dans l’étable, elle le guette depuis la fenêtre. Elle ne le regarde toujours pas dans les yeux, mais elle a l’air d’être désormais capable de l’observer. En tout cas, elle semble avoir moins peur. Beaucoup moins peur. Bon ou mauvais signe ?

         Sensible à l’humeur de son maître, le visage de la néolionne s’assombrit à son tour. Lorsqu’il pénètre dans l’étable, il la trouve debout, dans une attitude respectueuse, comme une petite fille qui aurait bien saisi que son père est fâché mais ne comprendrait pas pourquoi. Comment fait-elle pour avoir cet air là ?
         Si les singes sont des cousins de l’homme, cette créature est une voisine. Et tout le monde sait que c’est malsain d’avoir des vues sur la voisine. Ca fait désordre.
         Il a beau se rappeler que les images dans sa tête sont issues d’un cauchemar, elles le poursuivent. Dès qu’il ferme les paupières, elles l'assaillent. Et quand ils les ouvre, elle est là, debout et soumise, innocente. Agaçante!
         Il pose la gamelle sur le sol. Tandis qu’elle s’agenouille pour manger, Antoine pénètre dans la stalle, armé de son bâton. Arrivé près du nid, il tire sur la chaîne, la forçant à reculer. Docile, elle suit le mouvement tout en emportant dans ses mains la précieuse nourriture. Il ne faut que quelques secondes pour raccourcir le lien. Désormais son périmètre de mouvement est plus faible, mais au moins elle ne pourra plus se tenir debout.
         Quand enfin elle achève son repas, elle tente de se relever mais comprend rapidement que c’est sans espoir. En s’appuyant sur ses paumes et ses genoux elle retourne dans son nid de couvertures et se roule en boule, tournant résolument le dos à son maître, visiblement triste et résignée.

         Le reste de la journée, bien entamée par le réveil tardif, Antoine le passe dans le mobile-home. Il faut se faire oublier de toute façon, alors autant ne rien faire, c’est le meilleur moyen de ne pas attirer l’attention.
         Vissé sur le canapé, il fait défiler d’un œil absent, les programmes de la télévision. Il a beaucoup de choix, mais rien d’intéressant. Le temps de faire défiler tous les canaux, les premiers programmes ineptes ont été remplacés par d’autres tout aussi captivants. Et c’est reparti pour un tour. Ce morne visionnage a au moins l’effet de chasser les images obsédantes qui le poursuivent… Presque.

         Antoine a du mal à s’expliquer la colère que cette bête provoque en lui aujourd’hui. C’est un animal. Elle ne fait pas exprès de ressembler à une femme. Elle a été faite comme ça, c’est tout. Elle n’est pas non plus responsable des rêves de cette nuit même si elle y tenait une bonne place. Mais c’est plus fort que lui. La savoir là , dans le hangar, attachée et docile, le met, lui, dans une position tellement tordue... Si elle n’avait pas l’air si humaine, il se ferait moins l’effet de devenir un psychopathe. S'il n’y avait pas ces images de la nuit dernière qui lui revenaient en tête…. Si seulement elles voulaient bien s’effacer... Plus il essaye de les oublier, plus elles se gravent profondément en lui. C’est à devenir fou.

         Abruti par l'ennui, il finit par s’endormir d’un sommeil sans rêves.

         Lorsqu’il se réveille enfin, la nuit est déjà tombée. Bizarrement il se sent plus frais, plus reposé, plus serein. Il n’avait pas vraiment voulu cette sieste mais elle lui a fait du bien. Les images dans sa tête sont bien moins distinctes, il arrive à les mettre à distance. Bientôt elles auront rejoint les limbes dont elles sont issues.
         Sa pensionnaire doit avoir faim, il se fait tard et elle n’a mangé qu’une fois aujourd’hui. Ce n’est pas sérieux de se laisser aller ainsi. Elle vaut un paquet de fric il faut s’en occuper mieux que ça. Hors de question de la remettre debout, mais il peut toujours lui faire un bon repas pour se faire pardonner. Pommes de terre sautées et steak haché à la poêle. Ca la changera des croquettes et ça diversifiera un peu son alimentation. Si elle aime ça autant que les saucisses, elle va se régaler.  Cette fois-ci par contre, il ne mangera pas avec elle. Sa part à lui, il la prendra dans le mobile-home. Les humains d’un côté, les animaux de l’autre. C’est le meilleur moyen de ne pas confondre.

         Dehors l’air est froid mais sec. Un petit vent léger fait bruisser les feuilles qui s’accrochent encore aux branches. Bientôt elles abdiqueront et la lumière pourra pénétrer dans les bois, mais pour l’instant la lune ne parvient à toucher le sol que de quelques maigres rayons.

         La néolionne, endormie, sursaute quand il allume les néons de l’étable. Son buste seul émerge de son tas de couverture alors qu’elle s’étire. La pauvre bête, elle ne se rend pas compte. On dirait presque une vraie femme qui sort du lit. Cela dit, une vraie femme se serait sûrement montrée plus incommodée par la proximité des urines et selles de l’après-midi. C’est presque rassurant. Heureusement qu’il y a des détails de ce genre qui permettent de recadrer la réalité.

         Quand le parfum de la nourriture lui arrive au museau, le sommeil s’évanouit comme par magie. Elle se précipite hors de son nid et s’avance à quatre pattes pour recevoir sa part tandis qu'Antoine dépose les gamelles.

         Pendant qu’elle se rassasie, Antoine nettoie ses besoins d’un petit coup de jet d’eau. Puis, il reste debout, la regardant finir son repas. Mu par une soudaine envie, il s’approche doucement, son manche de pioche à la main dans un souci de sécurité. Alors qu’il s’agenouille à côté d’elle, la créature se raidit, continuant de manger tout en restant sur ses gardes.
         Précautionneusement, Antoine dépose sa main sur la fourrure du dos de l’animal. Celle-ci ne peut réfréner un tic nerveux au moment du contact, mais ne manifeste pas d’autre geste. Pas de recul ni d’agressivité. Absorbée par la nourriture, elle continue de se remplir.
         C’est un contact agréable. De sous la fourrure on peut sentir la chaleur qui irradie. Le pelage est doux. Machinalement il entreprend de lui caresser le dos tout en lui parlant d’une voix douce.

    « C’est bien, tu manges bien, tu es bien sage. »

         Une fois le repas fini, elle pose le bol sur le sol et fait le dos rond, la tête posée sur ses bras. Visiblement elle aime bien les caresses. C’est dingue la vitesse à laquelle ils s’apprivoisent ces animaux-là.
     
    « C’est une gentille mémère ça. Tu es très sage et toute douce.  Tu as bien mangé, je suis très content de toi. C’est très bien.»

         Quand il enlève enfin sa main, elle réintègre doucement son nid et se roule en boule dedans pour s’endormir.

         Il est temps d’aller manger pour lui aussi. Il faudra qu’il se lave les mains avant le repas à cause du produit vermifuge qui doit toujours imprégner la fourrure. Alors qu’il replace du pied le caillou qui bloque la porte sans serrure, il se sent étrangement serein. Les choses sont revenues à leur place. Parfait !


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  •      Il faut se rendre à l’évidence : les supermarchés sont très mal achalandés pour ce qui est de l’élevage des néolions. Antoine s’y attendait, mais à ce point là c’en est presque révoltant. On pense toujours qu’on peut trouver tout et n’importe quoi dans ces temples de la consommation. Quand on cherche quelque chose de pointu on s’aperçoit qu’on y trouve surtout du n’importe quoi.
          Pour être tout à fait honnête, il faut dire que ces animaux ne sont pas censés exister en dehors de leurs usines de production. Mais cela dit, Antoine n’est pas exactement un modèle d’honnêteté. Il n’est pas un modèle de calme non plus. Etre réveillé à trois heures du matin par des morsures de puces, cela ne faisait pas partie des inconvénients qu’il avait envisagés.
          Il avait bien remarqué qu’elle se grattait frénétiquement, mais il n’avait pas pensé devoir subir les dégâts collatéraux de cette invasion. L’idée que ces parasites puissent être en train de courir sur lui en ce moment même le révulse et provoque une furieuse envie de se gratter.
          Au rayon animaux, il opte pour un collier anti-puce spécial gros chien. La néolionne n’est pas bien épaisse, ça devrait aller. Il faut juste espérer qu’elle le supportera, car avec ses mains elle n’aura pas trop de difficultés à l’enlever. Tant qu’il en est aux parasites, il prend aussi de quoi la vermifuger. Une solution à verser entre les omoplates fera l’affaire. C’est efficace et facile d’emploi.
          Le choix en ce qui concerne la nourriture pour animaux est tout simplement impressionnant. Le prix, en revanche, est assez uniforme. La fourchette s’étale entre cher et très cher. Comment font les gens qui possèdent des animaux ? Ils prennent un deuxième travail la nuit pour payer la nourriture ? Et puis quoi lui prendre de toute façon ? Des paquets de croquettes pour chat ça n’existe pas en sac de vingt cinq litres. Et ce n’est pas sûr qu’elle tolèrera bien les croquettes pour chiens. Dans le doute, Antoine opte pour une attitude expérimentale. Il achète plusieurs petits paquets de différentes sortes. Il verra bien ce qu’elle mange.
          Tant qu’il est dans le rayon animaux, il hésite à prendre un jouet. Une poulet en caoutchouc qui fait du bruit ou quelque chose dans ce genre. Elle avait l’air d’être contente avec les vieilleries qu’il lui avait lancées lors du débarras. Mais finalement l’idée de la voir avec une balle en plastique dans la gueule lui semble incongrue. Elle a l’air trop humaine pour ça.
          En caisse il paye en liquide. Les cartes bancaires laissent une signature informatique. Les programmes de pistage peuvent deviner l’âge de vos parents à la façon dont vous toussez, alors autant ne pas leur laisser de traces trop évidentes à suivre. Les gens capables d’acheter ce genre d’animaux doivent avoir les moyens d’entretenir un réseau de recherche, il faut être prudent. S’il doit faire d’autres achats, il ira dans un autre grand magasin.

          Une fois chez lui, il retourne voir la néolionne. En son absence elle a consciencieusement dévoré la pâtée du matin et digère dans son nid, ne laissant dépasser qu’une jambe et un bras. Antoine récupère la gamelle et la lave au jet d’eau, déclenchant un repli général. Ce n’est pas une néolionne, c’est une torture ! A la moindre alerte elle rentre dans sa carapace.
          Comme elle est réveillée, autant en profiter. Antoine enfile ses gros gants de cuir, s’arme de son bâton et s’approche de la créature. Il soulève les couverture. Contrairement à la plupart des animaux, la néolionne a le bon sens de ne pas emmêler sa chaîne. C'est donc sans grande difficulté qu'il peut la réduire au minimum, la faisant coulisser dans l'anneau fixé au sol. La créature se laisse faire, docile, et se déplace en fonction de la traction. A la fin de l'opération, elle se retrouve dans une position pour le moins rocambolesque, face contre sol, les fesses en l’air, incapable de mordre. Antoine lui glisse alors le collier anti-puce autour du cou avant d’imprégner  sa fourrure de vermifuge.

    « Très bien ma belle. Tu as été très sage. Bonne fille. »

          Il effectue ensuite la procédure en sens inverse et rend à l’animal son périmètre de liberté.
          Depuis qu’elle est là, elle n’a jamais montré les dents, mais il faut toujours se méfier avec les animaux. C’est quand on ne fait pas attention que les accidents arrivent. Celle-ci est issue d’une longue lignée de chasseurs sanguinaires et c’est une information qu’il faut garder à l’esprit.

          Elle semble plutôt bien tolérer le collier. D’une main pensive elle le caresse doucement. C’est assez rassurant. Avec un peu de chance elle ne l’enlèvera pas. Etrangement ça lui va bien.

          Une fois ou deux, il a pu observer qu’elle savait se tenir debout bien droite au lieu de la posture voûtée qu’elle adopte d’habitude. Mais la chaîne l’en empêche dès qu’elle s’éloigne un peu de son nid. Au bord de son périmètre de mouvement, là où elle vient chercher sa nourriture, elle est forcément à quatre pattes. Si elle continue à se montrer aussi coopérante, il envisagera peut être de l’attacher au niveau du pied. Si elle n’avait pas ces dents ce serait déjà fait, mais elle reste un animal sauvage. Il faut rester sur ses gardes. Saleté de dents !
          Lorsqu’elle se redresse elle a tout de suite un air plus humain. Sa fourrure cache un peu ce que les sous-vêtements dissimulent d’habitude mais sans y parvenir tout à fait. Elle est aussi belle qu’impudique. C’est incroyable !

          Avant de se laisser aller plus à la rêverie, Antoine quitte le hangar. Il est temps de préparer le repas. Ce soir, ce sera grillade. Le fond de l’air est encore assez doux pour la saison, et même si les mauvais jours approchent, il n’y a pas de raison de ne pas faire durer un peu l’été.
          Au milieu de la cour trône une petite table sur laquelle il dépose son plateau de nourriture, puis, à deux pas de là, il rejoint le barbecue et prépare son feu. Il est assez fier d’allumer son foyer à l’ancienne. Le tout est d’aller progressivement et de ne surtout jamais l'étouffer. Du papier d’abord, quelques petites branches, puis des branches plus grosses. On allume par la base. Au fur et à mesure que le feu grignote ce premier foyer, on lui donne des branches de plus en plus grosses jusqu’à obtenir une belle flambée. On laisse brûler encore un peu, puis on remue le tout pour que le foyer se transforme en brasier. C'est tout un art.
          Par la fenêtre de l’étable, la néolionne ne loupe pas une miette de ce curieux manège. C’est la première fois qu’elle regarde dans sa direction sans se sentir obligée de détourner le regard. Toute fascinée qu’elle est par le feu, elle en oublie qu’elle regarde un maître.
          Lorsque les saucisses rejoignent la préparation, l’intérêt se fait plus enthousiaste encore. Les volutes de fumées odoriférantes sont emportées par le vent jusqu’à l’étable et déclenchent chez elle un appétit évident. Après tout, son système digestif est censé supporter la nourriture humaine, autant qu’elle en profite de son vivant. Antoine fait un aller retour jusqu’au mobile-home pour ramener un peu plus de grillades. Il cuisinera pour deux finalement.

          Un des inconvénients qu’il y a à vivre en forêt, c’est qu’on ne voit pas l’horizon. Aussi, c’est presque de façon simultanée qu’Antoine découvre les gros nuages qui le surplombent et la pluie qu’ils déversent. Il a juste le temps de sauver les grillades avant de se réfugier dans l’étable. Sur la table, dehors, la pile d’assiettes en carton se gorge d’humidité tandis que les braises s’éteignent en crépitant silencieusement, couvertes par le bruit de l’eau qui tombe.

          La créature se soucie peu de la météo. Excitée par l’odeur de nourriture, elle trépigne d’impatience, à genoux en face de sa gamelle. Antoine s’assoit à son tour, en tailleur en face d’elle, le plateau de grillades à ses côtés.

    « Tu vas te régaler ma belle. Du bon miam-miam ce soir »

          D’un geste souple il lance deux saucisses dans le récipient. La néolionne s’en saisit d’un bond, une dans chaque main et débute aussitôt son repas, arrachant de larges bouchées, avalant sans presque mâcher la chair chaude et épicée. Fidèle à son habitude c’est avec un autre bruit que celui de la mastication qu’elle enfourne ainsi la nourriture. Cela dit son langage corporel et la vitesse à laquelle elle engloutit témoignent du plaisir évident qu'est le sien.
          C’est vrai que c’est bon. Ravi que sa cuisine soit appréciée à ce point, Antoine dévore lui aussi. La peau est croustillante mais la viande n’est pas sèche. Elle libère dans la bouche un jus qui est un vrai délice pour les papilles. En ce qui concerne le lard, c’est l’inverse, cuit à point il est sec et très salé sans être brûlé. Rien de pire que du lard noirci.

          Dehors la pluie continue de tomber à verse, mais peu importe. L’espace d’un instant, l’homme et la créature partagent un moment hors du temps où les frontières s’abolissent, le temps d’un repas les différences s’estompent.
          C’est après avoir été resservie trois fois que la néolionne rompt la magie de l’instant en se levant pour aller faire ses besoins dans un coin de la stalle. La réalité de la situation revient à la conscience d’Antoine qui ne sait plus, d’un coup,  s'il doit se sentir honteux de voir en elle un animal ou bête de la voir parfois sous un jour humain.
          C’est profondément troublé qu’il finit par réintégrer son mobile-home, traversant la cour à l’occasion d’une accalmie. Les quelques gouttes qui lui tombent dessus ne parviennent pas à le sortir de ses pensées.

    Cette nuit encore, il dort mal.


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  •      D'une main maladroite, Antoine éteint le réveil. Six heure du matin! Saleté ! Il faut se lever pour s'occuper de la bestiole. Y'a plein de trucs à faire.
         Machinalement, il émerge du lit et se cogne dans tous les meuble qu'il peut sur le trajet jusqu'au frigo. Un peu de lait, du café de la veille réchauffé au micro onde, ça fera l'affaire pour décoller les paupières.
         Fidele à son rituel il s'installe devant l'ordinateur pour déjeuner. Un petit tour vite fait sur le réseau pour voir les infos. Surtout ne rien chercher sur ce qui s'est passé la veille : les logiciels de pistage doivent traquer tout ce qui sort de l'ordinaire et qui pourrait les mettre sur la piste de la néolionne. Il va falloir faire très attention à paraître le plus normal possible au cours des semaines à venir.
         Une fois le bol vidé, Antoine fait un brin de toilette. Les vêtement de la veille sentent le fauve. Il faudra les laver et aussi aérer la voiture sans doute.

         Avant toute chose, il faut trouver de quoi nourrir sa pensionnaire. Vu son odeur de fauve, elle doit manger de la viande essentiellement. C'est étrange quand on y pense, les néolions devraient être capables de manger n'importe quoi : leur système digestif peut être greffé sur des humains. Il va falloir vérifier ce qu'elle accepte de manger et se débrouiller pour lui obtenir discrètement. Pour l'heure, quelques steak hachés mélangés avec de la mie de pain devraient faire l'affaire.
         En y réfléchissant, il y avait peut être d'autres néolions dans le camion où a débuté la fusillade. S'il avait réussi à partir avec celui là, il serait peut être à la tête de son propre élevage à l'heure qu'il est. Mieux vaut ne pas y penser et se concentrer déjà sur la petite fortune qui dort dans l'étable.

    "Bordel, c'est pas une heure pour se lever !"

         Dehors, le jour n'est pas encore levé. Il fait froid et les feuilles mortes gorgées d'humidité dégagent une odeur de début d'automne. Pour l'instant les frondaisons des arbres offrent encore une relative sécurité vis à vis des satellites. Ca ne durera pas.
         La mixture nutritive dans une assiette en plastique, pénètre dans le bâtiment bas de plafond. Lorsqu'il allume la lumière, la créature se recroqueville, protégeant ses yeux derrière son bras avant de s'enfouir plus profondément sous les couvertures.
         Elle tremble un peu, sans doute presque autant de peur que de froid. La tôle coupe le vent tandis que la dalle en béton et le toit protègent de l'humidité, mais on ne peut pas véritablement dire qu'il fasse plus chaud dedans que dehors. Bientôt le soleil se lèvera et la température deviendra plus clémente.
         Le "nid" se trouve toujours dans le coin où la chaîne est fixée. Aussi loin qu'elle a pu de cette position, la créature a fait ses besoins. C'est bien, si elle est propre ça sera plus agréable à gérer.
         Antoine branche le tuyau d'arrosage et nettoie la flaque d'urine et la crotte, chassant ces déchets vers la rigole d'évacuation creusée dans le sol. Le bruit déclenche une agitation intense des couvertures, sans doute un mouvement de panique. Une fine main poilue émerge un court instant pour rapatrier le plus de tissus possible loin du jet d'eau.

    "Là, c'est bon, c'est propre. Tu vas pouvoir sortir. Je t'ai amené à manger. Du bon miam-miam. Tu vas te régaler."

         Le son de sa voix semble calmer la silencieuse créature. Toujours aucun cri, aucun feulement, aucune plainte… C'est assez étrange ce mutisme; rien que le bruit des mouvements et de la respiration.
         Un incroyable bazar encombre l'essentiel de l'espace dans l'étable; tout les objets qu'Antoine a bien pu accumuler au cours des quelques temps qu'il a vécu ici. En trop bon état pour être jetés, et trop abîmés pour qu'on s'en serve encore. C'est une sorte de purgatoire pour les choses. Un endroit où elles attendent de mourir définitivement ou d'être ressuscitées. Dans le tas, il prélève une bassine à peu près propre qu'il rempli d'eau, puis il dépose boisson et nourriture à l'intérieur du périmètre de la chaîne avant de s'écarter.

    "Allez, sors de là. C'est l'heure de manger. C'est bien, gentille fille. Viens manger. Du bon miam-miam".

         Docilement, la néolionne émerge de sous les couvertures, s'approche de son repas. Elle se déplace sur ses deux jambes tout en restant voûtée, les deux mains prêtes à toucher le sol. Sans un regard vers son nouveau maître, elle se dirige vers la nourriture, s'agenouille devant l'assiette, puis, à pleine poignées, enfourne la nourriture comme si elle n'avait pas mangé depuis deux jours. Elle tente de soulever la bassine pour s'en servir comme d'un bol mais le volume et le poids de l'objet rendent la manipulation malaisée. L'eau glacée déborde de part et d'autre de sa bouche et vient inonder son pelage, sans que cela semble la déranger. Avec appétit, elle enfourne une autre poignée de nourriture.

         L'animal sent encore l'urine de la veille. La fourrure de son ventre reste maculée par une large auréole. Il faudra la laver, ou au moins lui jeter une bassine d'eau tiède sur le corps pour rincer un peu tout ça.
         Malgré l'odeur, ce corps demeure troublant. Un corps de femme très belle, une silhouette mince, limite maigre, mais conservant d'agréables courbes là où il en faut. La fourrure jaune dont elle est couverte s’achève à la plante des pieds et la paume des mains, découvrant alors une peau d’aspect humain, rosée, sans coussinets. Pas de griffes, mais des ongles. Ces derniers sont cassés aux extrémités mais ils semblent longs et les doigts sont fins. Le visage est un subtil mélange de traits humains et félins. Les canines sont longues et dépassent parfois sur la lèvre inférieure. Le nez, large à sa base comme à sa pointe, rappelle un peu l’origine féline. Les oreilles cachées l’essentiel du temps par les cheveux semblent tout a fait bien constituées, quoique peut être un peu décollées. La chevelure épaisse, évoque une crinière tant par sa forme que par sa couleur. Elle semble implantée presque comme les cheveux humains. En y réfléchissant, c'est d'ailleurs étrange cette crinière : dans la nature seuls les males en portaient. Les modifications génétiques sont sans doute responsables de cette transformation. Les yeux enfin, ronds et d’un marron doré profond, sont pourvus de très longs cils. Il est presque impossible de capter son regard tant elle met d'obstination à le détourner. Quand elle ne peut pas faire autrement, elle va jusqu'à fermer les yeux plutôt que regarder son nouveau maître en face. C'est assez déconcertant.

         Il ne lui faut que quelques minutes pour faire disparaître la viande, prenant l'assiette à pleine main, elle la lèche jusqu'à la récurer entièrement, puis elle retourne se coucher dans son coin et rabat l'une des couverture sur elle-même pour s’emmitoufler, sans doute pour faire la sieste. C'est ainsi que font le lions dans la nature. Cette habitude semble avoir résisté à toutes les transformations qu’ont subit ceux de son espèce.
         Elle ne dormira pas longtemps. Le temps pour Antoine de rentrer se changer et les travaux débuteront. Il y a du travail à faire et elle va en être le centre.
         C'est vêtu d'une salopette de chantier que le jeune homme pénètre dans l'étable une demi heure plus tard, sa trousse à outil à la main, un large sac poubelle dans l'autre.
         Avant toute chose, il faut ranger. On ne peut pas garder un animal dans une étable aussi encombrée sans que ça devienne un repère pour les rats ou autres parasites. Avec une cale, Antoine bloque la porte du bâtiment puis entreprend de sortir tous le fourbis entassé là. La bestiole vaut bien plus que dix fois tout ça en état neuf. Dès qu'il aura l'argent il filera d'ici et ne s'encombrera pas de ces vieilleries inutiles. Autant s'en débarrasser dès à présent. La méthode utilisée pour ce déménagement, simple et efficace, emprunte allègrement à la balistique tout en économisant les pas : les objets prennent leur envol depuis l'intérieur, transitent par la porte et par les airs, puis viennent s'écraser, sur une bâche étalée par terre, dans ce qui sera bientôt un magnifique tas.
         D'abord effrayée par ce débordement d'énergie, la néolionne finit par émerger de sous son nid. Elle suit d'un œil amusé la trajectoire des objets qui passent en sens unique devant sa stalle. Lorsqu'un bruit de fracas se fait entendre, elle se précipite vers la fenêtre  pour constater ce qui a été pulvérisé. Elle reste alors à son point d'observation en attendant qu'un autre objet explose lors d'un impact. Antoine, pris au jeu, tente de viser du mieux qu'il peut pour obtenir ce genre de destruction. Elle est amusante, agenouillée ainsi à guetter par la fenêtre. Impatiente, elle se dandine et se tortille comme une enfant.
         Antoine rate un lancer. Une bouteille thermos rebondit contre le chambranle de la porte et vient s'écraser dans la stalle de l'animal. Aussitôt, paniquée par le bruit, elle se réfugie sous les couvertures.

    "Oups ! Désolé de t'avoir fait peur ma belle. Je ne te visais pas. Tu peux sortir c'est rien. Tu fais comme tu veux. Ca me dérange pas si tu regardes."

         La couverture se soulève. Un œil apparaît, scrutant le sol et l'objet impudent qui a osé s'y écraser. Une main hésitante émerge puis se dirige vers l'objet avant de le saisir avec précaution.

    "Tu peux la prendre si tu veux. Je te la donne. Tu peux jouer avec."

         Sur ces bonnes paroles, les travaux reprennent. Lorsqu'un objet s'y prête, Antoine le lance dans la stalle afin de fournir à la créature de quoi s'occuper. Elle accueille chacun de ces cadeaux comme une merveille et l'examine avec une innocence amusante, à la façon d'une poule qui découvrirait un lacet. Pour des raisons qu'elle est sans doute seule à comprendre, certains  ustensiles sont conservés tandis que d'autres lui servent à démontrer ses talents d'imitation : à genoux devant la fenêtre, elle lance ce qu'elle ne veut pas dans la destination du tas grandissant dehors. Elle semble très amusée par ce jeu.

         Vers midi, l'essentiel est fait. L'amoncellement devant la porte est impressionnant. C'est dingue tout ce qu'on peut entasser.
         Debout sur un escabeau, Antoine change deux néons qui avaient rendu l'âme. Il y verra plus clair. Les fenêtres sont étroites. Elles devaient surtout servir, pendant les période d'hivernage, à informer les animaux sur l'heure de la journée afin qu'ils gardent un rythme de veille et sommeil normal. Cet après midi, il y installera des cadres de bois tendus de plastique afin de couper le vent. Avec un petit radiateur rayonnant accroché au plafond, cela devrait permettre à la néolionne de ne pas tomber malade.
         Profitant de la chaleur de l'après midi, Antoine décide de laver sa pensionnaire. Armé de gants de cuir épais et d'un solide bâton, il récupère les couvertures sales, puis il arrose la créature au moyen du jet. L'eau est fraîche. Effrayée, elle tente de fuir mais la chaîne et les murs de béton l'en empêchent. Elle s'agite en tout sens, tente de se protéger ou de se rouler en boulle pour échapper à l'eau mais sans succès. Lorsqu'il élève la voix, elle finit par se calmer et se laisse faire, grelottante et soumise.
         Avec la fourrure qui lui colle au corps, l'image est vraiment troublante, presque dérangeante. Elle a l'air tellement humaine comme ça. Avec l'impression d'être un monstre, Antoine abrège la douche. Elle sera bien assez propre comme ça.

    "Brave fille. Tu as été sage. C'est bien."

         Recroquevillée dans son coin préféré, la créature boude tandis qu'il passe par terre un coup de raclette afin de chasser l'eau vers la rigole d'évacuation. Avec le temps qu'il fait ça sera bientôt sec. Le toit en taule, débarrassé des feuilles qui s'étaient accumulé dessus, diffuse une chaleur agréable. Le pelage de la néolionne dégouline encore un peu et dégage déjà une odeur de chien mouillé.

    "Dès que c'est sec je te ramène des couvertures propres. Tu pourras te faire un autre nid. Ne t'inquiète pas ma belle."

         Il faudrait peut être acheter une muselière adaptable sur cette créature. Comme ça il pourrait la frotter avec des serviette ou utiliser le sèche cheveux sans risque de se faire mordre. Il trouverait peut être ce genre de chose dans un sex-shop pour sado-masochiste, mais pour l'instant l'idée est bien trop dérangeante pour qu'il l'envisage sans se sentir rougir. Mieux vaut laisser faire le soleil. Avec un peu de chance elle restera propre jusqu'à ce qu'il trouve un acheteur.

         Quand le soir arrive enfin, c’est fourbu mais content qu’il rentre chez lui. Son élevage a de l’allure et sa pensionnaire est propre et a bien mangé. Les deux objectifs de la journée sont atteints. Cerise sur le gâteau, il a réussi à faire tous les travaux avec du matériel de récupération, ils ne lui ont donc presque rien coûté. Parfait !
         Cette nuit il faut dormir pour récupérer le sommeil en retard et être d’attaque le lendemain aux aurores. Il y a encore beaucoup à faire.


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  •      Les grands-parents d'Antoine voulaient se construire une maison au fond des bois pour y passer une retraite verte et paisible. Ils ont acheté le terrain, y ont installé un mobile-home et une cabane de chantier, fait venir des matériaux… Sa grand-mère voulait des animaux. Son grand-père voulait être tranquille pour travailler à la construction. Aussi ce dernier entreprit-il, en premier, l'édification d'une étable afin que son épouse soit occupée et ne le harcèle pas pendant qu'il s'attellerait à la maison. C'est toujours avec cet air bougon et cette fausse méchanceté qu'il avait coutume de faire passer les rêves de sa femme avant les siens. Une fois cette tâche accomplie, il entreprit de creuser les fondations de leur nid de vieillesse. On les aperçoit encore un peu, effondrées et recouvertes par les feuilles. Un infarctus a mis fin au projet alors qu'il piochait avec un peu trop d'entrain.
         La vielle femme, seule, a dû se résoudre à vendre les animaux et à aller s'installer dans une maison sans âme où elle n'a survécu que peu de temps. Techniquement les parents d'Antoine auraient dû hériter du terrain, mais la succession leur aurait sans doute coûté trop d'argent, aussi ce fut lui qui fut désigné comme nouveau propriétaire de ce lopin de terre boisé. A sa sortie de prison, il reprit possession des lieux. En dehors des ronces et de la rouille, rien n'avait vraiment changé depuis son départ. Il a suffi d'un mois pour remettre les lieux en état. C'est l'avantage quand on n'est pas exigeant, on se satisfait de peu.
         En pleine journée on devine les sacs de ciments dont l'enveloppe moisie libère progressivement des petites pierres friables. Non loin de là, un monticule témoigne de l'emplacement du tas de sable. Quelques lapins tentent parfois d'y creuser un terrier qui s'effondre à la première pluie.

         Pour l'heure on n'y voit guère. La lumière des phares est complétée par celle du porche du mobile-home ainsi que par les ampoules de l'étable, sorte de hangar posé sur une dalle en béton.
         Aux premiers temps de son installation, Antoine avait tenté de prolonger le rêve de sa grand-mère et s'était entouré de quelques animaux. Les chèvres avaient fini par s’échapper une à une en rongeant leur corde. La vache mangeait trop de foin pour ses maigres revenus et il avait fallu la revendre au fermier à qui il l’avait achetée. Le cochon, seule réussite de l’élevage, se portait bien jusqu’à ce qu’un cancer vienne entamer son avenir. La pauvre bête avait été endormie puis euthanasiée en douceur.
         Après cela, l’endroit était resté désert, s’encombrant progressivement de différents objets trop volumineux pour qu’on les jette, qu’on réparera plus tard ou qui pourront servir un jour. Une fois déblayé, l’endroit sera parfait pour stocker la néolionne.
         Dans un des angles, un robinet fournit l'eau pour abreuver les animaux et nettoyer les stalles.
    Le coffre de la voiture est dirigé vers l'entrée de l'étable. A l'intérieur, la créature commence à s'agiter depuis quelques minutes. Sans doute effrayée.
         Lorsqu'il ouvre le coffre, il est bien obligé de constater les dégâts. Sont-ce les chaos de la route ou les coups qu'elle a donnés pour se dégager? En tout cas elle a souffert. Sa pommette est gonflée et un peu de sang coule de son nez. Ca ne semble pas trop grave, mais il n'aime pas ça. A force de se débattre, la corde a un peu entaillé la peau de ses poignets et ses chevilles, colorant doucement sa fourrure d'une teinte brun rouge.
         A force de s’agiter, elle a réussi à se retourner pour faire face à l’ouverture. Ses crocs impressionnants dépassent sur le bâillon. Ses yeux, vifs malgré l'anesthésie encore récente, scrutent de toute part, mais évitent avec insistance de croiser le regard d’Antoine. Lorsque celui-ci se penche trop près, la néolionne se réfugie derrière ses paupières.
         Elle est étrangement silencieuse. Pas un cri, pas un geignement, pas un râle. Ca a quelque chose d’inquiétant. Elle a beau être ficelée comme un saucisson… Ce silence et ces crocs… Si elle décide de frapper, on ne sentira rien venir.
         Un hurlement dans la forêt la fait sursauter. Sans doute un chien sauvage. Surprise, elle se redresse d'un bond. Profitant de l’occasion, Antoine la saisit à bras le corps et la charge sur son épaule. Elle se raidit d’appréhension mais se laisse faire, bonne perdante. Antoine ne peut s'empêcher de rougir lorsqu’il se rend compte qu’il a une main posée sur les fesses de la créature. Ce n’est qu’un animal mais la ressemblance avec une vraie femme est assurément troublante. Il repositionne sa prise et reprend sa progression vers le hangar. Une fois à l’intérieur, la néolionne est déposée délicatement sur le sol, toujours docile et ligotée, mais elle ne peut pas rester comme ça. Ainsi entravée, elle va continuer à s’abîmer. Il faut qu’elle puisse bouger et se nourrir si on veut pouvoir lui garder sa valeur marchande.
         Dans un des coins d'une stalle, Antoine fixe une chaîne à un des anneaux métalliques qui dépassent de la dalle en béton. Il évalue une longueur suffisante pour que l’animal puisse se mouvoir puis, à l'aide d'un cadenas, lui attache autour du cou. C’est sommaire, ce n’est sans doute pas confortable, mais au moins c’est solide. Elle ne se sauvera pas et ne pourra pas mordre à l’extérieur de ce périmètre.
         La néolionne semble apeurée. Ses yeux, fuyant obstinément tout regard, restent fixés vers la porte avec espoir.
         Antoine l’allonge à plat ventre sur le sol, chaîne tendue. Dans cette position, il peut la libérer progressivement sans risque. D’abord le bâillon, imbibé de bave, qui est jeté à l’autre extrémité du hangar. Puis Antoine saisit un couteau afin de trancher les entraves des mains puis des pieds. A cette vue, la créature est prise de panique. Elle se débat tant et si bien qu’il devient impossible d’approcher la lame sans risquer de la blesser. Antoine est presque désarçonné, mais il tient bon, quasiment assis sur les jambes de la créature pour tenter de la maîtriser.

    « Bordel ! Arrêtes de bouger. Je ne vais pas te faire de mal. Je vais juste te libérer !  Là c’est ça. Pas bouger. Pas bouger. Bonne fille. T’es une bonne mémère. Très bien.»

         Antoine parvient finalement à couper les liens autour des poignets. L’animal est tétanisé. Elle tremble intensément, à la limite de la convulsion. Sous son ventre une flaque d'urine se répand, témoignage physiologique de la terreur qu'elle vient de subir.

    « Là, c’est rien, c’est pas grave. Tu vois ? Tes mains sont libres. Je recule un peu et je détache tes pieds. Bonne fille. Pas bouger. Très bien. Pas bouger. »

         A peine libérée, l’animal court se réfugier dans le coin de la pièce où est fixée sa chaîne et se pelotonne en boule. Dans l’atmosphère froide, le liquide chaud qui trempe sa fourrure dégage des volutes de vapeur odoriférantes.

    « Désolé de t’avoir fait peur ma beauté. T’as été bien sage. C’est très bien. Je vais aller te chercher des couvertures. Tu pourras te faire un nid. Demain je t’installerai plus confortablement. Je sais même pas pourquoi je te raconte ça. Tu comprends pas. C’est le couteau qui t’a fait peur comme ça ? Voilà, je le range.»

         Qu’a-t-elle bien pu vivre pour être aussi effrayée ? Mieux vaut peut-être ne pas le savoir.

         La fourrure de la créature est épaisse mais rase. Plutôt menue, elle ne doit pas posséder assez de graisse pour être efficacement protégée du froid. Il faudra peut être installer un chauffage d'appoint tout compte fait, mais pour ce soir les couvertures suffiront.
         Recroquevillée dans l’angle de béton et d’acier, la néolionne se recouvre de l'épais tissus comme d'une carapace. Elle semble vouloir se couper du monde et se réfugier dans une autre réalité où les humains n’existent pas et où les siens règnent sur la savane en la parcourant d’un pas nonchalant.
         Avant de sortir, Antoine ferme la lumière. Dans le noir, la respiration de la créature se fait haletante et chaotique. Prostrée sur le sol, elle écoute les pas de son ravisseur décroître. Sur son visage des larmes coulent en silence.


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  • Une trentaine d’années s’est écoulée.

    « Mais qu’est-ce que je fiche là ? »

         Cette phrase est un leitmotiv dans la vie d’Antoine Deschamps.
         En contrebas, des voitures de police stationnent, tous gyrophares sortis. Ca clignote tellement qu'on pourrait croire à des illuminations de noël, le côté festif en moins. Au départ, ça devait être un coup facile. Un camion d’électroménager qui devait partir le lendemain matin et qui n'attendait qu'un chauffeur bénévole durant la nuit. Pas de chance, les bons coups c'est comme les offres d'emplois, y'a toujours quelqu'un qui passe juste avant vous et qui empoche le lot. Maintenant Antoine attend, bloqué sur le toit, que les choses se calment.
         Il est vrai que si les flics le chopent ils auront du mal à l’accuser du vol : on ne fait pas disparaître un quarante cinq tonnes dans les poches d'un sweat-shirt. Techniquement parlant il n'a rien à se reprocher, cette fois-ci au moins. Mais il n'est jamais bon de se faire attraper sur les lieux d'un vol. Se faire cuisiner en tant que témoin c'est à peine moins pire qu'en tant que suspect, surtout quand on sait qu'on a des choses à se reprocher. Mieux vaut faire profil bas et attendre.
         Non loin de là, d'autres tentent de se faire oublier. De sa position, Antoine a pu observer un curieux manège à quelques distances. Quand les flics seront partis il ira faire un tour par là pour jeter un œil. Il y a peut être un truc à découvrir. Parfois les informations peuvent valoir leur prix quand on sait à qui les vendre.
         En attendant, il fait froid. Le vent souffle de l’océan et apporte une humidité qui transperce les vêtements et la peau. Antoine ne sait pas trop si la goutte qui commence à se former à la pointe de son nez provient de la condensation ou, plus probablement, d’une sinusite débutante.

    "Quand est-ce qu'ils s'en vont ? Il fait froid bordel ! Je vais choper un rhume avec leurs conneries ! Allez, foutez le camp ! La machine à café vous attend !", ne peut il s'empêcher de pester à voix basse.

         Ca y est, ils s’en vont. Les meilleurs choses ont une fin. Les policiers réintègrent leurs véhicules et retournent se réfugier dans le commissariat, au chaud les veinards. C’est le moment d’aller voir ce qui se passe dans l’autre entrepôt.
          Avec un peu d’habitude on apprend à marcher sans bruit dans ce métier. Se déplacer sur des toits en tôle provoque des grincements mais, si on sait y faire, les sons que l’on produit se distinguent à peine de ceux que provoque le vent.
         En quelques reptations et manœuvres acrobatiques il se retrouve sur le toit de la bâtisse qu'il a repérée un peu plus tôt. Quand les sirènes se sont faites entendre, plusieurs véhicules se sont prestement engouffrés dedans. Il est temps de découvrir le pourquoi de ce discret attroupement.
          Les entrepôts sont rarement sécurisés par le toit. L’essentiel du temps un cadenas sur la porte est la seule protection contre les voleurs. Faire plus en matière de sécurité ne serait pas rentable quand on peut ouvrir les murs avec une simple cisaille à tôle.
         Près de la faîtière une petite éminence est érigée. De gros ventilateurs brassent l'air avec frénésie. Une trappe de maintenance permet de d'entrer. Elle n'est même pas fermée.

         A l’intérieur, des luminaires sont suspendus par de longs filins. Ils apportent près du sol une lumière plus vive et noient les hauteurs dans une obscurité salutaire. Parfait! C'est idéal pour un observateur indépendant.
         Difficile de reconnaître les personnes en contrebas. Vus en plongée, Antoine a du mal à discerner leurs traits.  En revanche, on voit bien les crânes. Ca n’a que très peu d’intérêt mais il les voit bien. Il remarque aussi que, de chaque côté de plusieurs des crânes, des épaules dépassent assez largement. De ci de là, des armes sont portées à bout de bras ou en bandoulière. Ceux qui ne les portent pas en évidence doivent les avoir cachées dans un holster. Mieux vaut éviter d’éternuer. On oublie souvent de citer la mort par arme à feu  parmi les complications possibles d’un rhume.
         Le local est un marché aux poissons. A cette heure-là il devrait être désert. La ventilation fonctionne en permanence pour évacuer les relents de la pêche de la veille. Les énormes ventilateurs masquent le peu de bruits qu’Antoine produit. L'inconvénient, c'est que ce dernier ne discerne rien de ce qui peut bien se dire, et ça c’est plus regrettable.

         Avant de s’éloigner de son poste d'observation en relative sécurité, il est préférable de prendre un peu de temps pour bien évaluer la situation. Courir des risques pour rien n’est pas un bon calcul.
         Visiblement une négociation est en cours. Quatre camions et plusieurs autres véhicules sont présents. A vue de nez il semble y avoir quatre groupes qui ne se mélangent pas et s’observent avec méfiance. La tension semble monter d’un cran encore quand les lourdes portes de métal du hangar s’ouvrent pour laisser entrer un nouveau camion suivi de trois voitures. Ce ne sont pas des renforts, mais un cinquième groupe. Visiblement ils étaient attendus. Dès que les véhicules s’arrêtent, de nouveaux hommes armés en surgissent et prennent position, puis un petit homme rondouillard en costume chic émerge à son tour.  Après quelques salutations circonspectes, il entame des pourparlers avec les responsables des quatre autres factions. Les hommes de main de chaque clan, à distance respectable des négociateurs, se surveillent les uns les autres, sur leurs gardes.
         Les représentants sont invités à entrer dans le dernier camion. Antoine n’entend pas la conversation, mais il semble évident qu’il y a là dedans une marchandise d’une valeur suffisante pour que des "concurrents" acceptent d’enterrer la hache de guerre le temps d’une transaction. Drogue ? Arme ? A priori ça ne doit pas être des documents. Il n’aurait pas été nécessaire de les acheminer avec un aussi gros véhicule.


    "Foutus ventilos! On entend rien !",marmonne-t-il.


         En revanche, l’odeur qui s’échappe dès l’ouverture des portes renseigne immédiatement. Une odeur doucereuse de ménagerie. Antoine a une très bonne mémoire olfactive. C’est l’odeur de grands carnivores. Et les seuls grands carnivores à valoir suffisamment d’argent pour réunir ces hommes-là sont des félins. Depuis qu’ils sont protégés, la valeur au marché noir de ces bestioles est devenue prohibitive. Ils sont relâchés dans des propriétés privées pour des safaris à domicile.
         Déjà un des hommes en noir ressort du camion et hèle ses hommes. Une grosse caisse est déchargée avec précautions. Vu la taille de la caisse c’est un animal d’un bon gabarit. Un tigre peut être. La vente d’une bête comme cela peut rapporter une somme assez prodigieuse.
         Trois hommes sont réquisitionnés pour transporter la précieuse cargaison dans le camion de son nouveau propriétaire. Alors qu’ils sont en cours de chargement des voix commencent à s’élever de l’intérieur du camion de vente. Il semble qu’un litige oppose plusieurs personnes à l’intérieur.
         Un coup de feu retentit. D’où il est Antoine a juste le temps de voir, à travers la porte du camion, l’éclair lumineux d’une détonation.
         Pendant une fraction de seconde, les gestes de tous les protagonistes se figent. Puis le massacre commence. Antoine se précipite aussitôt dans la cabine d’une petite grue qu’il avait remarquée un peu plus tôt. Accrochée à un rail qui se poursuit tout le long de la structure elle doit servir en temps normal à déplacer les palettes les jours de vente. Elle n’est pas blindée mais offrira quand même une protection plus sûre que rien contre les balles perdues.
         Dans ce grand espace vide il y a peu de places où trouver un abri. La plupart des hommes qui ne se sont pas réfugiés derrière un véhicule quelconque se sont fait éliminer dans les premières secondes.
         Les échanges de coup de feu sont nourris.  L’inconvénient des armes automatiques c’est qu’on ne vise pas, on tire dans le tas en balayant et on prie pour que ça fasse mouche.
         Une des balles a dû toucher un appareil électrique car les plombs sautent et la lumière disparaît. A côté de lui, Antoine entend disparaître le bruit rassurant des pales de la grosse ventilation. Fini pour lui la couverture sonore.
         Dans le noir, difficile de viser. Le premier qui allumera une lumière ou tirera sait qu’il se fera repérer et servira de cible à tout le monde. Au loin le bruit des sirènes de police se fait entendre. Ils n’avaient pas dû partir bien loin tout compte fait.

    « Cessez le feu. Tout le monde se tire !!! »

         Difficile de dire qui a crié cette phrase mais elle semble faire consensus.
         Les voitures en état de marche sont rapidement remplies avec les hommes en état de vivre et démarrent aussitôt. Un camion ouvre la route en percutant les portes en tôle qu’il emporte avec lui. Deux par deux les autre véhicules suivent et se dispersent dehors. Les véhicules de police, arrivant simultanément, embrayent immédiatement sur la poursuite.
         Dans l’angle du bâtiment un des camions diffuse de ses phares une lumière qui troue l’obscurité. Sur le sol des cadavres gisent. Certains ont été écrasés lors de la fuite précipitée. Peut-être auraient-ils eu une chance en d’autres circonstances.
         Derrière le volant le conducteur s’est affaissé. Progressivement il glisse dans la direction de la portière mal fermée qui cède et n’entrave pas sa chute. La tête la première son corps percute la dalle de béton.
    Pas un bruit. Pas un geignement. Le ventilateur n’est plus là pour couvrir les bruits d’Antoine. Si il bouge on l’entendra forcément.

    « Y’a quelqu’un ? Je me rends, ne tirez pas. Je suis vers le plafond. Je vais descendre. Je ne suis pas armé je n’étais que de passage. Je peux vous aider à vous tirer d’ici alors ne me tirez pas dessus. Houhou, y’a quelqu’un ? Regardez, je suis au sol, j’ai les mains en l’air. Les flics ne vont pas tarder à revenir alors il vaut mieux partir vite fait . Personne ? »

         Il ne reste visiblement que lui et le camion qui ronronne doucement.

         Le camion !!!

         C’est celui qui a été chargé avec la caisse. Pourvu que la bête n’ait pas reçu une balle perdue.
         Pas le temps de vérifier. Après tout il avait prévu de revenir avec un camion ce soir. La cargaison change mais un camion ça reste un camion quand on y pense. Il n’aura pas tous les jours une aubaine pareille. Pas de témoin, des gens qui ne demanderont qu’à s’accuser mutuellement…
         Il n’a pas finit de réfléchir qu’il est déjà en train de manœuvrer le véhicule dans l’ouverture béante.
         C’est un véhicule sombre. Pas tout à fait noir mais d’une teinte indéfinissable entre le marron foncé et le gris sombre. Pas neuf, cela va de soi. Les marques de balle se voient un peu mais qui regarde les camions passer à trois heures du matin ?...Personne visiblement.
         Les rues sont désertes. Les forces de police et les fuyards ont eu le champ libre pour leur course poursuite. Ils sont déjà depuis longtemps hors de portée. D’un autre côté c’est rassurant d’être derrière des policiers persuadés que leurs proies se trouvent  devant eux.
         Rapidement, il sort de la ville et emprunte des routes désertes.  En quelques kilomètres, il atteint son objectif : une friche industrielle où une nature agressive reprend ses droits. Les maigres bosquets ayant pris rapidement de l'ampleur, prétendent désormais au statut de bois, et travaillent déjà à l'obtention d'une promotion en tant que forêt véritable. Les routes déformées par les racines, vivent leurs dernières années. De petits arbres poussent à travers les lézardes et bloqueront bientôt le passage. De ci de là, on discerne encore quelques bâtiments effondrés ou éventrés. A une intersection, le véhicule bifurque  vers l'un de ces édifices. Bâti en béton plutôt qu'en tôle, il résiste encore à la végétation. C'est là qu'Antoine comptait décharger et stocker son butin de la soirée afin de le revendre tranquillement au détail par la suite. Malheureusement il va être impossible d'y laisser un animal sauvage.
         Le camion doit être équipé d'un système de repérage. Il va falloir s'en débarrasser rapidement et sans laisser de traces.

         Une fois garé, Antoine ouvre en grand le haillon arrière. Une petite lampe au plafond diffuse une lumière blafarde. On n'y voit guère mais la caisse ne semble pas avoir pris de balle perdue. Les trous d'aération sont suffisants pour permettre à l'air de passer et à l'odeur de fauve de se répandre, mais ils sont bien trop petits pour permettre d'examiner l'animal.
         Depuis l'intérieur de la caisse, une respiration calme se laisse discerner. La bestiole doit avoir été droguée pour le transport. Mieux vaut en profiter tant que l'effet persiste.
         Du coffre de sa voiture, garée à quelques pas, il tire une lampe torche frontale, un pied de biche et de la corde. Le reste du matériel est rapidement remisé sur la banquette arrière. Voilà, maintenant il faut espérer que l'animal ne sera pas trop gros.
         Les planches de la boîte ont été vissées. C'est plus solide qu'avec des clous mais aussi beaucoup plus difficile à ouvrir. Le bois explose avec des craquements sinistres alors qu'Antoine dégage une ouverture suffisante pour observer son butin.
         Le faisceau de la lampe frontale pénètre dans l'ouverture. Le visage s'en rapproche pour mieux voir. Une forme apparaît. Une forme fusiforme, couverte d'une fourrure rase, prolongée par un pied.

    Un pied ?!!!

    "Bordel de merde ! Un néolion !!!"

          Ces animaux ne sont censés vivre qu’en laboratoire avec une machine à la place de la tête. Combien ça peut valoir ? Certainement un fric dingue. Bien plus qu’un tigre. A quoi ça peut ressembler ?

         Vu la morphologie de la jambe, celui-là doit être une femelle ou un jeune. Si c'est une femelle il faudra se méfier. Chez les lions ce sont elles qui chassent. Si ce trait de caractère a survécu aux manipulations génétiques elle peut être dangereuse.
         L'animal est à plat ventre. Rapidement, Antoine passe ses mains par l'ouverture et lie solidement ses pattes, puis il pratique une autre ouverture, au jugé, afin de pouvoir atteindre les mains (pattes avant?) de la créature toujours endormie et les attacher dans le dos.
         Rassuré, il achève de défoncer la caisse pour en extraire sa proie. C'est bien une femelle. Son corps est celui d'une jeune femme. La crinière, la fourrure, les dents et l'odeur empêchent de lui donner un âge. Si elle était humaine cela pourrait être entre quinze et trente ans, mais allez savoir avec ces animaux. Un long filet de bave ruissèle sur son pelage.
         Avant de la charger dans le coffre de sa voiture, Antoine lui place un épais bâillon entre les crocs. Elle a une dentition impressionnante. Avec des dents pareilles elle doit pouvoir arracher de bons bouts de chair sur ses proies.  En revanche elle n’a pas de griffes. Ses doigts et ses orteils sont terminés par des ongles longs, mais cassés et sales.
         On a beau savoir qu’elle n’est pas humaine il y a quelque chose de troublant et malsain à la voir ainsi nue et ligotée.
         Assez rêvé. Il sera toujours temps de l’observer quand ils seront en lieu sûr. Elle ne pèse pas bien lourd. Son pelage est doux et chaud. Elle est toute molle dans ses bras. Ses seins tressautent doucement alors qu’il la transporte vers le coffre de la voiture.
         C’est dingue le corps qu’on leur a fait. Combien une femme serait prête à mettre pour se payer un corps pareil ? Mon dieu, on ose à peine imaginer l’éventail des usages pour une bête pareille. Certains sont très glauques mais, après tout, si Antoine trouve un client qui a suffisamment de moyens… Il sera toujours possible de faire un don quelque part pour soulager sa conscience.
         En la pliant un peu, elle tient dans le coffre. Sa tête et ses pieds ont cogné un peu durant le chargement mais rien de grave. Elle devrait survivre. Il y a assez d'air pour qu'elle tienne le temps du trajet. De toute façon, le coffre et l'habitacle ne sont pas isolés. Ce ne sera pas confortable mais ça ira.
         Avant de partir il faut effacer ses traces. Antoine sort de sa voiture un bidon d'huile qu'il verse sur le tas de bois qui fut une caisse et dans la cabine du camion, puis il déclenche le feu. Il y a de l'essence dans le réservoir, ça devrait suffire à finir de faire flamber le reste.
         Dans le rétroviseur, alors qu’il s’éloigne, une lueur au loin témoigne de la bonne prise du feu. Il ne restera rien pour le trahir.

         Maintenant il faut réfléchir. Comment s’occupe-t-on d’un animal pareil ? Ont-ils les mêmes besoin que les lions ou cela a-t-il été modifié au fil des modifications qu’on leur a fait subir ?
         Vu l’odeur qu’elle dégage et sa dentition elle doit plutôt manger de la viande. Il vaut mieux que ce soit de la viande morte, car l’idée de voir cette créature à silhouette humaine manger des poulets vivants lui donne déjà de sérieuses nausées.
         Les lions vivent dans la savane, ce n'est pas tout à fait le climat d'ici. Cela dit, certains sont acclimatés dans des réserves sous d'autres latitudes. Elle a de la fourrure, elle doit bien résister à un petit froid.

         De son enfance à la ferme, Antoine a gardé quelques souvenirs des soins à prodiguer aux animaux ainsi qu’une profonde rancœur pour ses parents. Une nuit de ras le bol, il a claqué la porte et s’est enfui. Ils ne se sont revus que quelques années plus tard, lors du procès qui l’a envoyé en prison pour trois ans. Son père n’a même pas desserré la mâchoire pour le saluer. Hors de question de se tourner vers lui pour avoir un conseil sur la façon de s’occuper de cette créature.
         Qu’il aille se faire voir !
         Sa mère, en revanche, lui manque parfois. Il s’imagine, à l’occasion, lui passer un coup de fil pour renouer le contact et prendre des nouvelles. Mais le risque de tomber sur le vieux con le paralyse. Et puis quoi lui dire de toute façon ? « Je suis sorti de prison. Vous n’étiez pas là »? Ca sonnerait un peu comme un reproche.  «Je suis devenu honnête, j’ai un chouette travail »? Si c’est pour mentir, autant ne rien dire. Le silence a ceci de bien qu’il ne permet aucun mensonge. En matière de probité Antoine ne se sent pas capable de mieux.
    Il a bien essayé parfois de se ranger. Mais allez trouver un travail avec un dossier judiciaire. Soit on vous refuse, soit on vous exploite, soit c'est illégal. C'est pas faute d'avoir cherché.
         A sa libération, l’assistante sociale lui a débloqué le pécule qu'il avait gagné en bossant durant l'incarcération, mais ça fond malheureusement comme neige au soleil. Au bout d'un moment il faut trouver une solution, alors Antoine a recommencé, repris contact avec ses indics pour trouver les bons plans sans risque que personne ne veut tenter, avec l’espoir, chaque jour, de tomber sur le gros coup qui lui assurera la tranquillité.
         Et, ce soir, c’est arrivé ! Sa chance, son occasion ! On n’en a qu’une comme ça dans une vie. Il ne faut pas la laisser partir. C’est comme la femme de votre vie ou votre date de naissance qui sort au loto. Ca n’arrive qu’une fois. Alors il ne faut pas tout gâcher. Il faut réfléchir vite, prévoir les emmerdes, trouver le débouché et se barrer vite fait avec l’argent tant qu'il est chaud.
         Première chose à faire : se faire oublier. Ca ne risque pas d’être trop compliqué : d’un point de vue social c’est à peine s’il existe.
         Il a plusieurs indics. S’ils ne le voient pas pendant un temps ils penseront qu’il est allé voir ailleurs. Pareil pour ses receleurs.
         Côté argent il a un peu de réserve. De quoi vivre pendant quatre mois environ, mais il va y avoir des frais... Il faudra nourrir la bête et la viande ça coûte cher. Cela dit, il n’est pas obligé d’acheter de la viande de grande qualité. Quelques bas morceaux devraient la satisfaire. On n’a jamais vu un lion bouder un bout d’antilope un peu faisandé.
         Par contre il faudra faire attention à tout payer en liquide. Les logiciels de traçage arrivent à pointer ce que vous achetez en carte de paiement. Il y a fort à parier que les personnes qui ont perdu cette bestiole vont se mettre à la recherche d’une personne dont la consommation de viande a grimpé en flèche. Autant ne pas leur faciliter la tâche. Avec un peu de chance, les groupes qui étaient présents ce soir vont se suspecter mutuellement et dépenser une énergie folle à s’espionner les uns les autres. Ce sera toujours ça de gagné comme diversion.
         Tout à ces réflexions, Antoine conduit sa voiture dans un coin désert. Devant lui la route s’enfonce dans les arbres, au cœur d'une autre forêt. Il emprunte un chemin de terre plus ou moins entretenu et s’arrête finalement devant un vieux portail rouillé fermé par une chaîne et un verrou. Il l’ouvre, rentre la voiture et le referme derrière lui. Le voilà en sécurité. Chez lui.


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