•      Quand on passe la nuit suspendu par les bras dans une cage d’ascenseur, on apprécie d’avoir une IA branchée sous le crâne. Pas besoin de regarder sa montre pour savoir l’heure qu’il est. La machine, insensible à l’ennui, égrène les secondes comme le fait un ordinateur.
         La perception du temps de Monsieur Duncan n’est plus la même depuis la greffe. Qu’il s’amuse ou non, le temps s'écoule désormais à la même vitesse pour lui. De toute façon, il ne s’ennuie jamais. La puissance de calcul de la machine est telle qu’il peut s’enfoncer dans ses pensée avec une capacité d’imagination que peu de personnes peuvent concevoir.

         Il est l’heure ! Les femmes de ménage ont depuis longtemps quitté le bâtiment. Il ne reste plus que les gardes. Dehors, les rues sont désertes, il fait bien trop froid pour déambuler dans la ville. Si malgré tout quelqu’un se baladait dans les parages du musée il est peu probable qu'il aperçoive quelque chose : la météo a été suffisamment conciliante pour annoncer quelques chutes de neige, et la visibilité sera plus que médiocre. Personne ne verra la fumée. Il faudra attendre que les flammes percent le toit pour que quelqu’un puisse se rendre compte de quoi que ce soit.
         Les gardes mettent en moyenne vingt-cinq minutes pour faire une ronde. Puis ils restent ensemble cinq minutes pour aller jusqu’à la demi-heure et un nouveau garde part à son tour pendant que ses deux collègues s’installent face aux écrans de surveillance.
         En ce moment même, l’un d’eux quitte la petite salle de surveillance au dernier étage et entame son circuit habituel. Leur rituel est immuable. Pour ne pas trop se fatiguer ils empruntent les escaliers pour descendre et remontent par les ascenseurs.
         Première chose à faire : mettre la machinerie des ascenseurs en panne. Monsieur Duncan tire sur ses bras, se hisse le long des câbles qui pendent dans le réduit de la cage et grimpe jusqu’au sommet. Là il atteint le boîtier de contrôle. En quelques secondes il en crochète la serrure. Le temps de dénuder quelques fils et les cabines entament leur plongée vers le deuxième sous-sol. Une descente dont elles ne remonteront pas. Sur le toit, les charges incendiaires sont déjà en place, prêtes à s’enflammer dès que la télécommande de monsieur Duncan leur en donnera le signal. Rien de tel qu’une cage d’ascenseur pour faire partir un feu. Cela fait naturellement une grande cheminée tout le long du bâtiment.
         Monsieur Duncan relie quelques câbles à un des petits appareils qu'il a sorti de ses poches. En quelques secondes à peine, il prend le contrôle de l'ouverture des portes. Il lui suffira d'une simple pression sur une télécommande pour que, sur chaque palier, les entrées des cages d'ascenseurs s'ouvrent simultanément. Le brasier aura ainsi champ libre pour se répandre à chaque étage. L'incendie sera incontrôlable.
         Pour améliorer les chances de réussite, d’autre charges incendiaires ont été placées sur toute la hauteur du trajet du feu. Celles-ci ne sont pas télécommandées mais s’allumeront quand les flammes les atteindront. Elles amplifieront ainsi le processus.
         Au sommet de cette longue cheminée, une ouverture permet d'accéder à la machinerie. Une petite faille de plus dans le système de sécurité. Une lourde porte bloque l’accès mais la serrure est assez simple. Elle grince bien un peu quand le cyborg l’ouvre, mais le bruit ne semble pas porter trop loin.
         L’esplanade qui coiffe le bâtiment est gravillonnée. Ca semble toujours étrange une telle surface plane, morte et déserte au cœur d’une ville surpeuplée. C'est du gâchis. On devrait y faire pousser des arbres; ça donnerait l’impression que les immeubles ont jailli du sol et  ont emmené avec eux un bout de forêt taillé à l’emporte-pièce.
         A travers le brouillard on discerne une luminescence au milieu de la grande dalle qui recouvre l’édifice. Lorsque il s’en approche, les contours d’un puits de lumière se dévoilent peu à peu à ses yeux.
          C’est une petite structure géométrique en volume, une sorte de prisme fait de carreaux de verre. Petite économie d’énergie faite pour alimenter en lumière le central de sécurité pendant la journée. Il parait que la lumière du jour aide les agent à rester alertes.
    En tout cas, ça permet un angle de tir idéal sur les gardes en question. Un débutant arriverait à les tirer comme des lapins.
         Monsieur Duncan dépose au sol sa gabardine et l’étale avec grand soin. Le froid mordant lui hérisse le poil. Un peu de neige s’est entassé dans les angles et dans les anfractuosités du toit. De nouveaux flocons commencent à poindre, d’ici peu ils tomberont sans discontinuer.
         Une combinaison moulante et noire recouvre le torse du cyborg. Elle retient aussi bien qu’elle le peut ses chairs flasques. Malgré son apparence grotesque, sa démarche et ses gestes sont toniques..
         Des poches de l’ample vêtement étalé sur le sol, il sort différents objets qu’il répartit selon un protocole précis. Un petit sac à dos, deux bombes de mousse aérosol blanches ne comportant qu’un numéro de série. Quelques instruments coupants enveloppés dans un emballage stérile. Certains couteaux rappellent plus du matériel de boucherie que celui d’un chirurgien. Différents appareils qui évoquent des armes auxquelles on aurait oublié de prévoir un manche. D’autres objets, sous emballages stériles eux aussi, restent impossibles à identifier. Des sangles complètent cet attirail. Mû par l’habitude, il applique du maquillage noir sur son visage en larges traits ondulants.
         D’un geste précis, à l’aide d’un des bistouris, il entaille son avant-bras droit jusqu’à l’os de métal qui renvoie quelques reflets dans la maigre lumière. Il insère dans la plaie l’une des armes sans manche qui, après un clic sonore, se solidarise à son anatomie. De sa main gauche il vaporise le sanglant appareillage d’une couche de mousse issue de la bombe aérosol. La mousse rosit doucement de l’intérieur et le saignement cesse.
         La même opération est effectuée sur le bras gauche. Pas un froncement de sourcil, pas une grimace, ne viennent perturber le flegme olympique qu’il affiche alors qu’il se mutile de la sorte.
         Une fois l’opération effectuée, il emballe l’ensemble des affaires dans le sac à dos à l’exception d’un petit rouleau de plastique qu’il prend à la main. Il le déroule en une feuille fine et transparente qu’il colle discrètement sur la vitre qui surplombe la salle de surveillance. Le gravier crisse doucement sous ses pieds, l’obligeant à se mouvoir avec une infinie lenteur afin de ne pas se faire remarquer. Après avoir pris position, il arme le mécanisme fixé à son bras droit, le dirige dans la direction des gardiens, et tire. Quatre petits coups secs se font entendre. Pas de détonation sonore ni de recul visible. Dans le verre, quatre petits trous à peine étoilés sont percés. En contrebas, deux gardes s’écroulent. Chacun percé de part en part par un projectile fusiforme. Le poison fulgurant fait son œuvre bien avant les blessures qui auraient de toute façon été mortelles.
         Une pression du doigt sur la télécommande qui se blottit au fond de sa poche et les ascenseurs tombent définitivement en panne.
         Par les orifices pratiqués dans le verre, il fait pénétrer dans la pièce un long filament flexible issu d’un des mécanismes fixés à ses avant-bras. Ce dernier ondule et se cabre afin de venir se fixer à un câble électrique qui longe l’ensemble du puits de lumière. Un petit éclair se décharge alors depuis l’extrémité du filament. Le système anti-intrusion est hors service. A coups de pied, la vitre est finalement achevée et monsieur Duncan pénètre alors dans le local.

         Sur le sol les flaques de sang humides et chaudes des deux gardes se sont rencontrées et grandissent de conserve. Elles vont bientôt cesser de s’étendre. Sans le travail du cœur, le sang coule bien moins que ce que la plupart des gens peuvent penser.
    Des talkie-walkie pendus à leurs ceintures la voix du troisième garde surgit :
       
         « Greg ? Bob ? Vous m’entendez ? Faites pas les andouilles. Je remonte à pied. Vous avez contacté la maintenance pour les ascenseurs ? Greg ? Bande d’andouilles vous m’entendez ? Coupez votre putain de musique. Vous devez pouvoir m’entendre quand je vous appelle. Ils entendent rien ces cons. Un de ces jours ils vont se faire… »

         En comptant les deux sous-sols, cela fait dix étages à grimper pour le pauvre homme. A son arrivée il ne sera ni frais ni réactif. Pas de chance pour lui. Pour qu’il ne se doute de rien, le son du poste de radio est poussé un peu plus fort. Mieux vaut ne pas le mettre en alerte en lui offrant un silence auquel il ne s’attend pas.
         En attendant son arrivée, le standard téléphonique est mis hors ligne. Les vidéos de la journée sont purgées. Autant éviter de laisser des traces inutiles. Les incendies sont ravageurs mais laissent parfois miraculeusement des choses indemnes.
         Les gardes côté usine ne sont pas en contact constant avec ceux du musée.  Le central n’est contacté qu’en cas de problème. Un habile système de management les a propulsés au rang de chef pour leurs collègues plus anciens qui travaillaient déjà côté usine. Une fronde côté usine avait même éclaté quand il avait été question que l’équipe de télésurveillance supervise leur travail. Depuis les rapports entre les gardes des deux bâtiments sont assez tendus.
         Pas compliqué de collecter toutes ces informations. Il suffit de mettre quelques micros dans les plantes vertes des cafés du coin. Puis on laisse son IA écouter simultanément tout ça, faire le tri dans les conversations et assembler les morceaux. De cette manière, on finit par en savoir plus sur la vie d’une entreprise qu’on n’en aurait appris en torturant la moitié du personnel.
         Monsieur Duncan sait, par exemple, que le dernier garde est Fred. Vu que les deux morts sont Bob et Greg, c’est évident. Ces trois-là font le même roulement. Les autres gardes les appellent les quatre fantastiques pour une raison qui reste à déterminer. Surnom d’autant plus étrange qu’ils ne sont que trois. Mais bon…
         Le dénommé Fred finit par surgir sur le palier, précédé d'une quinzaine de centimètres par son ventre. Essoufflé et suant comme un bœuf, il se dirige d’un pas décidé vers le local bruyant, visiblement mécontent. En ouvrant la porte il découvre le macabre spectacle de ses collègues étendus par terre. Dans un mouvement de réflexe il se retourne pour voir si l’agresseur est toujours là. Mauvaise idée. S’il avait plongé aussitôt il aurait peut-être esquivé les deux projectiles. Le troisième garde s’écroule sur les corps de ses collègues.
         D’une pression sur un des boutons de sa télécommande, monsieur Duncan déclenche l’ouverture des portes des ascenseurs. Sur chaque palier trois ouvertures béent, côte à côte, vers un puits noir et obscur. Une seconde pression sur l’engin et les charges incendiaires se déclenchent.
         Le feu progresse rapidement. Au fur et à mesure de son ascension, il déclenche les autres charges et s’auto-alimente. La chaleur augmente. De proche en proche les matériaux du musée entament leur combustion.

         Le chronomètre est lancé, il a quinze minutes avant que tout ne s’effondre.

         L’alarme incendie se déclenche. En temps normal une alerte automatique aurait dû retentir dans le poste de pompiers le plus proche mais un petit sabotage a bloqué cette fonction.
         Quand on veut faire un beau feu on se débrouille pour retarder l'arrivée des secours.
         Le signal est une voix féminine douce et rassurante. C'est un choix logique dans un bâtiment public. Cela évite la panique. Quand le message annonce qu’il vaut mieux éviter d’emprunter les ascenseurs, monsieur Duncan ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire.
         Côté musée il ne reste plus âme qui vive à évacuer. En ce qui concerne l’usine la procédure est claire : tout le monde évacue les lieux et se retrouve sur le parking du personnel. Seuls les agents de sécurité vont vérifier le foyer et voir s’il est possible d’intervenir. Depuis la catastrophe de Rio, il y a deux ans, les consignes de sécurité sont appliquées à la lettre quand un ordre d'évacuation est lancé.
         Les deux gardes arrivent en moins d’une minute trente. En ouvrant la porte ils constatent le feu et la fumée qui s’échappent par les portes grande ouvertes de l’ascenseur au bout du couloir. Ils se précipitent vers le poste de sécurité et sont abattus au moment où ils découvrent leurs collègues.

         C’est parti. Il reste treize minutes vingt.

         Dans l’usine la progression est lente. Il faut s’assurer, au fur et à mesure qu’on avance que le personnel a bien évacué les lieux. Les éventuels retardataires seront éliminés avant qu’ils puissent donner l’alerte.
    Coup de chance pour les intéressés, ils ont eu le bon sens de suivre les consignes. Les locaux sont vides. S’ils sont aussi disciplinés pour les autres consignes, ils n’appelleront pas les secours afin de ne pas encombrer inutilement les lignes d’alerte.
    Rez-de-chaussée. Il reste onze minutes. Il entre dans une des salles de production. Une vingtaine de corps sont alignés dans cette pièce, allongés sur des matelas anti-escarres. Des machines de la taille d’un gros camping-car sont branchées  dans le prolongement de leur cou.
         Il s’approche d’un mâle. D’un geste vif il sort de son sac à dos un petit conteneur. Une fois ouvert, ce dernier libère une vapeur dense qui retombe mollement sur le sol en épaisses volutes.  Avec des mouvements vifs et précis, les organes génitaux sont sectionnés et remisés dans le récipient. Sur son support, le néolion se vide lentement de son sang. Les artères tranchées propulsent en l’air de petits jets d’un rouge brillant.

         Il reste dix minutes.

         Cela sera à peine suffisant. Il va falloir faire vite et bien. Monsieur Duncan se précipite deux couchettes plus loin sur une néolionne.
         Alors qu’il est occupé à garrotter vigoureusement chaque membre de l’animal, il est interrompu par un bruit de pas. Non, trois bruits de pas ! Ce sont des pompiers ! Flûte! Quelqu’un s’est rendu compte que quelque chose clochait. Ils passent devant la porte et s’éloignent. Les employés ont dû se rendre compte que les gardes n’étaient pas sortis. Les secours vont tenter de vérifier s'ils sont sauvables.
         Il ne faut jamais tuer les pompiers. Cette corporation ne laisse pas mourir ses hommes. S'ils en perdent, d’autres sont envoyés à la rescousse. Un peu comme quand on tape sur une fourmilière. On n’a pas fini de se débarrasser des premières qu’une centaine sort de nulle part pour les remplacer.
         Rapidement le bruit de leurs pas décroît. Ils reviendront bientôt dans l'autre sens.
    Le message vocal de l’alarme, diffusé en boucle depuis le début de l'incendie, cesse au milieu d’une phrase. Visiblement le central de sécurité vient de succomber sous les assauts du feu.
         Une fois les garrots solidement serrés, les quatre membres sont amputés, d’un lourd coup de tranchoir. Tombant lourdement sur le sol, ils sont poussés plus loin d’un coup de pied. Ce serait dommage de tout faire rater en trébuchant dessus ou en glissant dans une flaque de sang. L’outil qui a servi à leur amputation les rejoint sans plus de cérémonie.
         Sur les quatre moignons, le cyborg vaporise un coup de son étrange mousse cicatrisante. Rapidement cette dernière vire au rosâtre. Quelques emballages stériles sont prélevés dans le sac à dos. Monsieur Duncan en sort des petits dispositifs médicaux, à mi-chemin entre le préservatif et le bonnet de bain. Il en coiffe chaque moignon avant de poursuivre sa tâche.
         Jusque-là tout va bien. La machine reliée à l’animal ne s’affole pas. Quelques voyants témoignent d’un stress, mais cela semble rester dans des normes acceptables vu qu’aucune alarme ne retentit.
         Les pompiers repassent dans l’autre sens. D’après les bribes d’informations qu’il entend au passage, le foyer est devenu incontrôlable et les équipes de sécurité n’ont pas pu être retrouvées. Leurs ordres sont d’évacuer les lieux et de sécuriser la zone pour les civils regroupés à l’extérieur. Pas le temps de fouiller le bâtiment. Ils ont raison. Dans moins de cinq minutes tout devrait s’effondrer.
         C’est en tout cas ce que donnent les simulations informatiques les plus pessimistes. Mieux vaut toujours prévoir qu’un incendie ira trop vite, c’est le meilleur moyen qu’il ne vous surprenne pas. Avec un peu de chance il y aura un peu de rab de temps mais vaut mieux être prudent avec les marges.
         La phase délicate de l’opération commence. D’abord sortir le matériel. D’un geste de la main, la petite table de soin est balayée. Rapidement, le contenu du sac à dos est étalé : sangles, tubes flexibles, instruments tranchants, la dernière bombe de spray cicatrisant...
    Le corps amputé est si léger que c’est sans aucune difficulté que monsieur Duncan le soulève pour passer les sangles dessous. Il s’agit de longues bandes velcro. Dans une pantomime d’accouplement grotesque, il s’allonge sur ce qui reste de la femelle. Jouissant de la capacité de mouvoir ses articulations à contresens, il referme les liens dans son propre dos, se solidarisant à sa victime. Ses mains se révèlent aussi agiles alors que ses ongles se retrouvent à la place qu’occupe habituellement la pulpe et que le dos de sa main se transforme en paume.

         Il reste quatre minutes.

         Il va falloir faire vite. A plat ventre, il tire de son emballage un des scalpels et entaille son avant-bras gauche sur toute sa longueur. Il en tire deux tuyaux translucides qu’il clampe deux fois chacun. La couleur est sans équivoque : rouge vif pour l’artère et rouge sombre pour la veine.
         Il tranche chaque tuyau entre les deux clamps. C’est à peine si le sang perle. C’est aussi bien  car il faut éviter de faire rentrer de l’air dans le circuit sanguin. Les deux extrémités du côté de la main sont raccordées au moyen d’un petit embout stérile. Elle n’est pas tout à fait isolée de la circulation, d’autres veines et artères l’irriguent encore un peu, mais elle prend néanmoins une teinte cyanosée due au manque d’oxygène.
         Sur le moignon de cou de l’animal, il isole l’artère et la veine qui le relient à la machine. Une fois tranchées elles sont raccordées aux vaisseaux extraits de son propre bras. Les clamps sont ôtés et la circulation reprend, passant de son corps à l’animal et inversement. La compatibilité totale de ces animaux rend cette pratique sans risque.

         Il reste trois minutes

         Le plus dur est encore à faire. Sa main gauche toute ensanglantée devient flasque tandis qu’un claquement retentit. L’articulation du coude se déboîte. De la main droite il tire sur l’autre membre pour sortir l’os de métal de son articulation de nano-fibres. Une fois la désarticulation effectuée, un écheveau de filaments palpitant s’échappe du manchon de nano-fibres : ils ressemblent à de fins tentacules de mercure battant librement à l’air libre, à la recherche de quelque chose sur quoi se connecter.
         Au bout du lit la machine s’affole. Des signaux d’alerte s’allument pour signifier un souci avec la circulation sanguine. Si cette mécanique s’alarme pour si peu, elle va hurler pour ce qui suit. D’un geste brusque le long câble branché dans le prolongement de la moelle épinière est arraché.
         Les voyants de la machine se mettent aussitôt presque tous au rouge et des alarmes retentissent. Inutile de tenter de la faire taire : elle est censée ne jamais tomber en panne. A moins d’une grosse bombe rien ne l’arrêtera. Il va falloir supporter le bruit.
    Il reste une minute trente.
         Les filaments de l’IA se dirigent vers la plaie et s’y fichent les uns après les autres, plongeant dans la chair puis se rétractant puis replongeant derechef avec une sorte de frénésie.
         Pendant ce temps, monsieur Duncan arrache le tube qui alimente l’animal en air et le remplace par un autre, plus court, directement en prise à l’air libre.
    L’animal a cessé de respirer.
         Les filaments continuent de plonger et replonger. Ils sont plus fins que des cheveux. Au fur et à mesure de leurs explorations la chair de l’animal se met à trembler. Les moignons s’agitent et la convulsion se généralise tandis que le contrôle se fait plus profond.
    La fumée commence à envahir la pièce. Le temps est écoulé. L’animal ne respire toujours pas. Impossible de changer de position tant que la connexion avec la respiration n’est pas faite.
         Trente secondes de retard. Toujours pas de respiration. Des craquements sinistres se font entendre loin derrière. L’effondrement commence doucement. Ce n’est qu’une question de secondes.

         Quarante secondes après délai.

         La fumée ambiante pénètre par le tuyau. L’animal respire. Aussitôt, un filtre respiratoire est placé sur l’embout pour protéger de la poussière et la fumée.
         Il faut sortir. Vite. Monsieur Duncan se lève, déséquilibré par son fardeau il lui faut quelques secondes pour trouver son nouvel équilibre.

         Une minute dix après délai.

         Il arrive dans le hall d’entrée. Les portes sont grandes ouvertes. La lumière est éteinte. Dehors, une foule de badauds lui coupe la voie. Ils sont rassemblés de l’autre côté du cordon de sécurité placé par les pompiers. Sans doute les employés évacués.
       
         Une minute quinze après délai.

         Le musée s’effondre. Il projette au travers de l’usine un vaste nuage de poussière et de gaz chauffés qui ressort par les vitres et les portes. Monsieur Duncan est projeté vers l’extérieur dans un nuage noir et brûlant. L’arrière de son corps est chauffé bien au-delà de ce que peut endurer la peau humaine. Heureusement, le tissus ignifuge de sa combinaison protège un peu l’essentiel de sa peau. Camouflé par l’épaisseur de la nuée, il franchit l’attroupement qui, dans un réflexe salutaire, s’est détourné pour éviter les projections. Le timing est parfait.
         Le courant est coupé dans tout le secteur. Alors que les spectateurs se tournent vers le désastre pour constater son ampleur, le cyborg continue sa course dans leurs dos. Quelques secondes plus tard, alors que l’usine s’effondre à son tour, il pénètre dans une camionnette garée non loin de là. Cette dernière démarre aussitôt et rejoint la circulation. Quelques pâtés de maisons plus loin, l’éclairage public fonctionne à nouveau.  Le véhicule croise quelques forces de secours appelées en renfort.

         Dans l’habitacle, monsieur Duncan contrôle la douleur. Il perçoit les informations que lui transmet sa peau, mais tâche de rester impassible. L’arrière de son crâne le lance. Les brûlures doivent être impressionnantes. Le docteur va avoir du travail.


         Le chauffeur est bien briefé. Il doit conduire la camionnette dans une maison de proche banlieue dont le garage est ouvert. Puis il sortira du véhicule, fermera la porte derrière lui et ira chercher la seconde moitié de l’argent à l’endroit convenu. Ce n’est pas la première fois qu’il accomplit ce genre de travail et il s’est toujours montré fiable. Il y a des gens qui savent apprécier une opportunité quand ils en voient une et ne vont pas tout gâcher en cherchant à comprendre le pourquoi des choses. Quand on apprécie les fruits, on ne déterre pas l’arbre pour regarder ses racines.
         La camionnette ralentit. Une secousse quand elle escalade le trottoir. Puis le moteur qui se coupe. Le mouvement imprimé aux suspensions par le poids d’un homme qui descend.      Une porte qui claque. Puis le bruit rassurant de la porte du garage.

    « C’est bon vous pouvez sortir, il est parti.
    - Ravi de vous entendre Doc. Vous allez avoir du travail. J’ai l’animal. Il va falloir aussi soigner quelques plaies sur mon crâne : des brûlures et des éclats de verre.
    - Une chose à la fois, cher patient. Quelles sont les priorités dans un premier temps ?
    - Combien de temps mon bras peut-il tenir sans circulation sanguine?
    - Pour le commun des mortels, je dirai six heures, mais dans votre cas particulier on doit plus être proche de la douzaine. Il faudra correctement purger le circuit..
    - Alors la priorité est à l’animal. Si vous pouvez juste faire quelque chose en vitesse pour mon crâne, nous partons ensuite.
    - Quelle direction ?
    - Le port, docteur. Notre commanditaire y possède un bateau. Je l’ai piégé moi-même, nous serons les seuls à pouvoir y pénétrer sans tout faire péter.
    - Et ensuite ?
    - Il y a une machine de survie installée sur le bateau. Il va falloir relier le néolion dessus, s’assurer qu’il survive et me remettre en état. Nous avons des vivres pour une semaine mais j’aimerais bien que nous ayons fini en deux jours.
    - Ca devrait pouvoir se faire. J’imagine que nous allons nous relayer pour surveiller notre patient.
    - Vous imaginez bien, docteur.
    - Et après ?
    - Une fois que l’animal est stable, je vous fais sortir et je fais entrer le client pour qu’il vérifie la marchandise et me paye. Une fois que je suis en sécurité, je l’appelle pour lui confier les codes de désamorçage. Ses hommes montent à bord et il file vers les eaux internationales. Vous recevrez votre part quelques jours plus tard, comme d’habitude.
    - D’accord. Regardons tout de suite votre crâne et en route alors. »

         Dix minutes plus tard, la camionnette reprend la route.


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  •      Plus d'une centaine d’années après nos jours, au musée des technologies biologiques à New York.

         Il fait froid. Un morne plafond nuageux promet depuis quelques jours une neige qui tarde à venir. Les températures sont si basses que les habitants renoncent à la marche et se réfugient dans le métro quand ils doivent se déplacer. Les pauvres s'affrontent à proximité des soupes populaires, presque autant pour se réchauffer au cours du combat que pour avoir la chance d'obtenir une portion de repas. Les perdants sont obligés de retourner à la fin de la queue et espèrent qu'il restera quelque chose quand viendra leur tour.
         C'est dans une autre sorte de file d'attente que se trouve Richard Duncan. Déjà elle est plus courte. De plus elle est chauffée. De petits radiateurs rayonnants survolent la foule. Le service d'ordre patrouille pour s'assurer qu'aucun clochard ne tente de resquiller. Devant le musée les gens peuvent ainsi patienter sans trop souffrir des rigueurs de l'hiver. Bientôt ils pourront pénétrer dans l'édifice.

         Cela fait deux mois désormais que le bâtiment est ouvert et il ne désemplit pas. L'usage des néolions dans le cadre de la chirurgie est maintenant passé dans les mœurs. Il s'en greffe à tour de bras aux quatre coins du monde. Les prothèses cybernétiques sont fiables et puissantes mais plus chères et moins bien tolérées dans la vie courante. Le consortium qui produit les néolions à la chaîne se paye donc le luxe d'une vitrine culturelle afin de promouvoir et d'informer sur ses produits.
         Les visiteurs peuvent, dans un décor grandiose, parcourir l'histoire scientifique et humaine de la genèse de ces créatures. En même temps, concurrence oblige, les failles des produits cybernétiques sont mis en exergue. On n'y dit pas que les cyborgs n'ont pas de sensibilité ni de toucher fin. Mais on rappelle que les personnes greffées avec des membres de chair et d’os, eux, l'ont encore.
         Il y a dans tout le musée une ambiance de culte du corps vivant. Quand on entre dans l'enceinte du bâtiment on est d'ailleurs surpris. En fait la façade est un trompe l'œil. Il y a un bâtiment dans le bâtiment. Un hall immense s'ouvre du sol au toit, révélant une autre façade. Par les fenêtres de cette dernière, les visiteurs déjà entrés peuvent continuer à profiter du spectacle qui se déroule dans l’espace monumental ainsi formé : dans ce grand vide, des sculpture de lumières géantes et mouvantes montrent les détails merveilleux du fonctionnement du corps humain. L'enchevêtrement des nerfs et des tendons, l'articulation des os au ralenti, le mouvement de la marche, l'anatomie du cœur… Tout cela apparaît successivement sous les yeux des spectateurs. Entre chaque nouvelle vision, la monumentale sculpture flottante reprend une forme sphérique, un peu comme un œuf géant qui ne demanderait qu'à éclore, délivrant une nouvelle surprise à chaque fois. Depuis l’intérieur du musée, les spectateurs assistent au spectacle sous un angle différent. De petits haut-parleurs, situés prés des fenêtres, renseignent les spectateurs sur ce qu'ils aperçoivent en contrebas.
         Les murs et le plafond sont noirs si bien que l'œil reste captivé par les évolutions quasi hypnotiques de l'immense forme mouvante. Que l’on regarde le spectacle d’en bas ou depuis le musée lui-même, la vue des autres visiteurs permet de donner une échelle au spectacle. C’est tout simplement sidérant.
    La diversité et la richesse de l'animation est telle qu'il faut attendre plus de quatre heures pour avoir la chance de revoir la scène qui vous a accueilli à votre entrée.

         Monsieur Duncan profite de la visite. Après tout, il a payé son ticket comme tout le monde. C'est un homme un peu quelconque dans son grand manteau sombre. Il porte, en public, des lunettes aux verres sombres. Suffisamment foncés pour dissimuler un peu ses yeux, suffisamment clairs pour ne pas attirer l'attention. En matière de discrétion, le tout est de faire dans le subtil. L’important n'est pas de porter un masque qui vous cache, mais de porter ce qu'il faut pour qu'on vous oublie. Apparaître le plus ordinaire possible, le secret est là. C'est tout un art et il s'y emploie aussi bien qu'il le peut alors qu'il déambule dans les allées de la visite.
         Au gré de ses pérégrinations, il observe et compare les lieux réels et les plans qu'il garde en mémoire. Tout est conforme. Parfait!
         L'agencement des vitrines et autres objets qui n'apparaissent pas dans les plans ne semblent remettre en rien son projet en cause. Il pourra passer à l'action ce soir comme prévu.
    Un gamin dans une poussette le dévisage avec attention. Peu importe. Les enfants ont un regard qui déshabille les gens mais heureusement ils ne gardent guère de souvenir de ce qu’ils ont vu.
         Aucun adulte ne remarque ses mains par exemple. Ils se rendraient compte que les articulations de ses doigts sont impeccablement alignées et que ces derniers font tous exactement la même taille, à l'exception du pouce. Des gants spéciaux masquent un peu cette particularité. C'est un des défauts de son corps. Il y en a d'autres, mais il arrive à les dissimuler sous les vêtements amples qu'il a revêtus.
         Sur son visage quelques rides cachent les cicatrices. Le chirurgien a fait un excellent travail. Sur le reste de son anatomie, malheureusement, les séquelles sont bien plus spectaculaires.
    Déjà son enveloppe charnelle s'est détendue. Les muscles pendent sous le derme et se sont peu à peu rétractés. Torse nu, il donne l'air d'un arbre sur lequel on aurait jeté un drap de peau humaine. Ce n'est d'ailleurs pas si loin de la vérité.
         Richard Duncan est un cyborg, un cyborg d'un genre très rare. Personne ne sait exactement combien de corps du même genre peuvent bien être dispersés dans le monde. Une dizaine tout au plus. Lui même en évalue le nombre à sept ou huit.

         Il y a vingt ans de cela, la recherche spatiale a fait deux découvertes successives majeures : les nano-fibres jumelées et les métaux à effet de surface. Grâce à cela il a été possible de concevoir ces corps prodigieux, dont monsieur Duncan possède un exemplaire.
         Les nano-fibres jumelées sont une espèce de tissu composé de ressorts et de fibres élastiques microscopiques soudés les uns aux autres. La tension des uns et la pression des autre est assez phénoménale et s'équilibre. Mais une faible stimulation électrique rend les ressorts inopérants si bien que le tissu se contracte par la force des fibres élastiques. Dès que la stimulation cesse, le tissu reprend sa forme avec vigueur grâce aux fibres ressorts qui équilibrent la pression.
         Au final il devient possible de générer une grande force sans dépenser d'énergie. Cette fibre quasi magique ne peut malheureusement être fabriquée qu'en apesanteur par des procédés de nanotechnologie.
    Il en est de même pour les métaux à effet de surface. Lors d'une expérimentation, il a été découvert que certains alliages développent, lors de la solidification, un phénomène surprenant : la surface, sur quelques atomes de profondeur, devient immensément plus solide que le reste du matériau.
         Partant de ce principe, un gaz non réactif a été introduit dans le métal et mélangé pendant la période de refroidissement. Il en est ressorti une sorte de mousse métallique bien plus solide et légère que tout ce qui avait été produit jusque là. Plus les bulles de gaz étaient fines et nombreuses, plus grande était la solidité. Malheureusement, pour pouvoir stabiliser le mélange de gaz et de métal sans que les bulles ne remontent à la surface il fallait produire l'alliage en apesanteur là encore.
         Les frais de production dans une station spatiale étaient tellement faramineux qu'il fut impossible de fabriquer une grande quantité de ces deux composés.
         Cinq ans après ces découvertes, la firme qui avait développé ces technologies fut sélectionnée pour répondre à un appel d’offre au sujet d'une intelligence artificielle adaptable au cerveau humain. L’idée a germé d’y associer ces deux autres technologies afin d’obtenir le corps d’un super cyborg. Une intelligence artificielle directement branchée sur le cerveau, un squelette en métal d'une résistance sans pareille, le tout assemblé par des manchons de nano-fibres d'une force prodigieuse. Il aurait suffi de greffer ce corps à la place d’un véritable squelette pour disposer d’un soldat à l’aspect ordinaire, mais doté de la force et de la rapidité d’un cyborg de combat.
         L'idée de ce nouveau concept de corps était séduisante. Avec du temps elle aurait certainement pu être finalisée. Mais un accident survint et la station spatiale partit en fumée peu après que les premiers prototypes de corps aient été fabriqués.
         Mais les modèles expérimentaux sont ce qu'ils sont. Il faut les tester pour en découvrir les défauts. Cinq prisonniers se sont vu offrir une réduction de peine et une jolie somme pour accepter de devenir cobayes. Richard Duncan était l’un d’eux.

         La procédure était simple sur le papier : remplacement total du squelette par la structure d'essai. A l'intérieur des tubes métalliques, des extensions de l’intelligence artificielle connectaient les manchons de nano fibre au cerveau. Logée dans la colonne vertébrale, à la fois moelle épinière et cerveau annexe, cette intelligence artificielle devait assurer plusieurs fonctions. Dans un premier temps elle se ramifie à l’intérieur du corps pour remplacer les nerfs biologiques. Elle se connecte avec la même aisance aux systèmes mécaniques. Une fois ce lien effectué, elle se synchronise avec le cerveau. Le cyborg y puise des informations aussi bien qu’il y en emmagasine. En théorie, une intelligence artificielle suffisamment entraînée devait être capable de relayer le cerveau en cas d’accident sur le champ de bataille.
         Quelques fuites ont eu lieu, mais les journalistes n'ont jamais réussi à récolter suffisamment de données pour produire un article à même d'éveiller l'intérêt du public. Le sujet est rapidement tombé dans les oubliettes.
         Le risque vital pour les cobayes était important. Aussi, afin d’éviter de commencer les essais par une mort qui aurait mis un point final à l’expérience, cinq équipes ont été montées, et les cinq greffes ont eu lieu de façon simultanée. Contre toute attente, tous les patients ont survécu à l'opération proprement dite. Mais rapidement, les défauts de ces  corps d'un nouveau genre ont commencé à apparaître.
    Techniquement parlant la réussite était complète. L'intelligence artificielle se greffait à merveille aussi bien sur le cerveau que sur le corps humain ou sur les éléments mécaniques. Côté force légèreté, solidité et maniabilité, là encore, rien à redire. La machine était largement à la hauteur des espérances. Bien au-delà même.
         Le véritable souci résidait dans la tolérance de la chair humaine aux os en métal à effet de surface. Les chirurgiens avaient signalé l'extrême difficulté qu'ils avaient eu à accrocher les muscles de chair sur les os métalliques. En temps normal l'organisme aurait dû sécréter une substance fibreuse pour y adhérer, mais cela ne fut malheureusement pas le cas. Les muscles des cinq cobayes se sont progressivement détachés. Flottant librement dans le corps, ils se sont contractés sans jamais pouvoir être étirés par un mouvement contraire.
         Dans un premier temps, quelques interventions ont été pratiquées afin de rattacher les muscles au fur et à mesure, mais le rythme de décrochage était bien supérieur à ce que la chirurgie pouvait espérer réparer. Très rapidement, on arrêta les frais et le processus de dégradation musculaire alla en s’amplifiant.
         Cela n'empêchait pas les cobayes de se mouvoir. Les manchons artificiels fonctionnaient parfaitement et assuraient à merveille le travail que fournissaient les muscles jusque-là. Mais l’apparence des volontaires était devenue grotesque et monstrueuse avec cette peau enveloppant un corps que rien ne dessinait plus.
         La mort du premier testeur eut lieu dans la semaine qui suivit l’intervention. Une méningite, probablement nosocomiale, l'a emporté en quelques jours.
         Les quatre autres cobayes ont assisté à la lente désagrégation de leur forme humaine. Trois se sont suicidés, l’un se tranchant les artères, l’autre se pendant et le dernier s’écrasant lui-même le crâne grâce à la force prodigieuse de ses nouveaux bras.
         Richard Duncan, lui, fut fasciné par cette transformation. Il se fit fort de contrôler au mieux les possibilités inédites de cette incroyable machine.
         Dans tous les domaines elle surpassait ce qu'aucun corps humain n'avait jamais réussi à faire. Il suffisait d'apprendre à outrepasser le programme de base contenu dans l'intelligence artificielle. Et la machine ne demandait que ça. Par nature l'IA  aime tester de nouvelle possibilité. C'est un réel plaisir d'être connecté à cette entité. On ne peut pas vraiment dire qu'elle réfléchisse à votre place. Elle devient une véritable partie de vous. On finit par ne plus savoir si on pense avec sa colonne vertébrale ou avec sa tête. C'était une sensation grisante.
         La très grande force, en revanche, avait un inconvénient majeur :  elle était disproportionnée par rapport à la résistance des parties biologiques du corps. Si on défonçait un mur de béton à coup de poing, on y laissait sa peau au sens propre.
         Initialement le projet était de présenter l'un des cobayes à l'armée afin de décrocher le contrat de fabrication. Devant l'aspect grotesque du dernier survivant cette option fut abandonnée. L'appel d'offre concernait une intelligence artificielle et cette dernière était une parfaite réussite. Il fut décider d'établir un autre mode de présentation pour la vendre. Mais que faire du cobaye survivant. Impossible de le laisser vivant errer dans la nature avec un corps outrepassant les limitations de puissance autorisées au civils. Le protocole d'essais prévoyait un second passage en chirurgie afin de récupérer ce matériel dangereux. La procédure était plus simple dans ce sens : ablation totale du corps et remplacement par un corps de néolion sur lequel la peau du patient serait regreffée. Bien sûr  le fait que l'intelligence artificielle fût directement fichée dans le cortex laissait entrevoir des complications mais, après tout, le cobaye avait signé.
         Une intervention de chirurgie fut donc programmée pour rendre  à monsieur Duncan un corps biologique. Mais ce dernier n'était pas d'un enthousiasme délirant à l'idée de quitter ce nouveau corps. Encore moins si l'opération comportait un risque élevé de le laisser infirme ou mort au final.
         Le jour de l’opération, l’équipe médicale l’attendit en vain. On retrouva morte l'équipe de sécurité qui l'accompagnait. Cinq hommes armés. Monsieur Duncan s'était volatilisé.
         Grâce à quelques contacts qu'il avait gardé dehors, il reprit le travail mais à une toute autre échelle.
         Désormais, fini pour lui les petites magouilles et les plans bancals. Fini aussi les patrons qui vous laissent tomber. Il n'a plus maintenant que des clients. Et, comme il est son propre service contentieux, il sait qu'il sera payé.
         Pour ce qui est des autres corps expérimentaux, on ne connait pas bien l'histoire. On sait que l’armée est intervenue, on sait qu’il y a eu un incendie, on sait qu’il y a eu des morts. Mais qui, où, comment, et dans quel ordre ? Impossible de le savoir. Le secret-défense a été impénétrable.
         Peu de temps après, une sorte de légende urbaine a vu le jour. On y parle de guerriers humains qui n'ont l'air de rien, qui se déplacent comme s'ils étaient désarticulés et qui déciment des pelotons entiers de combattants avant de disparaître. Quelques journalistes ont fait le lien avec ces corps hors du commun. Le témoignage d'une des victimes parlant d'araignées humaines a fini de cristalliser la légende en donnant le nom d'arachnoforme à ces cyborgs.
         De temps en temps un témoignage ou un fait d'arme inexpliqué réactive les rumeurs. Au final on ignore leur nombre exact. Richard Duncan sait qu'ils sont au moins deux, lui compris, vu qu'il sait n’être pas responsable de tous les évènements qui sont attribués aux arachnoformes. Etant donné le nombre de faits rapportés, il est probable qu'ils soient entre cinq et dix à travers le monde capable de se déplacer sur leurs quatre membres, genoux et coudes dressés vers le ciel avec cette posture typique qui leur a valu leur nom.
         Ses clients ignorent tout de son corps. Il se débrouille pour que cela ne se sache pas. Les moyens d'arriver au résultat importent peu au final pour ces gens-là. Tout ce qui compte c'est que l'objectif soit atteint et qu'on ne puisse pas remonter jusqu'à eux. Le prix est à la hauteur du challenge.

         Le contrat du jour est pour le Gosse. Trente-cinq ans et déjà une organisation complexe efficace et discrète à ses ordres. Impressionnant. C'est la troisième fois qu'il travaille pour cet homme. Lorsqu’on le rencontre on comprend qu’il serait imprudent de le juger sur son âge. C’est un homme mortellement dangereux. Monsieur Duncan sait reconnaître un prédateur. Il en voit un tous les jours dans son miroir.

         Il est encore tôt. L'exposition est passionnante et c'est un réel plaisir que de contempler tout ce qui est offert aux yeux. De l'agencement des pièces exposées jusqu'aux vitrines pédagogiques, tout est mis en valeur avec goût et pertinence. Les choix esthétiques sont excellents et, en suivant la visite pas à pas, on est sans cesse surpris. On aperçoit, dans l'encadrement d'une porte, un objet richement éclairé sur une table basse. On entre pour l'observer et, quand on lève le nez, on s'aperçoit que sous le très haut plafond un autre élément suspendu est exposé. La mise en scène est impeccable.
         On a du mal à imaginer que les personnes qui ont passé autant de temps à réfléchir à l'organisation des lieux n'aient pas envisagé les failles de sécurité avec le même sérieux. C’est presque dommage d’imaginer que tout cela aura disparu demain matin.



         Dans un but d'économie, le musée a été créé sur un terrain jouxtant une des usines de production de néolions. Les deux bâtiments se touchent par leur dos.
         Il est rare qu'une usine aussi grande soit bâtie en pleine ville mais celle-ci ne produit pas de déchets industriels. D'un point de vue écologique elle est même moins polluante, à bien des égards, que bon nombre d'hôpitaux. Le fait de la construire intra-muros était un argument de poids pour recruter du personnel qualifié. Des médecins et techniciens de haut niveau n'acceptent pas avec enthousiasme d'aller travailler dans une zone industrielle loin du centre. Pour pouvoir être sélectif sur le personnel il faut savoir être attractif afin de pouvoir trier parmi les postulants.
         D'une manière générale le consortium pharmaceutique ne lésine pas sur les avantages concédés à ses employés. Dans d'autres pays quand les usines n'ont pas pu être construites en ville, des appartements de fonction spacieux et confortables ont été créés, ainsi que des aménagements urbains, pour rendre la vie agréable sur le site. Bien souvent la ville qui se construit autour de l’usine est presque plus agréable et mieux aménagée que la ville d’origine. Il ne lui manque que la mairie.
         Ici le choix a été de construire une tour pour abriter les unités de production. Haute de six étages elle est cependant aussi grande que le musée qui en comporte huit. En effet, la hauteur des paliers est bien plus importante dans le bâtiment industriel. Il faut de la place pour pouvoir installer les machines imposantes qui servent à assurer la survie des néolions.
         Avec le temps, leur morphologie est devenue bien trop humaine et  de plus en plus de voix se sont élevées pour protester contre le sort qui leur était réservé. Désormais, un procédé biochimique bloque la maturation de leur système cérébral afin qu’ils naissent accérébrés. N’ayant jamais eu la possibilité d’accéder au statut d’animal viable, les plaintes des associations de défense des animaux se sont soldées par des non lieux.
         A la naissance, les corps des néolionceaux sont décapités avant qu’ils ne meurent et branchés sur une machine qui assure leurs fonctions vitales.
         En soit, les appareils ne sont pas d'une complexité ahurissante. Ce qui explique leur taille c'est leur longévité. Les néolions sont une denrée qui se cultive sur de nombreuses années. On ne greffe pas un bras de six ans sur un malade de quarante ans. Il faut des corps dont la taille et la corpulence soient équivalentes à celles des malades. Dans le laps de temps qu'il faut pour faire pousser des néolions de toutes tailles, il ne doit y avoir aucune panne. Un néolion avec une machine en panne, survit aussi longtemps qu'un être humain sans tête. C'est aussi simple que cela. Et un néolion qui meurt est une perte monétaire sèche si ses organes ne sont pas prélevés.
         Les incroyables mécaniques sont donc construites avec un nombre assez impressionnant de systèmes redondants. Elles sont conçues pour pouvoir être réparées alors même qu'elles fonctionnent encore. Il n'est pas rare, lors d'une maintenance ou d'une réparation, d'entendre jusqu'à trois voix différentes provenant de leurs entrailles.
         Après l'utilisation d'un néolion, la machine est entièrement révisée. La procédure s’étale sur plus d’un mois, pendant lequel chaque système est vérifié et remis à neuf un par un. Ensuite, un nouvel animal y est assujetti.
         La taille même de ces engins est une garantie contre le vol. Elles ne sont pas transportées mais construites sur places. Impossible de les déplacer. Et impossible de déplacer une de ces bêtes sans toute la mécanique qui va avec. Il faudrait une logistique médicale démesurée. Une telle équipe, accaparée par les soins à donner à l’animal, devrait être entourée d’une véritable troupe pour assurer sa retraite. Les forces de l’ordre n’auraient aucune difficulté à localiser ou suivre une telle quantité de personnes. Jusqu’à présent aucun vol n’a été rapporté. Tant mieux.
         Peu à peu, la sécurité s’est amoindrie, la surveillance s’est relâchée, devenant plus prévisible.
    Le musée et l’usine sont construits dos à dos, chacun donnant dans une rue différente. Dans un souci d’économie, les centres de sécurité des deux bâtiments ont été réunis en un seul local au sommet du bâtiment le plus récent. Un circuit de caméras vidéos quadrille les deux structures. Un passage, à côté du central de sécurité, permet de passer d’un édifice à l’autre.
         Côté musée, le quadrillage vidéo est assez dense, comme il se doit dans un lieu accueillant un large public. Pas une pièce qui ne possède sa caméra. Dans la journée, les agents de sécurité du musée se relayent afin qu’il y ait en permanence trois personnes devant l’impressionnant mur d’images. La nuit, les choses sont plus calmes, il n’y a pas de visiteur. Une fois les équipes de ménage parties, le musée est totalement vide. L’équipe se compose alors de trois hommes, deux qui regardent les caméras et un qui patrouille, chacun à tour de rôle.
         Côté usine la surveillance est moins stricte. Trois hommes le jour et deux la nuit. L’entrée du bâtiment est munie d’un digicode et un sas d’identification permet de filtrer les éventuels intrus. Les organes sont distribués par hélicoptère et une porte blindée bloque l’accès à l’héliport situé sur le toit.
         Dans la journée, les équipes de soins sont plus nombreuses. Deux milles néolions à bichonner cela fait une sacrée quantité de travail. Tout ce qui pouvait être automatisé l’a été mais il reste tout de même une grande quantité de travail pour les êtres humains. Les toilettes et le changement des poches de nourriture sont assurés par des aides soignants qui travaillent à la chaîne. Des assistants sanitaires passent avant eux pour s’assurer que tout le matériel nécessaire est à disposition. Des équipes de médecins et infirmiers s’occupent des problèmes de santé et de maturation tandis que d’autres équipes s’occupent des prélèvements.
         La nuit, les effectifs sont plus réduits. De toute façon, les équipes soignantes ne devraient pas représenter un obstacle à la réalisation du plan. Si tout se passe bien, monsieur Duncan ne les verra même pas.

         En déambulant dans les allées du musée, il passe en revue le déroulement des évènements à venir. D’un geste naturel, il plonge la main dans sa poche, puis la ressort avant de projeter, d’une pichenette bien ajustée, un petit bout de matière visqueuse qui va se coller sur le côté du boîtier d’une caméra de surveillance. Cette dernière est braquée sur  les portes d’un ascenseur. D’ici quelques secondes le cyborg aura quitté les lieux. Quelques minutes après, la caméra tombera en panne. Miracle des explosifs à basse détonation : la surface de la boulette devient dure comme de l’acier au contact de l’air. Une fois que la surface est durcie, la réaction en chaîne se poursuit et l’intérieur du matériaux devient explosif. Quand la détonation s’effectue, la coque résistante et adhésive canalise le souffle de l’explosion vers l’intérieur de la machine. Le bruit ne doit pas être plus grand qu’un claquement de doigts mais les dégâts sont suffisants pour mettre hors service  la plupart des matériels électroniques.
         Ce matériel est censé être top secret mais disposer d’une IA militaire et d’un corps hors norme permet de se procurer bien des choses interdites au commun des mortels.
         Dans les poches de sa gabardine, les mains de Monsieur Duncan caressent machinalement d’autres petites merveilles de technologie. D’un pas nonchalant il s’éloigne. Dans une heure il sera temps de revenir voir les effets de ses actions et de mettre en place la suite du plan. En attendant, pourquoi ne pas profiter encore un peu de ce musée, tant qu’il tient encore debout ?


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  •      Un paysage champêtre, un soleil couchant, une brise légère… Ce pourrait être la fin d’une épopée héroïque. Il ne manque au tableau que le fier héros s’en allant vers l’horizon, chevauchant sa monture. En y réfléchissant, c’est vraiment une étrange habitude qu’ont les héros. Là où les gens normaux plantent leur tente et essayent d’allumer un feu pour faire cuire de quoi manger, eux continuent à avancer vers on ne sait où. Quand on vient d’accomplir toute une série d’exploits, chercher du petit bois dans le noir et monter un campement dans les mêmes conditions, ça doit faire figure d’agréable routine. Les héros ne sont pas des gens ordinaires.
        Cela dit, nous n’en sommes qu’au début de notre histoire et aucun destrier ne semble vouloir amener d’hypothétique cavalier vers une destination lointaine et nocturne.
    En survolant le paysage, on aperçoit de nombreuses petites parcelles de culture maraîchères, espacées les unes des autres. Elles entourent un petit village. De loin en loin, d’autres villages similaires ponctuent la campagne.
        Les couleurs épousent toutes les nuances du vert. En cette fin de printemps les fleurs ont quitté les arbres pour s’épanouir dans les prairies.
        Si l’on se rapproche du sol, on aperçoit les paysans qui se dirigent par petits groupes, le long des chemins, vers leurs habitations. On pourrait se croire revenus au moyen âge en Europe. Un moyen-âge idéalisé où les maisons semblent en bon état et ne dégagent aucune impression de pauvreté.
        Un peu plus près encore, la situation devient beaucoup plus surprenante. Les hommes portent des vêtements rustiques mais propres, jusque là rien d’anormal, mais leur aspect nous semblerait pour le moins étonnant. La petite foule qui se forme progressivement sur la place centrale est pour le moins cosmopolite. Il y a des hommes de toutes sortes. Des blancs, des noirs, des jaunes, certains sont couverts de pelages aux motifs variés, d’autres encore portent des écailles. Les femmes, elles aussi, affichent cette diversité. Les couples semblent d’ailleurs s’être formés indépendamment des races en présence. Les enfants courent dans les pattes de leurs parents avec entrain.
        Plus étrange encore, les animaux se mêlent aux discussions. La plupart portent des baudriers sur le corps qui leur permet de saisir dans leur gueule différents outils adaptés à leur morphologie. Certaines maisons semblent leur être destinées.

        Un peu à l’écart, les enfants dont les parents ne sont pas encore rentrés jouent sous les arbres. Ces derniers ploient leurs branches afin de leur dispenser force caresses. En retour les enfants les câlinent ou les embrassent sur le tronc en riant de la voix flûtée qui est le propre de leur âge.
        Des ouvriers quittent le chantier d’une maison en construction. Parmi eux, des chiens des hommes et des singes plaisantent aimablement tout en rejoignant le reste des habitants.
        Quelques nuages au loin semblent présager une petite pluie pour la nuit ou le lendemain, mais l’absence de vent rend cette ondée lointaine.
        La météo alimente toujours les conversations. Mais comme les prédictions sont devenues, avec le temps, de plus en plus précises, on a cessé de s’en plaindre et on planifie comment s’en accommoder.

     

     

    ***

     


        Les enfants, pour la plupart n’aiment pas rester longtemps à table aussi sont-ils servis les premiers. Une fois leur repas achevé, le couvert est remis sur les longues tables extérieures pour que les adultes puissent se restaurer à leur tour.
        La journée est finie, il est temps de profiter les uns des autres, mais il reste une tâche à accomplir pour Anthonius le conteur. A peine a-t-il fini son dessert que les enfants accourent dans sa direction. Il est temps de raconter la traditionnelle histoire du soir.
        Le conteur n’est pas exactement un professeur. Son travail consiste plus à donner envie de savoir qu’à enseigner véritablement. Bien sûr les gens de cette profession sont fort savants, dans des domaines très variés, mais là n’est pas l’essentiel. Encore faut-il susciter la curiosité, faire désirer ce savoir. C’est tout l’art du conteur. Il sait s’adapter aux personnalités diverses pour enseigner selon les besoins et les facilités de chacun. Mais, tout différents qu’ils soient les uns des autres, aucun enfant ne louperait l’histoire du soir. Le conteur y révèle une page de l’histoire du monde.  Préhistoire, antiquité, moyen âge, renaissance, ère moderne, transition, ère d’harmonie, toutes les périodes peuvent être évoquées. Au premier rang, les plus petits découvrent ces histoires pour la première fois et trépignent d’impatience. Les parents viendront  rejoindre leur progéniture un peu plus tard, quand ils auront fini de débarrasser et de discuter.

        Les conteurs disposent d’une mémoire parfaite. Leur formation débute par l’acquisition de cette capacité. Les jeunes qui décident de s’engager dans cette voie ont un an pour se rétracter. Une fois ce délai écoulé, ils reçoivent cette capacité de façon irréversible et deviennent des éponges à connaissance jusqu’à la fin de leur vie. Dans tous les villages, un terminal informatique est installé afin qu’ils puissent continuer à s’instruire. Ceux qui vivent dans les villes passent un temps considérable dans les bibliothèques. Un conteur, d’une manière générale, est une mine de savoir, mais un vieux conteur est un puits sans fond. On peut y puiser des quantités infinies sans jamais qu’il se tarisse.
        Anthonius fait partie de ceux-là. Ses cheveux et sa barbe, d’un gris uniforme, se confondent sur sa chemise, témoignant de sa longévité et donc de sa valeur.
        Progressivement, la densité d’enfants au mètre carré augmente, le forçant à se lever pour se diriger vers le vieux pommier auquel il a pris l’habitude de s’adosser lors de sa prestation vespérale.
        Les plus grands des enfants filent alors vers la pépinière pour traîner les chariots des scions adolescents.

        Parmi les végétaux, seules trois espèces ont accepté le don de la parole. Les chênes, les pruniers et les fougères. Les fougères naissent en des lieux aléatoires, là où le vent a déposé leurs spores. Elles désiraient pouvoir discuter avec leurs consœurs au milieu des bois. C’est toujours un spectacle charmant que de voir leurs troncs se dégonfler et leurs feuilles frémir au gré de leur élocution. Les pruniers, quant à eux, désiraient pouvoir avertir par la voix quand leurs fruits étaient mûrs afin qu’ils ne pourrissent pas à leur pieds. Cela dit, leur goût légendaire pour les blagues les plus douteuses n’est sans doute pas étranger à leur décision. On imagine mal un prunier se privant de la parole et donc d’un calembour. Les chênes, enfin, désiraient tout simplement faire partie de la communauté. Les autres arbres, quand le choix leur a été proposé, ont dédaigné le don de la parole et ont opté pour une mobilité réduite, plus compatible avec la dignité du grand rêve végétal. Ils s’expriment par de subtiles mouvements des branche. Le plus simple d’entre tous étant un « toutes branches en haut » pour un non, ou un « toutes branches en bas » pour un oui.
        Certaines communautés ont des fougères en pot, mais dans la pépinière du village il n’y a que des fruitiers et des chênes. A l’adolescence, ils commencent à s’éveiller au langage et apprécient que les enfants les sortent sur des chariots pour qu’ils se mêlent aux villageois animaux. Lors du rite de passage à l’âge adulte ils seront plantés où ils désireront et n’en bougeront plus jusqu’à leur mort.
        Les chênes qui décident de devenir conteurs sont souvent très appréciés. Déjà ils vivent très vieux, ne dorment jamais, ne risquent pas de partir dans un autre village s’ils tombent amoureux, et en plus ils font de l’ombre. Les cochons trouvent à leur enseignement un bonus alimentaire qu’ils apprécient ouvertement.

        Alors que les derniers arrivants s’installent, Anthonius s’adosse confortablement au tronc de son ami qui en frissonne de plaisir.


    « Les enfants, savez vous pourquoi je m’adosse ici chaque soir ?
    - Bah c’est ta place.
    - Je n’y suis pas le reste de la journée et je n’en ai jamais chassé qui que ce soit. Pourquoi penses-tu que c’est ma place ?
    - Tu te mets toujours là.
    - Je m’y met pour une raison précise : les arbres entendent à travers leur écorce. En me plaçant ainsi, près du tronc de mon ami pommier, je suis sûr qu’il ne loupera pas une miette de l’histoire de ce soir. Depuis le temps qu’il m’écoute il doit en connaître certaines par cœur. S’il pouvait parler je suis certain qu’il pourrait me remplacer haut la main. N’est ce pas ? »

        Un frétillement de rire agite les hautes branches, aussitôt suivi par ceux des enfants. Il est rare de voir un arbre d’un âge aussi vénérable se conduire de façon aussi puérile.

    Une petite voix s’élève au premier rang, un tout jeune chiot :
    « Pourquoi il ne parle pas ?
    - Ca c’est une bonne question. Avant que la communauté ne soit fondée, les différentes races ne communiquaient pas entre elle. Régulièrement, de nouvelles espèces sauvages sont modifiées génétiquement pour prendre conscience d’elles même et pouvoir s’exprimer. Quand elles ont atteint un niveau de conscience suffisant, il leur est proposé de rejoindre la communauté en tant que membre et de conserver ou non les dons qui leur ont été faits. Les pommiers ont choisi de faire partie de la communauté, ils doivent donc contrôler leurs naissances. En revanche ils n’ont pas souhaité garder le don de la parole. Je suis sûr que celui qui est dans mon dos regrette le choix de ses ancêtres. »

         A ces mots, toutes les branches se baissent sauf celle du sommet qui frétillent de plus belle, déclenchant un nouvel éclat de rire parmi l’assemblée.

    « Ce soir je vais vous raconter une histoire que vous entendrez souvent. Les plus grands la connaissent déjà, mais je suis certain qu’ils l’écouteront à nouveau avec plaisir. Vous voyez de laquelle je veux parler ?
    - Les premières fourrures ?
    - Tout à fait. Les premières fourrures. A cette époque, les hommes étaient les seuls à pouvoir accomplir cette prouesse : transformer un être vivant en autre chose.
    - Mais pourquoi ont-ils eu cette idée ? Les hommes étaient méchants à cette époque pourtant.
    - Ils n’étaient pas méchants, ils étaient “plus jeunes”. Aucun des membres de la communauté telle que nous la connaissons ne reconnaîtrait ses ancêtres de cette époque sans un profond sentiment de honte. Les hommes avaient juste un peu plus conscience d’eux mêmes que les autres, c’est tout. Ce n’était malheureusement pas suffisant. Ils se battaient entre eux et faisaient preuve d’une grande violence et d’une faible compassion.
    - Mais alors pourquoi ils ont créé les fourrures ?
    - Etrangement, c’était à cause de leur sens très particulier de la compassion. Ils les ont créés pour les tuer.
    - Mais c’est affreux !!!
    - A l’époque leur médecine était pour le moins rudimentaire. Pour soigner les gens il arrivait qu’on doive leur faire des greffes. On prenait des bouts de personnes, qui venaient juste de mourir le plus souvent, pour remplacer les morceaux abîmés des malades.
    - C’est horrible !!! Pourquoi ils ne faisaient pas repousser les organes malades ?
    - Ils ne savaient pas le faire. On a appris bien plus tard. Pour en revenir aux greffes, il y avait un souci important : on ne pouvait pas prendre les morceaux de n’importe qui pour les mettre sur une autre personne. Il fallait que le donneur et le receveur soient compatibles. Malheureusement cette compatibilité était rare et de nombreux malades mouraient faute de donneur. Les hommes ont alors eu l’idée de créer des animaux totalement compatibles et de leur donner une forme humaine.
    - Ils n’avaient pas d’autre moyen ?
    - L’autre méthode c’était de remplacer ce qui ne marchait pas par des organes ou prothèses mécaniques. On appelait ces être humains, réparés ou améliorés par des moyens mécaniques, des cyborgs. Notre histoire commence d’ailleurs avec l’un de ces cyborgs… »


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  •      Bonjour. Certains d'entre vous sont déjà venus sur ce blog lorsque j'y écrivais mon premier roman, Marie Béatrice ( j'essaye actuellement de le faire publier). L'éxpérience m'ayant beaucoup apporté, je me relance dans l'aventure. Je vais donc essayer de mettre en ligne tous les deux jours un chapitre d'un nouveau roman.

         Mais quelle drôle d'idée de mettre en ligne un roman sur internet, me direz-vous?

         La raison en est toute simple : je n'ai pas la prétention d'être un écrivain. J'y aspire pour un jour lointain, mais je n'en ai pas encore le niveau. Je prends plaisir à écrire et à progresser en écriture ( tant sur le fond que sur la forme ou le style). Et pour cela rien ne vaut la critique constructive.

         A travers ce blog, vous pouvez vous inscire de manière anonyme afin de laisser une critique qui me permettra de progresser.

         Pour le précédent roman, je m'étais amusé à chercher des illustrations pour agrémenter chaque chapitre. Je ne le referai pas cette fois-ci (à moins que l'un d'entre vous se sente une vocation d'illustrateur bien sûr).


         Vous trouverez dans ces pages des fautes d'orthographe et de grammaire, des incohérences, du bon et du mauvais goût, des lourdeurs ou des phrases trop longues ( j'en suis spécialiste). N'hésitez pas à me signaler tout ce qui vous semble améliorable. Je ne progresserai qu'à ce prix.

         N'hésitez pas à faire circuler l'adresse de ce blog. Plus il y aura de lecteurs et d'avis différents, plus je pourrai évoluer et faire évoluer cette histoire.

     

         Bonne lecture à vous.


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