•      Ca doit faire longtemps que la pharmacienne n’a pas vendu un paquetage pareil à un particulier. Ce genre de vente est plus du ressort des pharmacies mobiles, spécialisées dans le soin à domicile. Il a fallu attendre un peu que le coursier ramène, depuis le dépôt, les poches de perfusion qui n'étaient pas en stock.
         Sur le trajet, Antoine réfléchit. Il a rappelé le docteur. Tout se passe bien. La néolionne dort paisiblement et sa tension continue à remonter progressivement. La respiration est bien meilleure. Si tout continue comme ça, les choses devraient s’arranger. L’antibiotique a fini de couler et le médicament contre la fièvre passe à son tour. La température devrait revenir à la normale rapidement si tout va bien.
         Il a l’air d’être un homme à tenir sa parole, ce médecin. C’est rassurant. Ca a été une bonne idée de l’appeler. Il ne veut pas accepter l’idée qu’elle est humaine, mais il la soigne bien et il ne la trahira pas. C’est déjà inespéré.
         Antoine s’en veut un peu. Il aurait aimé trouver les arguments pour le convaincre. Le fait qu’elle soit habillée n’a malheureusement pas suffi. Ca semblait pourtant une bonne idée. C’est vrai qu’en ce moment elle ne peut pas faire la preuve de quoi que ce soit, mais le docteur aurait dû le croire. C’est un homme bienveillant. S’il n’arrive pas à convaincre les personnes sympathiques, comment fera-t-il avec les autres ? Elle mérite d’être traitée comme une humaine. Ce n’est pas bien de ne pas lui parler, de l’ignorer.
         Il se sent ridicule. Le médecin le traite comme une petite vieille qui aurait habillé son caniche. Pas évident, dans cette situation, d’insister pour qu’il parle au caniche en question. Le faire c’est risquer de se sentir un peu plus humilié encore. Ne rien faire c’est se sentir coupable vis-à-vis d’elle.
         Hier il aurait été prêt à se battre contre quiconque aurait nié son humanité et, dès aujourd’hui, il s’écrase devant le premier médecin venu qui la traite comme un animal. Il se fait honte.
         Antoine ressasse ces idées. Elles tournent en boucle dans sa tête, obsédantes. Tant pis pour son ego, il faut que le docteur Drutch change d’avis. Mieux vaut passer pour un imbécile aux yeux de cet homme que de se sentir minable à chaque fois qu’il la regardera. Hier il était un chevalier défendant ses droits et son honneur, aujourd’hui il faudrait qu’il la laisse subir un affront pareil sans réagir ?
         C’est sur ces pensées qu’il rentre chez lui, portant les sacs volumineux qui contiennent ses emplettes. Le docteur Drutch est assis à côté du lit. Il tient, dans sa main, la main de sa patiente. Est-ce que les vétérinaires tiennent la patte des animaux qu’ils soignent ? Ou est-ce un geste qu’on réserve aux patients humains ? En tout cas ça ne semble pas péjoratif. Ce n’est pas comme s’il avait été en train de la gratter entre les  oreilles ou de la caresser.

    - Comment va-t-elle Docteur ?
    - Bien. Elle a ouvert les yeux un peu tout à l’heure. Elle a eu peur quand elle m’a vu mais j’ai réussi à la rassurer. Elle s’est rendormie.
    - Elle a très peur des couteaux. Je pense que ça l’a terrifiée de vous voir inciser tout à l’heure. Ca a été toute une histoire pour lui en faire tenir un et lui faire couper un fruit.
    - Elle sait manier des outils ?
    - Elle a appris à se servir d’un couteau et d’une fourchette hier. Elle est encore maladroite mais elle apprend vite. Elle est beaucoup plus humaine que ce que vous pouvez croire docteur. Il faudra que vous la voyiez quand elle sera réveillée. Vous comprendrez.
    - Je l’ai beaucoup regardée pendant que vous étiez parti. Au bout d’un moment on finit par oublier les poils et les crocs. On s’habitue. C’est étrange comme sensation de rester là à la veiller.

         Le médecin, toujours assis au chevet de son étrange patiente se fait alors pensif. Son regard quitte le décor pour se plonger dans sa mémoire.

    - Quand j’ai des patients qui vont mourir à domicile, je m’arrange pour passer les voir régulièrement. Parfois les médicaments les endorment tellement que c’est à peine s’ils se rendent compte de ma présence. Les familles me font entrer dans leurs chambres. Ils s’attendent à ce que je les examine, que je leur prenne le pouls. Alors je prends une chaise, je m’assois tranquillement, et je leur prends la main. Je reste comme ça, en silence, et je les regarde. Comme je l’ai fait pour elle.
         Les familles n’aiment pas ça au début. Ils espèrent un miracle. Ils pensent que si je prend sa tension je vais découvrir d’un coup une solution magique. C’est faux. Tout ce que je risque de trouver c’est une tension trop basse ou trop haute. Alors je vais me cacher derrière un savoir faire rassurant. La plupart du temps cela revient à prescrire un médicament et s’en aller avec la satisfaction du devoir accompli.
         Dans ces cas là, les familles sont heureuses. Elles me remercient et s’en vont à la pharmacie acheter le médicament. Puis ils torturent un peu la personne qu’ils aiment pour lui faire prendre un remède qui ne va pas la sauver. Mais au moins ils ont l’impression d’être utile, d’avoir fait quelque chose.

         Le temps d'un soupir, les épaules du docteur Drutch s'affaissent. Puis il se ressaisit avant de continuer.

    - Il faut savoir quand s’arrêter. Personne n’est choqué quand un mécanicien vous annonce que faire des réparations sur un véhicule n’a plus de sens. En médecine ça devrait être pareil.
    Quand c'est une fin de vie, c'est ce que j'essaye de faire. Au début de la maladie j’examine, j’écoute et je prescris. Puis progressivement le temps d’examen et de prescription diminue et le temps d’écoute augmente. Il faut des antalgiques bien sûr. On ne va pas laisser les gens souffrir. Mais en dernier ressort, quand ils ne parlent plus, c’est en regardant leur visage, en sentant la crispation de leurs mains, les positions de leurs corps, qu’on voit si on a fait ce qu’il fallait.
    Les familles finissent par comprendre, si on le leur montre, que juste être là c’est déjà faire beaucoup.
     - Pourquoi vous me dites ça docteur ? Elle va mourir ?
    - Non, je ne pense pas. Elle a l’air plus sereine, plus reposée. Juste me retrouver là, à lui tenir la main comme ça, m’a fait revenir en mémoire ces moments passés avec ces patients. C’est étrange mais je l’ai trouvée beaucoup plus humaine par ce contact que par tout ce que vous avez pu me raconter sur ses prouesses. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire.
    - Je pense que je comprends. Il y a une chance que vous lui parliez un peu alors ?
    - C’est déjà fait, monsieur Deschamps. C’est déjà fait. Pendant que vous n’étiez pas là… Quand elle était effrayée... Avant qu’elle me laisse attraper sa main, je l’ai rassurée de la voix. Et puisque cela semble important pour vous, sachez que je l’ai vouvoyée.
    - Merci Docteur. Merci pour elle.
    - De rien monsieur Deschamps. C’est vraiment une journée très étrange que vous me faites vivre aujourd’hui.
    - Je sais. Je suis désolé de vous avoir dérangé comme ça. Je ne pouvais pas faire autrement.
    - Ne vous excusez pas. Je suis venu de mon plein gré. Et puis ça m’a permis de me défausser d’une de mes patientes casse pied sur un collègue. Avec un peu de chance elle en tombera amoureuse et me laissera en paix.

         Lâchant la main de sa patiente endormie, le docteur Drutch se lève et vient examiner les achats d'Antoine. Visiblement tout est là. Il ne manque rien pour la soigner. Parfait!
         Antoine se dirige vers le coin cuisine, ouvre quelques placards avant de se retourner vers le médecin.


    - Vous avez faim docteur ?
    - Si vous vous faites quelque chose, je ne dirais pas non. Au cabinet ma secrétaire va me chercher un sandwich que je mange entre deux consultations. Mais là,  je me vois mal lui demander de me livrer à domicile.
    -Effectivement. Et puis je ne tiens pas à mettre trop de monde dans la confidence. Est-ce que des pâtes et du steak haché ça vous ira ?
    - Ce sera parfait monsieur Deschamps. Après le repas je vous montrerai les soins. Il va falloir apprendre à jouer à l'infirmière.
    - Ce n’est pas trop compliqué ?
    - Pour les pansements je pense que vous allez vous en tirer. Ce sont des pansements d’abcès. Le tout c’est de ne pas les laisser se refermer. Ils n'ont pas à être stériles. Prendre la tension et s’occuper de la perfusion c’est un coup de main à prendre, mais vous allez voir, ce n’est pas aussi sorcier que ce que l’on croit. En faisant les choses à votre rythme ça va passer tout seul.

         Le repas se déroule dans une ambiance étrangement détendue. Le docteur Drutch ne se prend pas très au sérieux. Le passé judiciaire de son hôte ne semble pas l’émouvoir outre mesure.
         Au cours de l’après midi, Antoine se montre un élève sérieux et doué. Il apprend rapidement comment mesurer une tension et mettre en place les produits de perfusion.
         Lorsque les deux hommes ne sont pas occupés à soigner la néolionne ou à l’accompagner aux toilettes, ils discutent. Les débats tournent autour du statut de la patiente. Le docteur, en farouche cartésien, s’applique à raisonner à partir de faits établis. Antoine, quant à lui, s’appuie plus sur son ressenti, l’observation et l’histoire. Il marque d’ailleurs un point quand il fait remarquer au docteur que bon nombre de racistes tentent d’appuyer leurs raisonnements par des approches scientifiques. Cela ne rend pas les propos qu’ils tiennent moins haïssables pour autant.
         L’argumentation majeure du médecin tient au principe de l’âme. Les lions en sont dépourvus et il est impossible que leurs descendants en aient été dotés d’une manière ou d’une autre. Antoine ne peut s’empêcher de lui faire remarquer que s’appuyer sur des principes religieux, dans le cadre d’une argumentation qui se veut scientifique, n’est pas forcément cohérent.
         La discussion diverge ensuite sur le statut qu’elle aurait si elle n’était pas le résultat de manipulations humaines, mais si elle venait d’une autre planète. Dans ce cas là son génome serait également différent de celui de l’homme mais quelle serait l’attitude à avoir avec elle ? Comment faudrait-il la traiter ? Quels seraient ses droits ?
         Pendant ce temps, la néolionne émerge parfois de son inconscience. Dans un demi sommeil, les yeux fermé, elle se laisse bercer par le son de leurs voix. Elle comprend bien qu'ils parlent d'elle, mais le sens de leurs propos lui échappe totalement. En tout cas ils sont bienveillants. C'est tout ce qui compte finalement.

         En début de soirée ils ne savent toujours pas si elle est humaine, mais ils conviennent que cela importe peu. Ce n’est pas ce qu’elle est qui est important, c’est la façon dont elle mérite d’être traitée. Se comporter de façon humaine avec quelqu’un ne dépend pas, finalement, de l’humanité qu’il peut y avoir en lui mais de celle qu’on a en soi.
         Sur ces bonnes paroles le docteur finit par prendre congé en promettant de repasser les voir le lendemain après son travail. Il refuse tout payement sous prétexte qu’elle n’existe légalement pas et qu’il ne peut donc rien facturer. C’est un argument oiseux, Antoine le sait bien.  Il tente d’insister un peu mais visiblement sans aucune chance de succès.

          Sur la route qui le ramène à son domicile, Le docteur Drutch se perd dans ses pensées. Quelle journée!

         Arrivé chez lui, il actionne l’ouverture automatique du garage et rentre la voiture, puis il éteint le contact. Assis au volant sans bouger, il laisse son regard fixer le vide. Enfin il se décide à sortir de son véhicule. Il prend sa sacoche et se dirige vers la porte de chez lui. A l’intérieur des voix d’enfants en train de jouer résonnent. A peine a-t-il ouvert la porte qu'il devient la cible de ce tumulte.

    « Papa !!!! »

         Deux petites fusées couleur chocolat au lait traversent le salon pour se jeter dans ses bras.
    Sa femme arrive à son tour.

    - Ca va? T'as l'air étrange.
    - Ce n'est rien. Juste une journée très étrange.

         Incapable d'en dire plus sans trahir son secret, il se contente de la regarder. Ses yeux trahissent le trouble qui l'habite mais peu importe.
         Comme elle est belle! Sa peau noire est sans défaut. Ses grands yeux marron le fixent avec cette perpétuelle inquiétude. Quand cessera-t-elle de se faire du souci comme cela? Peu importe. Pour le moment il n'a pas besoin de mots.
         Tenant ses filles dans ses bras, le docteur Drutch s'approche de sa femme. Tandis qu'elle l'enlace il plonge son visage contre son cou, respirant aussi profondément qu'il le peut les odeurs des siens.
         Tout va bien. Le cas d’une patiente l’a un peu troublé mais tout va bien puisqu’il est avec elles. Le monde extérieur disparaît peu à peu, noyé par le parfum de sa famille. Il sait qu’il est loin d’avoir fini de réfléchir. Mais pour l'instant rien ne compte. Le médecin disparaît et s'efface devant l'homme comblé. Il s’abandonne au plaisir simple et animal de sentir aimé.
         Parfois ça fait du bien quand la tête s’arrête. On sait qu’elle va reprendre le contrôle à un moment ou un autre, mais on se sent bien plus vivant quand c’est le cœur qui parle.

         Il réfléchira plus tard.


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  •      Lorsque Antoine se réveille, son premier réflexe est d’aller voir comment se porte sa protégée. Enfouie sous les couvertures, seule sa tête dépasse sur l’oreiller.
         Sa respiration semble bien rapide pour une créature endormie. Lorsqu’il la découvre, la fourrure est trempée de sueur. La chemise de nuit qu’elle a revêtue pour dormir lui colle au corps. Ses membres ont tellement enflé que les bandages se sont transformés en véritables garrots. Rapidement, Antoine les enlève pour permettre à la circulation sanguine de se faire. Sous les pansement, la peau est refermée mais elle est chaude, tendue et rouge. Il y a quelque chose qui ne va pas.
         C’est à peine si elle arrive à ouvrir les yeux. Elle ne gémit pas, bien sûr, mais elle le ferait sûrement si elle le pouvait. Antoine tente bien de lui faire boire un peu d’eau mais sans succès. Quand il cesse de la soutenir, elle se laisse aller mollement en arrière. On voit bien qu’elle lutte mais la fatigue est trop grande.
    C’est inquiétant qu’elle soit aussi chaude que ça. Qu’est ce qui lui arrive ? Elle fait une allergie aux produits de soins ? Une infection ? Une réaction physiologique habituelle chez de ceux de sa race ? Non, ce n’est sûrement rien de normal.
         Après l’avoir totalement découverte, il se dirige vers le frigo. Aussi vite qu’il le peut, Antoine transfère les glaçons dont il dispose dans des sacs étanches. Il faut absolument la refroidir. Il place une de ces poches sous la nuque de la néolionne et une autre sur son ventre. L’épaisseur de la fourrure évitera les « brûlures » dues au gel. Cependant, vu l’importance de la fièvre, il est fort probable que ça ne suffise pas.
         Le thermomètre auriculaire annonce quarante et un degrés et demi. Mais quelle est sa température normale ? Est-ce grave, très grave ou gravissime ? Cela dit, l’état de conscience de sa patiente suffit largement à répondre à la question. C’est un état d’urgence. Il lui faut un docteur et il lui en faut un très vite.
         Antoine se refuse à appeler un vétérinaire pour elle. Elle n’est pas un animal. Elle a besoin d’un médecin, un vrai, un qui la soignera comme une humaine et qui lui fera bénéficier du secret. Quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Mais est-ce qu’il la considérera comme une vraie patiente ?
    Pas le choix, si on ne fait rien son état va empirer. Hors de question de l’emporter à l’hôpital ! Si son existence est révélée, on la lui enlèvera. Les autorités, les personnes à qui il l’a volée, ou le laboratoire qui l’a fabriquée… Tout un tas de personnes pas forcément bien intentionnées et trop puissantes pour qu’il puisse la protéger.
         A l’hôpital ils risquent de la laisser mourir de toute façon. Ils ne le feront peut-être même pas exprès. Le temps que quelqu’un dans l’administration prenne la décision de l’accepter dans un lit, il peut se passer beaucoup de temps. Elle n’est pas une personne légale. Même pas vraiment un animal. N’importe qui peut décider n’importe quoi la concernant et personne ne sera responsable de rien vu qu’elle n’est pas censée exister.
         Antoine n’est pas souvent malade et répugne à appeler les médecins. La dernière fois qu’il en a vu un, c’était il y a deux ans. Il avait besoin d’un rappel de vaccin pour un travail honnête. La médecine du travail l’exigeait. Il avait eu droit à l’injection mais son casier judiciaire avait fini par arriver entre les mains du patron et son emploi s’était évaporé comme de la neige au Sahara. A priori, le docteur lui avait semblé jeune et efficace. Est-ce qu’il sera assez ouvert pour la considérer comme une humaine ? Il faut qu’il la voit. Par téléphone il ne comprendra pas. Il faut absolument qu’il vienne la voir.

    - Allo docteur Drutch ?
    - Sa secrétaire à l’appareil, vous désirez prendre un rendez vous ?
    - Non, pas de rendez vous, c’est réellement urgent. Il faut absolument que je lui parle. Il faut qu’il vienne me voir.
    - Si votre cas est aussi urgent que cela, vous devriez vous rendre à l’hôpital. Je peux vous appeler une ambulance si vous ne pouvez pas vous y rendre par vous même. Le docteur reçoit sur rendez vous aujourd’hui.
    - Je ne peux pas me rendre à l’hôpital, c’est une question de vie ou de mort. Je vous en supplie, est ce que vous pourriez me le passer ?
    - Normalement je dois prendre les communications et donner les rendez vous, je ne dois pas le déranger directement.
    - Je vous jure que la situation n’a rien de normal. Je ne peux rien dire, je suis tenu au secret. Si vous me le passez, il pourra sauver une vie. Si vous coupez la communication, vous condamnez une personne. Je vous en prie, ne raccrochez pas.
    -…
    -Allo ? Allo ? Vous êtes toujours là ?
    - Oui, je vais voir, je lui transmets votre message
    - Merci madame.
    -…Allo, Docteur Drutch à l’appareil. Ma secrétaire me dit que vous avez l’air d’avoir un gros problème. Est-ce que vous pouvez m’expliquer ?
    - Docteur, merci beaucoup de m’écouter. Je m’appelle Antoine Deschamps. Vous m’aviez vu en consultation il y a quelques temps pour un vaccin. J’ai ici avec moi une personne qui ne peut pas être admise à l’hôpital. Sa situation administrative est … "compliquée". Le temps que je vous l’explique, son état aura encore empiré. Elle s’est faite attaquée par des chiens errants. J’ai soigné les plaies comme j’ai pu mais ce matin elle est fiévreuse. Elle dégouline de sueur et je n’arrive pas à la réveiller. Elle ouvre à peine les yeux et ne peut rien boire. Elle a les bras et les jambes gonflés.
    - Comment respire-t-elle ?
    - Vite. On dirait qu’elle est essoufflée.
    - Ce que je veux savoir c’est si elle donne l’impression d’étouffer.
    - Non, l’air semble passer sans souci. Mais c’est très rapide.
    - Qu’est-ce qui fait qu’elle ne peut pas se rendre à l’hôpital ?
    - Docteur, je vous jure sur ce que j’ai de plus cher que c’est vraiment trop long à expliquer. Je ne suis pas fou, mais je suis désespéré. Si elle va à l’hôpital elle meure, si vous ne venez pas elle meure. Je vous promets de tout vous expliquer mais par pitié venez.
    - ….
    - Allo ? Docteur ?
    - Je viens d’annuler mes rendez vous et de réorienter mes patients urgents vers des collègues. C’est quelque chose que je ne fais pour ainsi dire jamais. J’espère que votre explication tient la route. Vous m’appelez depuis le téléphone de chez vous ?
    - Oui.
    - Très bien, j’ai votre adresse alors. Je prends ce qu’il faut pour apporter des premiers soins. En attendant, ouvrez les bandages, nettoyez les plaies à grande eau et ne rajoutez rien dessus. Ne jetez pas les pansements.
    - Je les ai déjà desserrés tout à l’heure. Ils la serraient trop fort.
    - Comment étaient-ils ?
    - Propres.
    - D’accord. Très bien. Je prends ma voiture et j’arrive. Pendant ce temps si vous arrivez à faire baisser sa température ça ne lui fera pas de mal.  Vous avez de quoi noter ?
    - Oui
    - Voici mon numéro de téléphone portable. Appelez-moi si la situation évolue. Je serai là dans une trentaine de minutes.

         Aussitôt raccroché, Antoine se précipite jusqu’au lit et, rejoue la scène du soir de l’agression. Il installe une chaise sous la douche puis il prend la néolionne dans ses bras. Sa fourrure est trempée. Dans le lit une trace d’humidité dessine grossièrement sa silhouette. Combien d’eau a-t-elle pu perdre ? Délicatement il l’assoit sur la chaise et prend le flexible de la douche en main. Au dessus de la bonde il règle la température de l’eau. Il faut d’abord débuter par un jet tiède puis diminuer progressivement la température pour la rafraîchir. Il règle la puissance de jet au maximum pour la stimuler. Il faut qu’elle se réveille.
         Sous la pression du jet, quelques blessures s’ouvrent et répandent un liquide verdâtre et épais. L’odeur très acide qui s’en dégage donne envie de vomir. Rapidement l’eau chasse le pus vers l’évacuation. La plupart des plaies restent fermées. Elles sont rouges et indurées aussi mais semblent bien cicatrisées.
         A la fin de la douche, la néolionne manifeste quelques signes de réveil. Ses yeux sont ouverts mais rouges. Soutenue par Antoine, elle arrive à faire quelques pas pour sortir de la salle de bain, frissonnante.
    Avec trois ou quatre serviettes, le jeune homme frictionne la fourrure. Il faut bien ça pour éponger toute l’eau qui y reste piégée. Ca ne la séchera pas entièrement mais ça lui fera toujours un peu de bien. Puis il étend quelques autres serviettes propres et sèches sur le lit et la rallonge.
         Là où les plaies se sont rouvertes, un peu de sang s’écoule. Décidément c’est une mauvaise semaine pour ce pauvre matelas.

         Elle le regarde. Ses yeux inquiets trahissent les questions qu’elle se pose en silence. « Est-ce que je vais mourir ? »

         Il faut qu’elle ait l’air humaine si l’on veut que le médecin la soigne comme il faut.

    « Je vais t’aider à t’habiller. Il ne faut pas que tu soies nue quand le médecin arrivera. C’est important.  Il faut qu’il comprenne que tu es humaine.»

         Joignant le geste à la parole, il l’assoit sur le lit et entreprend de lui enfiler une nouvelle chemise de nuit. Elle ne fait pas grand-chose. Ses forces se sont évaporées. Elle tente au moins de garder la position dans laquelle il l’installe mais c’est à peine si elle y parvient. Puis, une fois vêtue, elle se laisse aller et s’effondre sur le lit. La fatigue est trop forte. Fermant les yeux pour se reposer, elle s’endort d’un mauvais sommeil.
         Sans la recouvrir, Antoine s’éloigne du lit puis revient avec le thermomètre. Quarante degrés. C’est mieux. Un degré et demi de perdu. Maintenant il reste à attendre le docteur. Il faut aller lui ouvrir le portail puis guetter la voiture sur la route. C’est un inconvénient quand on habite en forêt : les visiteurs ont le plus grand mal à différencier l’allée de votre maison des autres chemin de terre.
         Il est rare qu’Antoine reçoive du monde, mais immanquablement ils éprouvent des difficultés à trouver leur route. C’est inquiétant de la laisser là sans surveillance, mais impossible de rester les bras croisés à faire les cents pas à l’intérieur en attendant que le médecin parvienne enfin à trouver.

    - Allo docteur ? Vous êtes loin ?
    - Je suis en route. Le GPS m’indique encore cinq minutes de trajet.
    - Très bien. Elle a réussi à se réveiller un peu. Il y avait du pus dans quelques plaies. J’ai nettoyé comme j’ai pu. Les autres blessures semblent bien cicatrisées,
    - D’accord. Je vais regarder ça en arrivant.
    - Je vous attends sur la route. J’ai un blouson marron et un pantalon bleu. Le chemin est difficile à trouver quand on ne connaît pas.
    - Très bien, je vous guette. A tout de suite. »

         Lorsque la voiture se présente, Antoine lui fait signe et le véhicule quitte la route boueuse pour s’engager sur le chemin de terre qui mène au terrain. Elle s’arrête enfin devant le mobile-home tandis qu’Antoine arrive, suivant à pied.

    - Effectivement, je pense que j’aurais eu du mal à trouver. Le GPS m’indiquait « zone imprécise » sur le dernier kilomètre.
    - C’est compliqué. En fait il devait y avoir une maison sur le terrain mais elle n’a jamais été construite et le mobile-home n’est pas déclaré. Si bien que les renseignements au cadastre vous mènent au relais téléphonique qui est enterré. Pour le trouver il vous faudrait une pelle. C’est tout un mic-mac. J’ai fait ce que vous avez dit Docteur. Elle s’est un peu réveillée.
    - Très bien. Est-ce que sa fièvre est tombée ?
    - Je ne sais pas, je ne sais pas quelle est sa température normale. Ca a baissé, c’est sûr mais je sais pas si c’est normal.
    - Comment ça ?
    - Venez la voir, ça sera plus simple je crois. Vous comprendrez. »

         Une fois à l’intérieur, le médecin est orienté vers le lit où l’attend sa surprenante patiente. Elle git sur le matelas, endormie dans sa chemise de nuit. Sa respiration est toujours rapide et superficielle.

     « Effectivement, c’est un cas peu ordinaire. Je ne m’attendais pas à ça. Racontez moi un peu ce qui s’est passé pendant que je l’examine.
    - C’est une longue histoire docteur.
    - Parfait. J’ai justement toute ma matinée à vous accorder. J’adore les longues histoires.

         Joignant le geste à la parole, le médecin dépose sa veste sur le dossier d'une chaise qu'il installe face au lit pour commencer à examiner sa patiente.

    - Alors monsieur Deschamps?
    - Il faudra garder le secret Docteur. C’est important. Il ne faut pas qu’on la retrouve.
    - Monsieur Deschamps, je pense qu’une mise au point s’impose. Vous m’avez fait déplacer parce que vous ne vouliez pas l’emmener à l’hôpital. Vous avez choisi de me faire confiance et de me faire venir, maintenant impossible de vous arrêter en chemin. J'ai pris des risques pour venir ici. Vous auriez très bien pu être un bandit en cavale avec une balle à extraire. Mais je suis venu quand même. Alors maintenant décidez vous!
    - Très bien docteur. Je ne voulais pas vous vexer. C’est juste que je ne savais pas si vous la considéreriez comme humaine et que vous lui accorderiez le droit au secret médical du coup.
    - Très honnêtement, C’est la première fois que j’en vois une de ces bêtes sans une machine à la place de la tête. Alors difficile de me faire une idée. Mais de toute façon je vous ai promis le secret à vous, et vous êtes assurément humain, et visiblement en détresse.
    - Elle comprend ce qu’on lui dit docteur. Elle est très intelligente. Et elle répond quand on lui parle.
    - Comment ça ?
    - Elle fait oui ou non de la tête. Et elle montre du doigt pour qu’on lui explique les choses.

         Les sourcils du médecin se froncent sous l'effet de la contrariété autant que de la concentration tandis qu'il tente de prêter attention à l'état de sa curieuse patiente et au discours d'Antoine.

    - Monsieur Deschamps. Intelligente ou pas, cette créature risque de mourir si je n'ai pas toutes les infos qu'il me faut pour la soigner. Vous tenterez de me convaincre de son humanité plus tard. Pour l'instant ce que je veux c'est que vous me racontiez l'histoire dans les moindre détails. Je ne sais pas ce qui est important alors je veux tout savoir. Est-ce que je suis clair?
    - Très bien Docteur. Je vous raconte en détail et vous m’interrompez si vous avez des questions...

         Antoine entreprend alors de relater les faits depuis cette fameuse nuit où il s'était fait souffler un camion d'électroménager par un voleur plus rapide que lui et que la chance l'avait mis au volant d'un autre véhicule contenant une marchandise d'une bien plus grande valeur. Il ne passe aucun détail et avoue sans détours son activité de voleur. Quand vient le moment de parler des conditions de détention de la néolionne, c'est le rouge au front qu'il avoue le déroulement des évènements. Le docteur Drutch, tout accaparé par les soins, remarque à peine son embarras et se contente de l'inciter à poursuivre à grand renfort de "hum?" et de "et?.."

    -  Ce matin quand je me suis réveillé, elle était brûlante et ses membres étaient gonflés. Je vous ai appelé et je lui ai fait prendre une douche fraîche pour faire baisser la fièvre comme vous aviez dit, docteur. Pendant la douche, certaines blessures se sont ouvertes et ont rejeté du pus. J’ai nettoyé avec le jet de la douche autant que j’ai pu, puis je l’ai séchée et couchée et je suis venu à votre rencontre.
    - Comment avez-vous fait les pansements hier ?
    - J’ai désinfecté puis je lui ai mis de la mousse cicatrisante pour stopper le saignement.
    - Ne cherchez pas plus loin! C’est ça ! Depuis que c’est en vente libre cette saleté ça n’arrête pas. Les gens se disent que ça soigne par magie. Quand une plaie est profonde il ne faut jamais mettre cette cochonnerie dessus. Encore plus quand c’est une plaie sale. Sinon vous la fermez hermétiquement et vous enfermez des bactéries dedans. C’est une bombe à retardement que vous vous mettez dans le corps.
    - Mais j’avais désinfecté.
    - La désinfection tue la plus grande part des bactéries, mais à la vitesse où se reproduisent ces petites bêtes, s’il en reste quelques unes ça suffit. C’est comme si vous crachiez sur la plaie.
    - Elle va s’en sortir ?
    - Sa température est élevée et sa tension artérielle faible si l’on se rapporte aux normes humaines. Son cœur bat la chamade et sa respiration indique qu’elle n’est pas loin d’un état de choc. Il faudrait l'hospitaliser d'urgence, mais comme vous l'avez fait remarquer ce ne serait pas une bonne idée compte tenu de son statut. J'ai un ami vétérinaire…
    - Hors de question!
    - Je ne voulais pas vous vexer, monsieur Deschamps. C'est juste que ça permettrait de lui apporter des soins techniques sans avoir à justifier de son existence légale.
    - Vous ne pouvez pas la soigner?
    - Il y a un risque. Son état est assez critique, je ne vous le cache pas. Je vous propose qu'on tente de la soigner ici dans un premier temps. Si dans les deux heures qui viennent on n'a pas d'amélioration, il faudra envisager d'autres options.
    - D’accord. Qu’est-ce qu’il faut faire ?
    - Je vais devoir inciser toutes les plaies refermées pour évacuer le pus, puis il faudra les mécher pour ne pas qu’elles se referment. Mais avant cela je vais la perfuser. Elle a perdu beaucoup de sang et d’eau. Il va falloir la remplir si on ne veut pas que son cœur lâche. Pour commencer trouvez-moi de quoi suspendre une poche de perfusion au dessus du lit.
    - Si je plante un gros clou ça fera l’affaire ?
    - Ce sera parfait. Allez. Au boulot. On n’a pas de temps à perdre.
    - D’accord docteur. »

         Rapidement, le médecin rase une autre zone de l’avant-bras de la patiente, puis il y enfonce un cathéter qu’il relie à la poche de perfusion. Le sang remonte un peu dans le tuyau mais il parait que c’est bon signe. Ca veut dire que la perfusion est bien en place. Le médecin branche immédiatement une autre poche en dérivation sur le circuit. Il s’agit d’un antibiotique. Un peu plus tard, il le remplacera par un médicament contre la fièvre.
         Le docteur Drutch déballe alors ses instruments et commence à entailler, à l’aide d’un scalpel, toutes les blessures encore fermées. A chaque fois le même liquide verdâtre s’écoule. Il explique que les bactéries en trop grand nombre passent dans la circulation sanguine et donnent une septicémie. Il faut combattre les foyers d’infection en attendant que les médicaments fassent effet.
         A chaque fois le même rituel se reproduit. Après chaque incision il appuie de part et d’autre de l’ouverture pour faire sortir un maximum de sécrétion. Puis, à l’aide d’une pince, il enfonce une compresse dans la blessure. Puis il la ressort et en rentre une autre qu’il ressort à son tour. Quand les compresses reviennent propres il enfonce une mèche graisseuse dans la plaie, recouvre le tout de quelques autres compresses qu’il imbibe d’antiseptique puis met en place un pansement qui maintient le tout en place.
         A chaque fois, la néolionne grimace en silence et se contracte. Antoine lui tient la main et tente de l’apaiser en lui parlant doucement. Lors d’une incision la douleur est trop intense. Elle émerge de son état d’inconscience. La vue d’un homme en train de la découper la plonge dans une terreur folle. Il faut que le médecin lui injecte un calmant dans la perfusion pour qu’elle se rendorme et se laisse faire à nouveau.

    - Elle a l’air de moins souffrir maintenant, dit Antoine.
    - Oui mais ce n’est pas forcément bon de donner ce genre de médicaments à une patiente dans son état de fragilité. Ca fait baisser la tension et c’est tout le contraire de ce qu’on cherche à obtenir. Je préfère qu’elle souffre mais qu’elle survive. Donc autant que possible j’éviterai de renouveler le traitement. Si vous pouvez continuer à la calmer comme vous le faites ce sera très bien.
    - D’accord docteur.

         Il faut plus d’une heure de soins pour arriver à faire le tour de toutes les plaies.


    - Voilà. C’est bon. Voyons voir comment elle se porte ». joignant le geste à la parole, le médecin entreprend de mesurer les différents paramètres vitaux de la créature.

    - La tension a remonté et son rythme cardiaque ralentit.
    - C’est bon signe docteur ?
    - C’est normal. Son cœur battait très vite pour tenter de faire remonter la tension. Maintenant qu’il y a un peu plus de liquides dans ses veines, il a moins d’effort à faire pour y parvenir. C’est encourageant. La température a encore baissé. Je pense que vous pouvez la recouvrir maintenant. Peut-être pas avec les couvertures mais au moins le drap. Il faudra mesurer tout ça toutes les vingt minutes au début. Puis, si tout va bien, cet après-midi on pourra commencer à espacer les mesures.
    - Mais je ne sais pas faire tout ça. Je n’ai pas de matériel.
    - Ne vous inquiétez pas monsieur Deschamps. J’ai annulé tous mes rendez vous de ce matin, je reste encore un peu avec vous. Je vais annuler ceux de cet après-midi aussi.
    - Merci beaucoup.
    - Ne me dites pas merci tout de suite, elle n’est pas encore tirée d’affaire. Je resterai à côté d’elle. Je vais vous faire une ordonnance, vous allez faire un petit tour en ville pour me chercher des médicaments et du matériel de soins.
    - Mais je ne peux pas la laisser comme ça.
    - Il lui faut des médicaments. Vous avez le choix : soit c’est vous qui allez les chercher soit c’est moi. Si c’est moi qui vais faire les courses et que son état se complique vous saurez quoi faire ?
    - Non
    - Alors le choix est simple : vous faites ce que je dis et vous allez me chercher ce que je vous demande. Je ne vais pas la manger votre néolionne. Je suis en train de la soigner.
    - Vous ne lui parlez pas.
    - Pardon ?
    - Vous ne lui parlez pas Docteur. Quand vous lui faites quelque chose, vous me l’expliquez à moi, mais à elle vous ne lui dites rien.

         Le docteur Drutch, pour la première fois depuis le début des soins, se détourne alors de sa patiente pour faire face à son hôte.

    - Monsieur Deschamps. Vous lui prêtez des pensées humaines, c'est la preuve d'une grande sensibilité. Vous êtes sans doute quelqu'un de bien. Mais les ancêtres de cette créature étaient des animaux, de féroces prédateurs. Vous l'avez apprivoisée, je veux bien le croire. Elle n'est pas dangereuse, je veux bien le croire aussi. J'ai un peu de mal à le faire mais je suis prêt à faire l'effort. Mais je suis un scientifique. On leur a donné forme humaine, c'est tout. Votre confusion est normale. Mais ils restent des animaux.
    - Mais elle répond. Elle comprend les choses, elle retient les noms des objets.
    - Et alors ? Mon chien aussi fait la différence entre le journal et mes pantoufles.
    - Si vous pensez vraiment cela, pourquoi perdez-vous votre temps à la soigner ?
    - C'est une occasion unique monsieur Deschamps. Elle n'est pas censée exister. Si vous m'aviez demandé de soigner une licorne ou le yeti, je l'aurais fait aussi.
    - Et vous comptez être celui qui la fera découvrir au grand public ?
    - Vous êtes un homme têtu, c’est une idée fixe chez vous la trahison ? Je vous ai promis le secret. Et de toute façon si je le trahissais les personnes à qui vous l'avez fauchée vous tomberaient sur le poil. Je ne souhaite pas vous nuire. De toute façon, il vaut mieux pour elle qu’elle reste une néolionne de compagnie plutôt qu’une banque d’organes sur pattes. Il y a bien assez de ses congénères branchées sur des machines.

         Se redressant, le médecin approche sa chaise de la table du salon, sors quelques feuilles de sa trousse et entreprend d'écrire.

    - Voilà, j’ai fait l’ordonnance à votre nom. Il y a des antibiotiques et des antalgiques en pochon de perfusion ainsi que du matériel à pansement. Vous avez de quoi les payer ?
    - J’ai un peu d’argent en réserve. Ca devrait aller.
    - En dehors des vols de camion, qu’est-ce que vous faites dans la vie Monsieur Deschamps ?
    - En dehors de voleur?
    - Oui, en dehors de voleur. Que savez vous faire?
    - J'ai passé mon enfance dans une ferme et j'ai fait tout un tas de petits boulots. Pourquoi?
    - Vous ne me donnez pas l'impression de faire ce genre de "métier" par choix.
    - C'est mon casier judiciaire…. Aucun patron honnête ne me prendra jamais. Alors soit on m'exploite soit on me propose des jobs illégaux. J'ai déjà essayé plein de fois. A chaque fois c'est la même chose. Mes collègues fauchent des trucs en sachant qu'on m'accusera, et ça ne loupe pas.

         Le docteur fait alors une pause. Sans se départir de son attitude bienveillante, il fixe son regard dans celui d'Antoine, la jaugeant avec une intensité impressionnante.

    - J'ai peut être moyen de vous rendre service monsieur Deschamps. J'ai sans doute un travail honnête pour vous.
    - C'est quoi le piège?
    - Il n'y a pas de piège. J'ai un client qui insiste pour me payer une dette d'honneur. Il est patron dans un entreprise de matériaux. Je crois qu'il n'appréciera pas de vous embaucher.
    - Mais alors pourquoi le ferait-il?
    - Pour payer sa dette d'honneur justement. Il me harcèle pour me la rembourser. Mais il faut que je lui demande quelque chose de difficile sinon il se sentira insulté. C'est important pour lui, je ne peux pas traiter ça à la légère.
    - Qu'est ce que vous avez fait pour mériter une telle faveur?
    - J'ai soigné son père jusqu'à sa mort. Et j'étais là pendant les derniers instants.
    - Il me gardera?
    - Aussi longtemps que vous bosserez correctement. Ca fait quatre mois qu'il me poursuit avec cette dette. Il ne laissera pas tomber facilement son remboursement. Ne vous faites pas d'illusion, il ne sera pas tendre avec vous. C'est un homme… "rude". Mais c'est quelqu'un d'honorable. Vous devriez finir par vous entendre.
    - Qu'est ce qui vous fait dire ça?
    - Je ne sais pas. Sans doute le fait que vous semblez plus préoccupé par la santé de votre néolionne que par sa valeur marchande. Vous valez mieux que ce que vous croyez monsieur Deschamps. Réfléchissez-y. Vous me donnerez votre réponse dans quelques jours.
    - Mais qu'est ce que…
    - Vous perdez du temps! Filez à la pharmacie avant que ça ferme! Allez, ouste! On aura tout le temps d'en reparler plus longuement cet après midi.
    - D'accord docteur. A tout à l'heure. Appelez moi si son état s'aggrave.
    - Et vous ferez quoi? C'est moi le docteur. Filez!


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  •       Ce n’est pas un mauvais maître. Il est même bien mieux que ce à quoi elle s’attendait. En fait rien ne ressemble vraiment à ce qu’elle pensait. D’aussi loin qu’elle se souvienne elle a toujours vécu dans une cage. Parfois elle en changeait et se retrouvait entourée de nouveaux frères et sœurs. Mais de toute façon ils n’avaient pas le droit de communiquer entre eux. Quand ils étaient surpris à se faire des gestes, la punition tombait aussitôt. Alors ils se regardaient les uns les autres en silence.
          Quand l’un d’entre eux était puni, il ne fallait pas réagir sinon vous étiez puni à votre tour.
          C’est étrange de se retrouver loin des siens comme cela. Ils ont toujours été autour d’elle et, même si les rares contacts entre eux n’ont été que furtifs, ils lui manquent. Elle espère qu’ils vont bien. Avec un peu de chance, eux aussi trouveront un bon maître.

          Ici, il n’y a pas de garde. Autant l’absence des frères et sœurs lui pèse, autant celle des gardes ne provoque aucun regret. Ils prenaient un malin plaisir à les torturer. Le chef des maîtres était très clair : on pouvait leur faire tout ce qu’on voulait tant que ça ne laissait pas de séquelles. Les gardes ont manifesté une imagination débordante.
          Le nouveau maître est gentil. Il s’en veut de la façon dont il l’a traitée au début alors que les choses n’avaient jamais été aussi douces que cela pour elle. Presque trop douces en y repensant. Dans la cage aussi il lui arrivait de pleurer, de douleur le plus souvent. Ici il ne l’avait fait pleurer qu’en lui reprenant des libertés qu’elle n’avait jamais eu jusque là.

          Le soir où les gardes l’ont sortie de la cage, elle a cru que c’était la fin, que son tour était arrivé. Ils l’ont amenée dans la salle de mort. Ils l’ont sanglée sur la table à découper. Ils lui ont fait une piqûre. Ils riaient de la voir se débattre. Ils en ont profité pour la frapper et la palper. Puis le brouillard est venu dans sa tête. Le monde est devenu flou. Ils l’ont détachée, enfermée dans une boite et ils ont déplacé la boîte. Il y avait des secousses. Ça faisait mal. Elle ne pouvait pas bouger, il n’y avait pas assez de place.
          Puis les secousses se sont arrêtées. Ils ont dévissé le couvercle et plein de maître qu’elle n’avait jamais vus étaient autour d’elle. Ils avaient l’air fâchés alors qu’elle n’avait rien fait de mal. En tout cas elle ne se rappelait pas avoir fait quelque chose d’interdit, mais sa mémoire est si floue. Elle avait du mal à rester réveillée. Elle luttait contre le poison, pour ne pas mourir.
          Ils ont revissé le couvercle et ont déplacé la boîte dans un autre endroit. Peu de temps après il y a eu plein de bruits. Comme les pétards que les gardes s’amusaient à jeter dans les cages lorsque les frères et sœurs dormaient. Elle a eu peur. Elle s’est jetée contre les parois de sa prison pour tenter de sortir mais sans résultat. Il fallait qu’elle fuit mais n’y arrivait pas. Le sommeil se faisait de plus en plus pressant. Difficile de lutter.
          Quand les bruits ont cessé, les secousses ont recommencé. Elle avait dû s’endormir car quand elle s’est réveillée, elle n’était plus dans sa boîte, mais attachée dans un endroit étroit qui la secouait aussi. Sa joue lui faisait mal et elle ne pouvait presque pas bouger. Elle s’est débattue mais sans autre résultat que de se faire encore plus mal.
          Puis le coffre s’était ouvert et le nouveau maître l’avait emmenée dans le hangar.

          Être enchaînée plutôt que derrière des barreaux c’était déjà un changement. Au début elle avait voulu s’éloigner mais la chaîne lui avait serré le cou. Maintenant il n’y a plus de chaîne. Elle est habillée et a le droit d’être dans la maison. Le maître est gentil. Il lui parle et elle a le droit de le regarder. Il ne la frappe pas et il dit qu’il ne la frappera jamais. Il dit que personne ne lui fera de mal. Il dit qu’il la protégera. Elle ne sait pas ce que c’est que « protéger », mais cela semble important et bienveillant.
          Il semble déçu qu’elle ne parle pas. C’est étrange qu’un maître ne sache pas que les frères et sœurs ne parlent pas. En dehors de cela, il sait plein d’autres choses et il essaye de les lui enseigner. C’est incroyable tout ce qu’elle a découvert depuis ce matin. Elle ne peut pas répéter le nom des objets mais elle apprend à les reconnaître quand il les désigne.
          Le maître a mis en place des jeux. Il lui dit le nom des choses en lui montrant puis elle doit les montrer à son tour quand il redit le nom. Il est très content à chaque fois qu’elle réussit. Quand elle se trompe il ne se fâche pas, il montre le bon objet et donne le nom de celui qu’elle avait confondu.
          Parfois c’est elle qui montre une chose qu’elle ne connaît pas. Aussitôt il se met en devoir de lui donner le nom et parfois il lui montre comment on s’en sert. La maison est plus grande que les cages où elle a vécu jusqu’à présent. Il y a une quantité de choses stupéfiantes à découvrir.
          Le maître raconte plein de mots qu’elle ne comprend pas. Quand il fait des phrases simples elle comprend un peu. C’est difficile car les gardes ne lui parlaient pas comme ça. Elle connaît quelques mots méchants et comprend quelques ordres mais pas beaucoup plus. Le reste elle l’a appris en écoutant les gardes se parler entre eux et en tentant de comprendre. Sa vie n’était pas drôle mais elle n’était pas compliquée. Tout ce qu’elle devait faire c’était manger ce qu’on lui donnait et faire ses besoins dans un coin de la cage pour que ce soit facile à nettoyer. Interdit de jeter de la nourriture à ceux qui étaient punis et interdit de lever les yeux sur les maîtres. Quand les gardes entraient dans les cages il fallait tourner le dos et s’accroupir. Parfois ils donnaient un coup de pied ou de ceinture, parfois pas.
          Le nouveau maître désapprouve cela, il l’a dit. Il a dit qu’il ne la frapperait jamais. Mais il a l’air malade, il a été vomir dehors. Peut être qu’il n’est pas dans son état normal. Peut être qu’il a un chef des maîtres qui le frappe s’il salit à l’intérieur. Il n’est peut être qu’un garde. Les gardes sont des maîtres qui obéissent au maître chef. Mais il n’y a pas l’air d’y avoir qui que ce soit d’autre qu’eux deux dans la maison. Jamais elle n’a vécu avec aussi peu de monde.

          Les blessures de la veille lui font mal. Les monstres l’ont mordue très fort et elle a saigné beaucoup. Elle a cru qu’elle allait mourir. Antoine, c’est le nom du maître, est intervenu juste à temps pour empêcher le pire. Puis il l’a emmenée chez lui et s’est occupé d’elle. Il l’a douchée avec de l’eau pas froide et il a nettoyé ses plaies et fait des pansements. Puis il lui a parlé et elle a levé les yeux et il ne l’a pas frappée. Alors elle a fait comme les maîtres pour dire oui et il ne l’a pas frappée non plus.
          C’était ce matin, mais les choses ont été tellement vite qu’elle a du mal à s’en souvenir. Elle ne garde que des images en tête mais ne possède pas suffisamment de vocabulaire pour arriver à les fixer dans sa mémoire. Impossible de se souvenir s’il lui a donné d’abord des vêtements ou à manger par exemple.
          En y réfléchissant, il lui semble bien qu’elle était habillée pendant qu’elle mangeait. Oui, c’est ça, elle a même mis du truc marron sur sa manche. La nourriture était amusante. C’est la première fois qu’elle mangeait quelque chose comme ça. Antoine lui a dit le nom mais elle ne s’en souvient pas bien. Le truc plat qu’on roule c’est « une crête » et le truc marron gluant et bon qu’on met dedans c’est du « chocho ». On met le chocho là, dans la crête, puis on roule la crête et on mange sans faire couler le chocho. Ce n’est pas si simple que ça y semble.
          Au départ elle n’était pas enthousiaste pour goûter le chocho. Elle a cru que le maître voulait lui faire manger des excréments.
          Quand elle était plus jeune, elle avait levé les yeux sur un maître une fois, alors elle avait été privée de manger. Elle avait tenté de goûter ses propres crottes pour se nourrir. Ce n’était vraiment pas bon. Mais Antoine a insisté pour qu’elle fasse l’essai et visiblement, le chocho n’était pas ce à quoi il ressemblait.
          Il l’a autorisée à tester le goût de tous les ingrédients de la pâte. Elle a trouvé que la « narine » était immangeable et faisait tousser. Le lait c’était bon mais froid. Les œufs c’était un peu gluant et la bière c’était amer. Le sucre par contre c’était un délice. Il a fallu qu’Antoine lui dise d’arrêter pour qu’elle n’engloutisse pas tout le paquet. Il a d’ailleurs dû interrompre la préparation pour balayer ce qu’elle avait fait tomber par terre.
          La pâte à crête c’est meilleur que les ingrédients et les crêtes c’est encore meilleur que la pâte. Et les crêtes avec du chocho c’est encore meilleur que meilleur.
          Faire de la cuisine c’est de la magie. On prend des trucs pas bons ou tout juste potables et on en fait quelque chose d’agréable. Jamais elle n’avait mangé quelque chose de pareil. Dans la cage, les repas étaient une sorte de pâtée froide et consistante avec des morceaux de viande dedans.
          Les gardes disaient que c’était bon pour eux. Il fallait bien tout manger sinon on était puni. La nourriture c’était important pour ne pas être malade. Les gardes donnaient la bonne quantité pour que les frères et sœurs aient suffisamment mais ne grossissent pas. Apparemment grossir c’était quelque chose réservé aux maîtres.
          Le chef des maîtres était d’ailleurs très gros. Il ne fallait sans doute pas que ses frères et sœurs grossissent trop. En aucun cas il ne fallait imiter les maîtres. La seule exception était la marche. Il fallait marcher en rond dans sa cage au moins deux heures par jour. Si on ne le faisait pas on était fouetté.
          Pour se nourrir, il fallait manger avec les mains. Il ne fallait pas regarder les gardes, il ne fallait pas répondre d’aucune manière que ce soit. Il n’y avait pas de question, il y avait des ordres. On obéissait du mieux qu’on pouvait si on comprenait. Sinon on se faisait hurler dessus et frapper jusqu’à ce qu’on comprenne. Et si on ne comprenait pas, on était privé de nourriture et on vous refrappait le lendemain jusqu’à ce qu’on comprenne. On finit toujours par comprendre.

          Il existait plusieurs grandes pièces. Dans chacune de ces grandes pièces il y avait des cages. Dans certaines il y avait des frères, dans d’autre des sœurs. Les cages étaient séparées les unes des autres par suffisamment d’espace pour que les maîtres puissent passer entre deux cages sans qu’on puisse les toucher.
    Parfois un des frères, beaucoup plus rarement une sœur, avait un moment de folie et tentait de frapper en retour un des maîtres. Alors les maîtres le frappaient et le frappaient encore. Puis quelques jours après, un homme en blanc venait, le frère était emporté dans la pièce de mort, une pièce vitrée. On pouvait le voir. Il était allongé sur une table en plein milieu, retenu par de solides sangles. L’homme en blanc mettait un masque et des gants, il prenait des outils et il ouvrait le frère. Ce dernier avait beau s’agiter, l’homme en blanc le découpait. Il prenait ses bras, ses jambes. Il faisait couler un liquide comme de l’eau dedans puis quand il n’y avait plus de sang il mettait les bras et les jambes du frère dans des grandes boîtes que des hommes emportaient.
          Le frère avait beau se débattre, il ne pouvait rien faire. On voyait sur son visage qu’il souffrait. Souvent il s’évanouissait plusieurs fois.
          Puis l’homme en blanc ouvrait son ventre puis son torse et en sortait d’autres bouts, qui allaient eux aussi dans des boîtes mais plus petites.
          Quand le frère était mort, l’homme en blanc ouvrait sa tête et ses yeux pour prendre d’autres choses encore qui allaient dans de nouvelles boîtes.
          Quand tout était fini ce qui restait du frère était mis sur un chariot à roulette et était déplacé entre les cages pour que tous le monde puisse voir ce qui se passait quand on osait se rebeller. Le chariot n’avait pas besoin d’être bien gros. Ainsi, ils avaient tous appris à craindre un homme avec un couteau. Seuls les maîtres se servent du couteau. Ils s’en servent pour couper leur nourriture et tuer les frères et sœurs.
          Quand, ce matin, Antoine a ouvert le tiroir de la cuisine et qu’elle a aperçu les couteaux de cuisine elle a été prise d’une peur panique. Elle s’est jetée sur la porte pour tenter de s’enfuir. Malheureusement celle-ci était fermée. Ne sachant que faire, elle a fini par se recroqueviller par terre en signe de soumission. Antoine est alors venu près d’elle et l’a relevée doucement. Il n’avait pas l’air de vouloir lui faire de mal. Il avait bien suivi son regard et compris ce qui l’effrayait. Une fois déjà il lui avait fait peur avec un couteau quand il l’avait emmenée dans le hangar.
          Doucement il l’a emmenée près du tiroir et l’a incitée à l’ouvrir elle-même.  Prudemment, à gestes craintifs, elle a ouvert le meuble à couverts. A l’intérieur, un nombre invraisemblable de couverts! Qu’est ce que le maître voulait qu’elle fasse ? Que fallait-il qu’elle comprenne pour ne pas être découpée ?
          Tremblante, des larmes se sont mises à couler sur ses joues. Qu’est-ce qui lui prenait de pleurer comme ça depuis quelques jours ? Alors Antoine s’est éloigné et l’a laissée là, seule, debout devant les ustensiles. Il y avait des fourchettes et des cuillères aussi. Et d’autres instruments encore qu’elle n’avait jamais vus.
          Antoine s’est assis sur une chaise et il lui a dit des choses. Il parlait d’une voix douce mais elle ne comprenait pas tout ce qu’il disait. Pourquoi donc ne la frappait-il pas jusqu’à ce qu’elle comprenne ? Elle ne s’en plaignait pas mais cela la décontenançait tout de même. Ce n’est pas évident de savoir comment se comporter dans une situation inédite.

          Alors elle est restée là.

          Finalement elle a fini par tenter d’avancer la main vers le tiroir, tout doucement, en guettant dans sa voix un avertissement ou un encouragement. Ce fut un encouragement.
          Elle a pris doucement le plus petit couteau qu’elle a vu, et l’a sorti aussi délicatement que possible, le tenant par la lame.
          Par gestes, Antoine lui a fait comprendre de le poser sur la table. Puis il s’est levé pour prendre un fruit dans un grand placard blanc et massif. C’est un placard étrange. Alors qu’il fait chaud dans la maison, ce qu’on en sort est froid. Il a posé le fruit sur la table, puis doucement, il a coupé deux fois dans le fruit. Puis il a pris la tranche et l’a donnée à la jeune femme. Celle-ci, d’abord méfiante, a goûté le fruit et l’a trouvé succulent. Quand elle a fait mine d’en vouloir un peu plus, il lui a tendu le couteau par la lame pour qu’elle l’attrape dans le bon sens. Après un moment d’hésitation, elle a fini par accepter et s’en est bien sortie pour se couper une autre part.
          Après cet exploit, Antoine a récupéré le couteau, l’a lavé et l’a fait disparaître hors de vue. De son point de vue il fallait rester sur un exploit et éviter les accidents qui auraient tout gâché. Du moins c’est ce qu’elle a cru comprendre de ses propos.

          Après le petit déjeuner, Antoine lui a fait faire le tour de la maison. Elle n’est pas bien grande, à vue de nez elle ne doit pas faire plus de quatre fois la taille des cages dans lesquelles elle a vécu, mais elle fourmille de merveilles. Le maître parle sans cesse. Il tente visiblement de lui expliquer ce qu’elle voit. Ce à quoi elle peut toucher et ce qu’il faut éviter.
          Après un bref passage aux toilettes où elle s’amuse encore beaucoup avec la chasse d’eau, Antoine tente de lui enfiler une des paires de chaussures que son ancienne copine avait abandonnées. Mais malheureusement elles sont trop petites d’une ou deux pointures. Cela dit, depuis sa naissance elle marche pieds nus et cela ne la gêne pas plus que cela. Les vêtements par contre ça lui plait. Déjà c’est un truc de maître, ensuite c’est agréable et beau.
          Il l’invite à faire un petit tour dehors et elle le suit. Ainsi habillée, sans laisse ni entrave, les satellites auront bien du mal à la différencier d’une humaine banale.

          La pluie a cessé et le soleil, apparaissant dans les larges trouées entre les nuages, s’emploie à faire évaporer les gouttes accrochées aux feuilles.
          Ils vont vers le hangar tous les deux. Il fait jour maintenant et c’est bien moins effrayant que la nuit dernière. Le gros chien mort est toujours là. Le froid nocturne a préservé sa carcasse des assauts des insectes mais il ne faudra pas longtemps avant que ces derniers ne finissent par être attirés. Et si ce n’est pas eux ce sera des renards ou des rats ou même son compère affamé et qui court toujours.
          Quand on le regarde comme ça, le chien monstrueux semble juste  endormi. Il donne l’impression qu’il ne faudrait pas grand-chose pour le ramener à la vie. Lorsque Antoine s’approche du corps, la néolionne ne peut s’empêcher d’avoir un mouvement de recul. A peine a-t-il entamé de le soulever que l’illusion se dissipe. La raideur est sans équivoque, il n’y a plus aucune vie là dedans.
          Antoine prend une pelle, creuse un gros trou au milieu de la cour, puis il y entasse des branches mortes et quelques bûches. Lorsque les flammes sont suffisantes, il y jette autant qu’il le traîne le cadavre de l’animal. Puis il relance du bois jusqu’à recouvrir entièrement le corps.
          Peu à peu le monstre se consume. Il s’envole en fumée, dégageant une odeur de viande grillée. C’est rassurant de le voir disparaître comme ça. Il ne reviendra pas c’est sûr. Parfois un bout de bois tombe et laisse apparaître une partie du cadavre. Une tête avec des orbites vides et un museau amputé. C’est étrangement hypnotique d’assister à cette immolation. Puis le maître rajoute à nouveau du bois et le feu reprend de plus belle. Plus tard, quand tout sera consumé, il rebouchera le trou et la nature fera disparaître les derniers vestiges de cet étrange bûcher expiatoire.
          Cette besogne dure une bonne partie de la matinée. Antoine amène deux chaises qu’il place en face du feu. Assis l’un à côté de l’autre ils regardent le spectacle en silence. Parfois il se lève pour aller rechercher du bois.
          Vers midi, l’odeur de viande brûlée s’estompe progressivement. Il ne doit plus rester que des os au milieu des braises. Il rajoute un peu de bois une dernière fois et propose de passer à table, ce qu’elle accepte avec un enthousiasme évident. Alors qu’elle se lève, les douleurs de ses blessures se rappellent à elle et c’est en boitant qu’elle réintègre le mobile-home.

          Le repas se passe dans la bonne humeur. Il y a tant de choses nouvelles pour elle. Etre assise à une table, manger avec un maître, se servir d’un couteau et d’une fourchette, ne pas manger de pâtée, mettre une serviette pour protéger les vêtements. Autant Antoine s’était montré silencieux durant le feu, autant il prend un plaisir visible à lui énumérer tout ce qu’il peut afin qu’elle découvre le monde. Il lui demande sans cesse si elle comprend et ré explique quand ce n’est pas le cas. Elle apprend plein de choses.
          Le sel et le sucre se ressemblent mais n’ont pas le même goût. Il faut faire attention. La chose ronde dans laquelle ont met les aliments est une assiette. Quand elles sont en carton il faut les jeter ou les brûler, quand elles sont dures, il faut les laver après le repas. La viande se coupe avec le couteau. Pour que ce soit plus facile et qu’elle ne glisse pas, on l’immobilise avec la fourchette. On se sert à boire dans un verre et pas dans une gamelle et il faut lever le verre plutôt que de tenter de mettre le nez dedans. Il faut manger ce qui est dans l’assiette qui est devant soi. Ce qui est dans l’autre assiette est à Antoine. Pareil pour les verres. On peut se servir du pain toute seule mais il faut le reposer à l’endroit. Elle n’a pas très bien compris la raison mais ça semble important.
          Au dessert il y a encore des crêtes. Il en reste de ce matin. Avec un peu de chocho c’est excellent. A vrai dire c’est le meilleur aliment qu’elle ait jamais mangé. Par contre le chocho c’est salissant et il faut se lécher les doigts si on ne fait pas attention. Mais ce n’est pas grave, c’est bon aussi sur les doigts.
          Elle finit le repas rassasiée. La pâtée qu’elle avait mangée jusque là était loin d’être aussi bonne. On mangeait parce qu’il le fallait bien. Mais manger par plaisir et gourmandise c’est une sensation différente. Ca n’a rien à voir.
          Manger avec quelqu’un c’est étrange aussi. D’habitude elle avait toujours mangé seule dans sa cage. Les autres se restauraient aussi mais ils n’étaient pas vraiment ensemble. Là elle n’a qu’à tendre la main pour toucher celle du maître. Cela dit, la situation impose aussi des efforts nouveaux. Il faut fermer la bouche pendant qu’on mâche par exemple. Et il faut s’essuyer avec la serviette si on se salit, même si le repas n’est pas fini et qu’on risque de se resalir. Il faut se nettoyer aussi souvent qu’on se salit. Autant dire qu’il vaut mieux ne pas se salir du tout, ça évite bien des efforts.
          Il est quand même très étonnant ce maître qui ne la frappe pas et lui parle sans lui crier dessus. Elle a du mal à se faire à ce nouveau mode de fonctionnement. Elle a l’impression qu’elle a appris tellement de chose que sa tête va éclater. En sortant de table ses douleurs et la fatigue la ressaisissent. Son corps se charge de lui rappeler qu’hier au soir deux bêtes sauvages ont tenté de la tuer. La journée a été tellement chargée qu’elle en viendrait presque à l’oublier. Pendant qu’Antoine fait la vaisselle, elle part se reposer un peu sur le lit. Le sommeil ne tarde pas à faire valoir ses droits.

           En milieu d’après-midi elle se réveille. De la même façon que ce matin, elle a envie d’aller aux toilettes. Elle ne sait pas si elle a le droit d’y aller seule, mais Antoine n’est pas dans le mobile-home. Dehors elle entend du bruit et en regardant par la fenêtre elle l’aperçoit en train de reboucher le trou du feu. En levant la tête, il découvre son visage derrière la vitre et plante alors la bêche dans le sol pour la rejoindre.
          Une fois rentré, un regard lui suffit pour comprendre les besoins de sa pensionnaire. Après tout c’est la même situation qu’un peu plus tôt.
     
    « Tu n’as pas besoin de demander la permission. Je te l’ais dit ce matin. Si tu veux y aller tu y vas. Par contre tu te rappelles de ce que je t’ai dit ? Il ne faut pas jouer avec la chasse d’eau. On la tire une seule fois. Pareil pour le papier toilette. Il ne faut pas tout utiliser. Allez file vite »

          Forte de cette autorisation et de ces recommandations, elle pénètre en boitant dans les toilettes. Les douleurs dans ses membres semblent plus intenses.
          Cela l’amuse toujours autant de voir disparaître les excréments et le papier dans ce grand tourbillon d’eau. C’est dommage qu’Antoine ne veuille pas qu’elle le refasse. Mais c’est un maître gentil avec elle, ce serait bête de le fâcher. Alors elle se limite à une fois, se rhabille et revient dans la pièce principale pour le rejoindre. Tous deux ressortent alors pour qu’il puisse finir d’ensevelir le feu.

    « Voilà c’est fini. Ils ne reviendront plus. Pendant que tu dormais j’ai réparé le trou dans le grillage. Tu es en sécurité maintenant. Personne ne te fera du mal. Tu me comprends ? »

          Un hochement de tête lui répond.

    « Je ne sais pas comment dire, mais je veux que tu te sentes ici comme chez toi. Tu peux aller où tu veux. Par contre, mieux vaut éviter de sortir du terrain. Tu n’es pas prisonnière mais en dehors du terrain je ne peux pas garantir ta sécurité. Nous sommes au milieu des bois. Si tu sors, d’autres chiens peuvent attaquer. Tu pourrais te perdre. Tu ne retrouverais pas le chemin pour rentrer ici. Tu pourrais avoir un accident, mourir de froid ou de faim. Si jamais tu rencontrais d’autres êtres humains, rien ne dit qu’ils seront gentils. Peut être qu’il seront comme ceux qui voulaient te vendre. Tu comprends ? »

          L’expression sur le visage de la néolionne trahit que cette fois le discours est au-delà de ses capacités.

    « Viens avec moi, je vais te montrer où tu peux aller et où il ne faut pas. »

          Joignant le geste à la parole, Antoine entraîne  sa protégée dans un court périple autour du terrain grillagé. Il lui montre l’allée où il ne faut pas s’engager car elle pourrait y être vue depuis la petite route. En fait la propriété est entourée de fourrés épais et l’allée fait un virage. Si bien qu’en dehors du plus fort de l’hiver, il est presque impossible de voir ce qui se passe chez lui, mais mieux vaut éviter les risques inutiles.
    Le terrain est assez grand pour lui fournir un petit coin de liberté. Elle pourra s’y dégourdir les jambes librement et respirer l’air frais.

    « L’endroit où tu vivais avant c’était plus petit ou plus grand ? »

          La notion de petit et grand elle connaît maintenant. Il lui a expliqué ce matin. Elle sait montrer avec ses mains. C’était bien plus petit.

    « Tu es heureuse d’être ici ? »

          A nouveau un hochement de tête.
          C’est étrange d’avoir le droit de répondre. Un maître lui pose des questions, elle a le droit de le regarder et de donner son avis. Si seulement elle n’était pas une bête elle pourrait le faire avec la voix. C’est dommage que ceux de sa race ne puissent pas parler. Elle aurait bien aimé avoir ce don. Mais les choses sont ce qu’elles sont, il faut parfois savoir se montrer fataliste. Ca aide à survivre de savoir accepter son sort. Les oiseaux volent, les maîtres parlent, les frères et sœurs obéissent. Chacun sa place.
          Etre heureuse ? Elle ne s’est jamais posé la question jusque là. L’idée que sa vie puisse être différente de ce qu’elle était ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Rester en vie c’était déjà un objectif, ne pas prendre de coup, un challenge, avoir deux repas tous les jours, une réussite. Etre heureuse… Oui en y réfléchissant elle est peut-être bien heureuse pour la première fois de sa vie. En tout cas jamais elle ne s’est sentie aussi  libre. C’est grisant. Si seulement elle n’était pas aussi fatiguée. Ces sales bêtes lui ont drainé toutes ses forces. Elle se sent étourdie dés qu’elle reste trop longtemps debout.

          Dans l’après-midi Antoine lui montre différentes choses qui l’amusent énormément. La télévision et la télécommande c’est magique. C’est la première fois qu’elle voit des maîtres en boîte. Ca doit être comme ça quand ils sont petits. Ils restent dans une boîte pour se protéger. Antoine lui explique que ce ne sont pas des vrais gens. Ce n’est que leurs images. Ils racontent une histoire en la jouant, on enregistre les images et ces dernières volent dans les airs de façon invisible. La télévision rend ensuite visibles ces images qui flottent.
          De la même façon la radio permet d’entendre de la musique qui flotte en silence à travers les murs.
    Le micro-onde par contre il faut le remplir. Les maîtres ne savent pas encore faire voyager de la nourriture invisible dans les airs. Il y a des limites à leur magie.

          Le soir, elle ne mange qu’un petit peu seulement, elle est bien trop fatiguée. Entre l’agression de la nuit et la folle journée qui a suivi c’en est trop pour elle. Après avoir refait les pansements, Antoine l’installe au lit, range la table et s’endort à son tour sur le canapé.


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  •       Au matin, lorsque Antoine ouvre les yeux, il se rend compte qu’il n’est pas le seul à avoir fini de dormir. Toujours allongée, n’osant pas bouger, la néolionne le regarde d’un air craintif et interrogateur. Il ne peut s’empêcher de se demander quel genre de questions une fille nue peut bien se poser en se réveillant le matin dans le lit de quelqu’un sans souvenir de s’y être endormie. Bizarrement, cette pensée n’évoque plus autant de gêne en lui qu’elle ne l’aurait fait il y a seulement deux jours.
          Elle n’a plus l’air d’être en danger. Ses yeux sont vifs. Fini l’état de choc ! Les événements de la nuit lui laisseront sûrement une certaine peur des chiens.
          De derrière la fourrure du visage, deux yeux le scrutent. C’est la première fois qu’elle se laisse aller ainsi à le dévisager ouvertement. Jusque là, elle avait toujours scrupuleusement évité de le regarder en face. Son regard est insistant, elle semble demander : « Et maintenant ? Qu’est-ce qui se passe ? »
          C’est une bonne question. Une question pas formulée mais une bonne question quand même. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle ? Combien y-a-t-il encore d’autres chiens errants dans ces bois ? Combien oseront s’approcher d’une habitation ?
          Hors de question de la remettre dans le hangar tant qu’il n’est pas sécurisé. Il a failli la perdre cette nuit. Mais que faire d’elle en attendant ?
          S'il faut qu’il fasse des frais, il les fera. Elle vaut largement tout ce qu’il pourra investir. S’il doit aller acheter des matériaux, qu’est-ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle pendant ce temps ? Il ne va pas la saucissonner ou la droguer, dans l’état où elle est, le temps d’aller faire des courses. Elle est encore bien trop fragile avec toutes les blessures qu’elle a subies.
          En y pensant, il faudrait peut être vérifier que les blessures se sont bien fermées. Elle ne s’est pas débattue hier pendant qu’il la soignait. C’est un animal très coopérant. Il y a fort à parier qu’elle est habituée à recevoir des soins et qu’elle ne se rebiffera pas.
          Le souci réside dans le fait qu’elle n’émet aucun son. La plupart des animaux grognent quand ils commencent à être agacés. Avec elle, il n’y aura pas de signe avant-coureur. D’un coup, elle mordra. Il faudra faire attention à ses attitudes. Antoine se demande l’espace d’un instant s’il doit aller récupérer le manche de pioche qu’il a laissé derrière lui dans l’étable.
          Oh et puis flûte ! Elle n’a jamais été agressive jusqu’à maintenant. Si elle avait dû mordre ça serait déjà fait.

          A gestes mesurés, Antoine se lève, se déplie et s’étire. Il n’a plus l’âge de dormir sur le canapé. Un début de torticolis menace de lui bloquer le cou. Un vigoureux massage, auto administré, éloigne un peu cette préoccupation. Pendant ce temps, la créature qui occupe son lit l’observe.

    « Comment cela se fait-il que ce soit moi qui dorme sur le canapé et toi dans le lit ? C’est bien parce que tu étais blessée. Sans ça tu dormais sur le tapis ma jolie »

          La dernière nuit qu’il avait passée sur le canapé date d’une fois où il s’était fâché avec son ex petite copine. Elle était finalement partie se coucher et il avait décidé de ne pas la suivre. Le lendemain matin, quand il s’était réveillé, elle avait disparu en laissant ses affaires et un mot de rupture. Il ne l’avait pas rappelée et elle non plus.
          Parfois il se demande s’il ne devrait pas tenter de renouer le contact. C’était une chic fille. Elle mettait la barre un peu haute pour lui, mais elle l’aimait et c’était réciproque. Elle avait du mal à comprendre la difficulté qu’il avait à trouver un travail honnête avec son casier judiciaire. Elle n’a pas supporté l’idée qu’il reprenne ses activités illégales.
          Sur la fin, les disputes étaient devenues quotidiennes. Elle n’arrivait plus à lui conserver de l’estime et l’amour s’évaporait en conséquence. En y réfléchissant bien, Antoine n’avait pas d’arguments à lui opposer. Il ne s’estimait pas beaucoup non plus. Difficile d’argumenter contre quelqu’un qui n’a pas tort.
          S’il arrive à tirer son épingle du jeu cette fois, il l’appellera. Fini les petits coups. Ils partiront tous les deux s’installer quelque part ailleurs. Il prendra même un job légal si elle le veut…
          Stop ! Ne pas faire de plans sur la comète ! Elle a peut-être trouvé quelqu’un d’autre à l’heure qu’il est. Il faut vivre au présent. Avant toute chose, il doit s’occuper de la bestiole et trouver un moyen de la vendre.

          Le mobile-home est constitué d’une grande pièce à tout faire et d’un petit cabinet de toilette. Le lit, coincé dans un angle, est surplombé par une fenêtre sans volets. Debout à côté du canapé, Antoine met de l’ordre dans ses idées et réfléchit à l’organisation de la journée. D’une main distraite, il évalue l’état de son menton et, comme tous les matins, se dit qu’il va se laisser pousser la barbe. Puis il se rend à la salle de bains, se brosse les dents, regarde son visage et, comme tous les matins, abandonne son projet de pilosité faciale.
          Quand il réintègre la grande pièce, la créature n’a pas bougé. Toujours assise dans le lit, elle a tiré les couvertures jusque sous son menton et scrute son maître pour deviner l’avenir.
          Sans faire de gestes brusques, il s’approche du lit et soulève la couverture pour examiner les pansements. Elle le surprend, une fois de plus, en se couvrant l’entrejambe de la main dans un geste pudique.
          C’est un geste étrange pour un animal. Elle n’a jamais manifesté la moindre retenue au sujet de sa nudité. Lorsque vient le moment d’examiner les mains de la créature, Antoine relève les couvertures afin qu’elle reste cachée. Pourquoi pas après tout. Si ça peut lui faire plaisir.

          En tout cas, il a bien bossé. Plus aucune blessure ne saigne. Cela dit, étant donné la quantité de sang qu’elle a perdu la veille, la néolionne va sûrement rester fatiguée et fragile quelques temps.  Il va lui falloir de la chaleur et du repos.
          Les draps, quant à eux, sont foutus, irrémédiablement tachés de sang. Il les lavera dans la matinée. Il serviront à renouveler les couvertures du nid.

          Alors que l’inspection s’achève, le regard de la néolionne continue à se faire insistant. Par-dessus les couvertures cette fois, elle remet les mains sur son sexe et entreprend de se dandiner d’une façon assez surprenante.

    « Tu veux aller au toilettes ? » s’exclame-t-il soudain dans un sursaut de compréhension. « Faire tes besoins, faire pipi, faire caca ? »

          Bien sûr, il fallait que ça arrive, elle n’allait pas devenir soudainement étanche. Qu’est-ce qu’il doit faire ? Lui mettre une laisse et l’emmener faire un tour dehors ? Hors de question ! Il pleut comme vache qui pisse ! Et de toute façon il fait jour. S’il ne pleuvait pas, il risquerait de s’exposer à la vue des satellites.
          C’est déjà une chance qu’elle soit propre et qu’elle n’ait pas uriné dans le lit. Vu le dandinement, cela ne va pas durer.
          Il y a des chats qui arrivent à aller sur les toilettes, il n’y a pas de raison qu’elle n’y arrive pas. Après tout c’est une cousine éloignée du chat si on réfléchit un peu. Il va falloir qu’elle apprenne et qu’elle le fasse vite.
    Doucement, par gestes, il l’invite à sortir du lit. Elle chancelle un peu lorsqu’elle se met debout mais retrouve vite son équilibre. A petits pas, il la guide vers le cabinet de toilettes. Il n’est pas bien grand mais on peut toutefois y tenir à deux sans trop de difficulté.
          D’un signe il lui désigne la cuvette. Obéissant au geste, elle s’agenouille et plonge les mains en coupe à l’intérieur dans le but évident d’étancher sa soif.
          Avec un petit rire, il fait tomber l’eau qu’elle s’apprête à porter à sa bouche et lui essuie les mains avec une serviette.

    « Non ma jolie. C’est pas comme ça. C’est sale de boire là dedans. C’est pour faire tes besoins. »

          Faire ses besoins dans de l’eau propre ? La créature semble trouver le concept aberrant et le regarde d’un air plus que perplexe.
          Comment lui faire comprendre ? C’est un animal. S'il explique elle ne comprendra pas ses mots. Peut être que s'il lui montre…Rien de tel qu’une démonstration. C’est un animal, il n’y a pas de honte à se dévêtir devant elle. Après tout elle a déjà fait ses besoins devant lui, la réciproque ne devrait pas la choquer.

    « Ne bouge pas, regarde, je vais te montrer »

          Joignant le geste à la parole, il entreprend de baisser son pantalon.
          A peine a-t-il commencé à mettre la main à sa ceinture qu’elle tombe à genoux, terrorisée. Elle enfouit sa tête sous ses bras et se recroqueville. Qu’est-ce qui lui prend ? Il ne va pas lui faire de mal. Il est juste en train de lui expliquer quelque chose, lui expliquer quelque chose en enlevant sa ceinture. Nom de Dieu !!! C’est comme ça qu’on l’a dressée ? A coup de ceinture ?
          C’est la deuxième fois qu’il la terrorise ainsi. La deuxième fois aussi qu’il se sent honteux à l’idée de l’avoir effrayée. Après tout c’est elle la bête sauvage. C’est elle qui possède des crocs. Il n’est pas un saint mais il n’est en tout cas pas la brute épaisse qu’elle semble croire.
          Des sanglots muets agitent la boule de poils recroquevillée qui gît à ses pieds. Dans un même mouvement, il réajuste sa ceinture, baisse l’abattant des toilettes, s’assoit et entreprend de lui caresser le dos en lui parlant d’une voix rassurante.

    « Là, c’est fini. Je ne vais pas te faire de mal. Tu es bien sage. Tu es une bonne fille. Là, tout doux. Je n’allais pas te frapper. »

          Finalement, les pleurs finissent par se tarir. Elle risque un œil par en dessous sa crinière. Rien ne vient. Alors elle tourne la tête, cherchant toujours son regard. Elle a des yeux tellement expressifs. Comment peut-on taper une créature pareille ? Il faut vraiment être dénué de tout cœur.
          Des larmes mouillent la fourrure de son visage. De ses yeux de petite fille, elle guette les signes de ce qu’il faut faire. Elle tremble encore.

    « Je voulais juste te montrer comment s’asseoir sur les toilettes pour faire ses besoins. Dans une maison c’est là qu’il faut les faire. Allez, lève-toi. »

          La tenant par la main, il la guide tandis qu’elle se redresse. Elle n’est pas beaucoup plus petite que lui en fait. Elle continue à chercher dans son visage les signes d’une tempête qui ne se déclenche pas. Antoine sourit en évitant de montrer les dents. Les animaux prennent souvent cela pour un signe d’agressivité quand on leur montre les dents.
          Dans un étrange pas de danse ils intervertissent leurs places afin qu’elle se trouve en position de s’asseoir. Puis il attend qu’elle se calme et l’incite à s’asseoir. Docilement elle obéit. Parfait. Il ne reste plus qu’à attendre qu’elle comprenne qu’elle peut faire ses besoins maintenant.

    « C’est bien. Très bien. Tu es une bonne fille. Maintenant fais pipi !»

          Ca ne marche pas.

    « Tu veux que je te laisse seul ? Moi ça me bloquerait si quelqu’un me regardait sur les toilettes. Je vais sortir un peu pour te laisser. Tu comprends ? »

          Hochement de tête.
          Très bien, elle a compris. Il peut sortir. Il se retourne et ouvre la porte. Son geste reste suspendu.
          Elle a compris ?
          Elle a hoché la tête !
          Il a rêvé, ce n’est pas possible ! Si elle répond quand on lui parle…
          D’un bloc il se retourne. Arrachant un sursaut et un mouvement de protection à la créature assise sur la cuvette.Le plus doucement possible il revient en face d’elle. Elle ne pleure pas mais tremble de nouveau comme une feuille. Ses mains sont toujours levées, prêtes à amortir le choc qui tarde à venir. Délicatement, il se saisit des mains et les ramène vers le bas. Il s’agenouille afin d’être le moins impressionnant possible. De la main droite il passe son doigt sous le menton de la créature et doucement lui relève la tête tandis qu’elle ouvre précautionneusement les yeux. Elle n’a pas l’habitude de regarder les gens en face. Elle a beaucoup de mal à soutenir le regard. Mais à cette distance il n’y a pas beaucoup d’échappatoires.
          Progressivement elle se rend à l’évidence et plonge ses yeux dans ceux de son vis-à-vis. Elle a l’air si intelligente.

     « Tu comprends ce que je dis ? »

          Aussitôt, affolés, les yeux se détournent de nouveau. Il n’y a nulle part où fuir. Elle finit par abdiquer et lui rend son regard.

    « Tu comprends ce que je dis ? »

          Les tremblements s’intensifient alors qu’elle ferme les yeux. Pourquoi n’y a-t-elle pas pensé plus tôt ? Si on ferme les yeux suffisamment longtemps l’univers disparaît, c’est bien connu ! Mais une voix posée retentit à nouveau à quelques centimètres devant elle. Fermer les yeux ne suffit pas.

    « Je t’ai vu hocher la tête tout à l’heure. Et maintenant tu as l’air terrorisée. Je veux juste savoir si tu comprends ce que je te dis. Je ne vais pas te faire de mal.»

          Comme à regret, la tête de la créature s’incline et se redresse en une réponse muette, puis tente de se rétracter entre ses deux épaules.  Un mouvement digne d’un escargot effrayé, mais la colonne vertébrale est un handicap pour ce genre de manœuvre.
          Trop tard pour revenir en arrière. Il ne lui reste plus qu’à attendre les coups. Elle le sait. Quelles que soient les circonstances, il ne faut pas répondre à un maître. Mais là, c’est lui qui demande ! Si on désobéit on est frappé aussi. Elle ferme les yeux et baisse la tête...

          Rien !

          Rien ne se passe.
          Pas de coups, pas de gifles, pas de cris. Elle ouvre les yeux. Il est toujours là, en face d’elle. Son visage semble choqué, vide d’expression.

          Antoine se relève doucement, abasourdi. Il ne faut surtout pas faire peur à… Peut-il encore l’appeler la créature ? Les mots lui manquent. D’un pas chancelant, il quitte la salle de bains.
          Jusqu’à présent il avait toujours cru qu’être frappé par une affirmation était une hyperbole, une exagération du langage. Sous le coup, il a du mal à reprendre ses idées. Il lui faut de l’air. Ca lui fera du bien. Peu importe la pluie, il faut qu’il sorte. L’eau fraîche lui éclaircira les idées.
          Antoine repense aux derniers jours. Il se revoit lui servir de la viande crue dans une gamelle. L’attacher avec une chaîne. La faire dormir sur une dalle en béton. Prendre un manche de pioche pour s’approcher d’elle. Si elle avait fait un geste brusque il l’aurait frappée. La forcer à marcher à quatre pattes. Les rêves aussi lui reviennent en mémoire. Saletés de rêves !
          Tout cela lui revient en mémoire d’un coup. Comme un élastique qui lui claquerait à la figure. Les images se télescopent dans sa tête. Chacune, l’une après l’autre, lui assène un autre coup. Elles défilent en boucle, revenant à la charge avant que la précédente ne se soit effacée. S’acharnant sur son esprit.
          L’attacher comme une bête ! La transporter dans un coffre ! Vouloir la droguer ! La nourrir de croquettes ! L’ignorer ! L’effrayer ! La regarder nue ! La faire dormir dans le hangar ! Il a fait tout cela ! En moins de trois jours, il lui a fait tout ça ?!

          D’un coup, il se plie en deux et tombe à genoux, les mains dans la boue et le pantalon dans une flaque. Les spasmes le saisissent soudainement. Au moins la sensation l’arrache pour un temps à la vision rétrospective des derniers jours. Son estomac se retourne et se vide. Les hauts-de-cœur se poursuivent bien après qu’il ait rendu tout ce qu’il avait dans le ventre. Il se vomit lui-même, il se déteste, il ne se pardonne pas. Il repense au fait de l’avoir regardée comme il l’a fait, et il vomit à nouveau.
          La pluie qui tombe en gouttes fines commence à délayer ce qu’il a rejeté. Ses mains changent de points d’appui pour éviter l’écoulement. Le goût acide autant qu’amer dans sa bouche entretient sa nausée. Ca recommence.
          Les nausées s’espacent progressivement. Tout a une fin. Dans un élan masochiste, il en vient presque à regretter que son corps cesse de le punir.  Il finit par pouvoir se redresser maintenant. Elle est là. De l’autre coté de la vitre. Assise sur le lit, elle le regarde d’un air inquiet.
          Elle n’est tout de même pas inquiète pour lui ? Pas après ce qu’il lui a fait ?!
          Non. Elle doit avoir peur de ce qui va suivre. Elle doit se demander ce qui va lui arriver, ce qu’il va lui faire. Mon dieu ! Que peut-elle bien imaginer ?
           Peut-être qu’elle n’a jamais vu un de ses maîtres vomir. Si ça se trouve, elle s’inquiète réellement pour lui tout compte fait. Peut être qu’elle vaut bien plus que lui et qu’elle est encore capable de compassion après tout ce qu’il lui a fait subir ?
           Qu’est-ce qui vaudrait mieux ? Qu’est-ce qui serait le plus tolérable ? Qu’elle fasse preuve de plus d’humanité que lui ou qu’elle soit effrayée même lorsqu’il vomit ? Dans les deux cas, la situation d’Antoine n’est pas bien glorieuse. Il en a douloureusement conscience.
    Il faut que ça cesse ! Tant bien que mal il se met en devoir de se redresser et lui adresse un sourire et un petit geste rassurant de la main. Ca va passer. D’un pas mal assuré, il se remet debout. Il faut rentrer et se sécher.
          Elle est retournée se terrer sous les couvertures, son nouveau nid. Par en dessous la couette, elle observe ce qui va se passer, immobile et circonspecte.
    Antoine enlève ses chaussures et se dirige vers l’armoire d’où il sort quelques vêtements de rechange, puis, d’une démarche pas très bien assurée il rejoint les toilettes pour s’habiller dans l’intimité. Dire qu’il y a moins d’un quart d’heure il envisageait de se dénuder devant elle.

          Il fait un peu plus froid dans le cabinet de toilettes. D’habitude il met le chauffage quelques minutes avant de se laver pour pouvoir profiter d’une atmosphère plus agréable.
          Une fois vêtu, une nouvelle tâche l’attend. Pendant qu’il se changeait il n’a pas pu faire autrement que de remarquer les selles et l’urine dans les toilettes. Visiblement, elle a réussi à faire ses besoins, mais malheureusement, aucun papier ne vient recouvrir tout cela. Il va falloir lui enseigner quelques bases d’hygiène très rapidement.
          Quand il pénètre dans la grande pièce, la néolionne forme toujours une bosse sous la couette. La cachette manque pour le moins de subtilité.

    « Tu peux sortir de là. Je ne te ferai pas de mal »

          Obéissante, elle fait glisser le tissu et se dévoile.

    « Ca va ? Tu as moins peur ? »

          Un hochement de tête un peu plus assuré répond à sa question. Avec un peu de temps elle finira par comprendre qu’elle ne risque rien de lui, mais il lui faudra du temps.

    « C’est bien. Tu as réussi à faire sur les toilettes. C’est parfait. Maintenant il faut que je te montre autre chose. Tu peux venir s’il te plait ? »

          Toujours aussi nue, elle quitte le lit pour le rejoindre. Son allure semble plus assurée et sa démarche plus féminine. A moins que ce ne soit son regard sur elle qui ait changé. Difficile à dire.

    « Après avoir fait sur les toilettes il faut s’essuyer les fesses.  C’est important. Sinon, à chaque fois qu’on s’assoit on risque de mettre des selles partout et de tout salir. C’est moins grave dehors ou dans l’étable mais dans une maison il faut que ça reste propre. »

          Trop de mots. Ca se voit dans son regard qu’elle n’a pas tout saisi. Comme s’il parlait une langue étrangère. Elle ne doit connaître que des mots simples.

    « Ne bouge pas. Je vais te montrer. Je vais te guider.  Penche toi en avant. Se pencher. Tu sais ce que ça veut dire ? Fais comme moi. Voilà ! Très bien ! Maintenant tu prends du papier toilette. C’est ça. Pas tout le rouleau. Tiens, je t’en donne quelques feuilles. Puis tu fais comme ça. Voilà ! Tu mets le papier entre les fesses et frottes comme ça. Dans ce sens là.  Tu jettes le papier dans les toilettes et tu en reprends quelques feuilles. On recommence jusqu’à ce que le papier revienne propre.  Très bien. »

          Un sourire ! Il l’a félicitée et elle a souri. C’est agréable comme sensation. Il faudra recommencer. Il faudra qu’elle sourit autant qu’elle veut.
          La cuvette déborde presque de papier. A tel point qu’Antoine a peur, en tirant la chasse, de boucher les canalisations. Heureusement le dieu des tuyaux est avec lui, et la démonstration de la chasse d’eau s’achève dans un happy end. La néolionne trouve l’opération tellement amusante qu’il faut bien la réitérer trois ou quatre fois avant qu’Antoine ne lui demande d’arrêter.

    « Tu peux sortir des toilettes s’il te plait ? J’aimerais faire mes besoins aussi maintenant. C’est quelque chose qu’on fait tout seul quand on est humain. Toi aussi maintenant tu peux venir ici toute seule quand tu as besoin. Tu n’as pas à demander la permission. Tu as compris ? »

          Hochement de tête incertain. Elle semble avoir compris mais n’en n’est pas très sûre. Il va falloir lui parler beaucoup pour qu’elle apprenne.

    « A tout de suite. Je te rejoins dés que j’ai fini. »

          Quand il sort enfin, elle est de nouveau au lit, regardant la pluie tomber par la fenêtre au dessus des oreillers. Elle est belle quand elle est pensive comme ça. Assise sous les couverture, en appui sur une main, son torse émerge de sous les draps. Son autre main est posée sur son ventre. Si elle pouvait garder la pose il y aurait matière à une statue superbe, mais elle abandonne ses rêveries. Son regard se détourne de la fenêtre pour se poser sur lui. D’un haussement d’épaules et d’un sourire elle semble vouloir dire :  « Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ? » Ses crocs semblent moins longs quand elle sourit.
     
          Elle ne peut pas rester nue comme cela !

    « Tu as déjà porté des vêtements ? » La question tombe sans préambule et sans emballage. D’un geste il désigne ses propres vêtements pour tenter de mieux faire comprendre ses paroles.

          Elle fait non de la tête. Le regardant comme toujours avec cette étrange intensité, comme si elle cherchait à exprimer par son regard les milles choses qu’elle ne sait pas dire.

    « Tu veux essayer ? »

          Timidement elle acquiesce, toujours sur la défensive, craignant, en donnant la mauvaise réponse, de faire basculer à nouveau la situation. Il n’y a pas dix minutes qu’on la traite comme autre chose qu’un animal, ça serait dommage de revenir en arrière.

    « J’ai eu une copine il y a quelques temps. Elle a laissé des affaires. Je pense qu’elles t’iront ».

          Son regard trahit qu’elle n’a pas tout compris. On n’a pas dû lui adresser beaucoup la parole au cours de sa vie, du moins pas en attendant une réponse. Elle sait ce qu’est le langage, elle sait que les mots veulent dire quelque chose, mais son vocabulaire a l’air d’être très limité.
          En guise d’explication, il sort un sac de sport. Il y avait remisé les affaires de la copine en question afin de pouvoir les lui rendre rapidement, mais elle n’était jamais revenue. Les femmes semblent aimer beaucoup les vêtements mais elles ne les aiment pas longtemps. Elles les abandonnent chez les petits amis comme on laisse les animaux de compagnie sur le bord de l’autoroute lors des départs en vacances.
    Antoine dépose doucement le sac sur le lit. Il en extirpe différents vêtements. Il choisit un pantalon large et un pull-over noirs. C’est bien le noir. Si elle se tâche ça se verra moins.

    « Assieds-toi au bord du lit. Je vais t’aider. Tu vois il y a un sens. Ca c’est une couture. Il faut que ce soit à l’intérieur des vêtements. Pour le pantalon, il faut que la fermeture soit devant. Sinon ce n’est pas facile à fermer. Tu lèves une jambe pour que je t’aide à l’enfiler. Très bien. L’autre jambe à son tour. Très bien. On fait attention à ne pas raccrocher les pansements. Voilà tu te mets debout. »

          Difficile de boutonner le pantalon. S’il regarde ce qu’il fait il en voit trop, s’il ne regarde pas, il n’y arrive pas. Tant pis. Au diable la vertu, ça fait trois jours qu’il la voit nue ! Quelques secondes de plus n’y changeront pas grand-chose. En y réfléchissant c’est à peine s’il ne lui frottait pas les fesses il y a quelques minutes.
          Quand il s’agit ensuite de l’aider à passer son pull il évite autant que possible de se retrouver en face d’elle. Ce n’est pas parce qu’elle ne sait pas qu’elle a droit à une certaine intimité qu’il faut en profiter.
          Son pelage fauve clair, assorti avec le noir de ses vêtements, lui donne soudain un air plus vieux et plus humain que jamais. Ses manières sont celles d’une enfant, son regard est celui d’une adulte. C’est un être surprenant. Elle a beaucoup à apprendre mais il l’aidera.
           Il se sent étrangement serein. Elle est sous sa responsabilité désormais. Il ne sait pas ce qu’elle a vécu avant. Il se doute que cela a dû être moche. Il ne sait même pas s'il voudra connaître les détails un jour. Pour aujourd’hui il a assez vomi. Peu à peu, le sentiment qu’il doit la protéger s’impose à lui. Une sensation viscérale que c’est ce qu’il doit faire. Les choses ont rarement été aussi claires dans la vie d’Antoine.
          Pour la première fois depuis longtemps il a quelque chose d’important à protéger. Quand il était petit il jouait au chevalier. Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais il aimait le rôle du défenseur de la veuve et de l’orphelin. On se sent important quand on a une noble quête à accomplir. S'il flanche, qui prendra soin d’elle ? Qui la protégera ? Qui la cachera à ceux qui l’ont traitée à coup de ceinture ?
          Hier encore il la considérait comme un animal. Hier encore, personne ne la considérait autrement. Ce n’est pas juste, il le sait.
          Elle n’est peut être pas humaine dans le sens classique mais elle n’est sûrement pas juste un animal. On ne peut pas la considérer comme telle. Il n’a pas envie de disserter avec ceux qui trouveraient des arguments pour la rabaisser au rang de bête.
          Il n’y a pas de classe pour la ranger. Alors il faut bien la mettre quelque part. En ce qui concerne Antoine, la conviction semble maintenant inébranlable. Elle est humaine et doit être traitée comme telle. Peu importe ce que dit la génétique.
          Il va falloir continuer à se cacher. Il ne faut surtout pas que quelqu’un apprenne qu’elle existe. Sinon, il se trouvera bien quelqu’un pour tenter de lui retirer ce statut tout neuf. Il en est hors de question !

          Ca fait du bien d’avoir des certitudes d’un coup. Ca contrebalance les sentiments mitigés qu’il s’inspire.
          Il faudra être à la hauteur. Antoine sait qu’il est quelqu’un de minable, un petit voleur. Dans toute sa vie il n’a pas réussi grand-chose, et ce qu’il a réussi, il vaut mieux le taire. Il ne vaut pas grand-chose, mais ce sont les choix qu’il a faits qui l’ont amené là où il est. Il est prêt à les assumer.
          Elle n’a pas eu cette chance. Ce qu’on lui a fait subir c’est à cause de ce qu’elle est. Elle n’a sans doute jamais eu la chance de faire des choix, d’exister vraiment. On l’a traitée comme un animal. Jamais plus il ne le refera, il s’en fait le serment.

          Elle va devoir apprendre qu’elle est quelqu’un, quelqu’un à part entière. C’est tellement facile de l’oublier quand personne ne vous considère. On n’a pas le droit de lui laisser croire qu’elle ne vaut rien, qu’on peut lui faire n’importe quoi…
          Il va lui parler comme on parle à quelqu’un d’humain. Elle va apprendre. Peu importe qu’elle ne réponde pas si elle comprend.
          Il faudra élucider le pourquoi de son silence. Tant de choses peuvent l’expliquer. Peut-être que ceux de sa race ne peuvent pas parler. Elle n’a peut être rien d’exceptionnel dans son mutisme. Autre éventualité, c’est un choc émotionnel qui lui a coupé la voix. Il parait que ça peut arriver. Ou alors ses cordes vocales ont été abîmées ou qu’elle a fait vœu de silence… Peu importe !
          Parlante ou pas, de toute façon, elle peut comprendre ce qu’on lui dit. Et elle comprendra de mieux en mieux si on prend le temps de lui expliquer les choses. Elle saura qu’elle est une personne, qu’il n’est pas question de la vendre ni de décider les choses à sa place.
          Mais comment lui dire tout ça ? Il faut commencer par des choses simples. Des choses qu’elle pourra comprendre là tout de suite. Le reste viendra en son temps.

    « Tu as faim ? »

          Réponse affirmative de la tête

    « Tu as déjà mangé des crêpes ? »

          Réponse négative de la tête
          Le visage le moins poilu des deux se met alors à sourire à son tour.


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  •      Des hurlements !

         Antoine se réveille en sursaut. Ce n’est pas un cauchemar cette fois. Des cris proviennent de l’étable. Des coups sur la tôle aussi.

    « Bordel qu’est-ce qui se passe ? »

         Tandis qu’il saute dans son pantalon, les cris se font entendre à nouveau. Des aboiements !

    « Nom de dieu ! Des chiens »

         Depuis quelques temps les attaques de chiens errants se font de plus en plus fréquentes. Il n’y a pas une semaine sans qu’un journal relate un fait divers tragique avec ces animaux. Les chasseurs les tirent à vue désormais, avec la bénédiction de l’opinion public.
         Sans prendre le temps de se chausser, Antoine se précipite jusqu’au bâtiment. La porte est grande ouverte. Les animaux n’ont pas eu beaucoup de difficulté à pénétrer. Merde ! Il aurait du mettre un cadenas sur la porte !

         Sitôt rentré, il allume la lumière. Dans la stalle, à deux pas de lui, le spectacle est atroce. La néolionne, acculée dans un coin, se défend en donnant des coups de pied et matraque vigoureusement ses adversaires au moyen d’une vieille gourde qu’elle avait reçue en guise de jouet. Son pelage est couvert de sang. De multiples blessures recouvrent ses membres.
         Les chiens sont énormes, un peu comme s’ils avaient voulu remonter le courant génétique. Le souci c’est qu’ils ont oublié de s’arrêter au loup et se sont dangereusement rapprochés du brontosaure. Ils ne sont que deux, mais leur taille est impressionnante.
         L’odeur du sang les a rendu fous. L’irruption de la lumière ne les a même pas stoppés une seconde.

    « Saloperies de bestioles ! Foutez le camp ! »

         Les cris d’Antoine ne les mettent pas en fuite, mais  ils ont au moins le mérite de capter leur attention. La néolionne profite de ce court répit pour se recroqueviller encore un peu plus dans son coin. Les deux créatures, avec une lenteur malsaine, tournent la tête vers le curieux bipède qui leur hurle dessus. Quelque part dans leur mémoire atavique il doivent se souvenir que l’homme fut leur maître. Leur regard brûle d’une haine révolutionnaire. Ils ne comptent pas se laisser dominer à nouveau.
         Leur première proie ne se sauvera pas. Elle est attachée, fatiguée, blessée. Il ne reste plus qu’à l’achever. Le contretemps imposé par l’arrivée du nouveau venu les prive juste du plaisir de la mise à mort. Cela dit, il leur offre aussi l'occasion d'étoffer leur menu.
         Avec un calme et une détermination glaçante, les deux bêtes se détournent de leur apéritif pour se tourner vers le plat de résistance.

         Armé de son manche de pioche, Antoine fait l’expérience des sentiments partagés. La vue de ces molosses lui donne envie de fuir, mais ces animaux semblent décidés à manger une néolionne qui vaut une fortune. Il en est hors de question ! Pourquoi ne se sont-ils pas contentés d’éventrer les sacs de croquettes, ces deux cons ?
         Les chiens se rapprochent, se ramassent et se préparent à bondir de concert. Inutile d’attendre plus longtemps. Antoine arme son bras. Alors que les monstres volent à sa rencontre, il assène un magistral revers, les balayant tous deux d’un même geste, tout en se déportant pour éviter l’impact.
         Au sol, le chien le plus proche est étourdi. Antoine ne lui laisse pas le temps de reprendre ses esprits. Il frappe un grand coup vertical qui vient s’écraser au milieu du dos de l’animal. Un craquement sonore retentit tandis que l’arrière de l’animal s’affaisse. Le hurlement de la bête est à glacer le sang. Un mélange de rage, de frustration et de douleur mêlées. Son compère, rendu méfiant par la mésaventure de son compagnon, recule d’un pas, laissant le blessé en première ligne.
         Antoine saisit l’occasion et frappe derechef, directement sur la tête. Le cri s’étrangle dans la gorge de l’animal alors qu’il s’effondre, tué net.
         Tremblant de fureur autant que de frayeur, Antoine pénètre dans la stalle, laissant ainsi une voie de sortie à l’autre bête. Celle-ci ne le quitte pas des yeux.

    « Dégage !!! »

         Dans un jappement, la créature saute sur l’occasion de s’en sortir vivante à si bon compte. Elle se précipite dehors, poursuivie sur quelques mètres par un Antoine hors de lui. Elle pénètre dans un fourré et ressort de l’autre côté du grillage. C’est donc par là qu’ils sont entrés ? Il faudra reboucher le passage ! Impossible de la poursuivre en tout cas.

         Haletant, Antoine se rend compte qu’il est torse nu dehors, la nuit, armé d’un bâton. Heureusement qu’il n’y a personne pour le voir. On le prendrait pour un fou. Nerveusement, il se met à rire et hurle pour marquer sa victoire et décharger l’adrénaline qui lui sature le sang. Il est chez lui et il y est le maître ! Aucune voix ne s’élève pour lui contester cette suprématie. Les bruits de la forêt brillent par leur absence.

         Mince ! La néolionne ! Comment va-t-elle ?

         Dans l’étable, la bête blessée reste prostrée sur ses couvertures imbibées de sang. Assise dans son coin, ses bras enserrent ses genoux. Un balancement nerveux, d’avant en arrière, anime son corps d’un mouvement autistique. Son regard ne peut se détacher du chien mort, guettant avec appréhension un signe de réveil qui ne viendra jamais. Elle tremble des pieds à la tête. Ses bras et ses jambes sont couverts de morsures et son pelage dégouline de sang. Elle a du en perdre beaucoup et il continue à se répandre. Il faut la soigner.
         Elle est blessée et terrorisée. Il faut toujours se méfier des animaux dans cet état, c’est là qu’ils sont le plus dangereux. Etant donnée la frayeur qu’elle vient de subir et dont elle ne semble pas pouvoir sortir, elle pourrait mordre par simple réflexe.
    Lentement, Antoine s’approche d’elle.

    « Là, c’est fini ma belle. Ils sont partis. Ils ne te feront plus de mal. »

         Les yeux de la créature se portent alors sur le manche de pioche qu’Antoine tient à la main. Les tremblements s’intensifient.

    « N’aie pas peur. Je ne te veux pas de mal. Là tu vois, je le pose. Je ne vais pas te faire de mal. Gentille fille. Tu t’es bien défendue. C’est très bien. Là, tu ne risques plus rien maintenant. »

         Antoine ne sait pas trop pourquoi il raconte tout ça, mais le son de sa voix semble calmer l’animal. Sa respiration se fait plus calme, son attitude moins tendue. Sans mettre ses gants, il approche doucement sa main. Elle se laisse faire. Avec un geste affectueux, il entreprend de lui caresser doucement la crinière.

    « Brave fille. C’est bien. Tu es gentille. »

         Rassérénée, la créature ferme les yeux et se laisse aller à ce contact agréable.

    « Très bien. T’es une très gentille fille. Très très bien…. Mais… Qu’est ce que …? »

         Bordel ! Elle vient de s’évanouir ! Pas de temps à perdre, il faut la soigner ! Mort d’angoisse à l’idée de la perdre, Antoine la détache aussi vite qu’il le peut avant de la charger dans ses bras et de l’entraîner vers le mobile-home. Elle ne pèse vraiment pas lourd.

         A l’intérieur du mobile-home, il doit se rendre à l’évidence : impossible de l’installer sur la table. Elle est trop petite et bien trop encombrée. De toute façon il n’a pas le temps de débarrasser, il faut faire vite. Tant pis pour les puces ! Tenant sa protégée à bras-le-corps, il replace en vitesse la couette sur son lit défait et l’allonge dessus. Pas grave si elle met du sang partout. Au prix qu’elle vaut, il rachètera des draps.
         Elle respire toujours. Elle semble même reprendre un peu conscience et s’agite un peu, cherchant sans doute à comprendre ce qu’il lui arrive. Il faut nettoyer les plaies, mais il y en a tant… L’idéal serait de pouvoir la tremper dans un bain avec des antiseptiques, mais le mobile-home ne possède qu’une douche. Il va falloir se mouiller.
         Antoine installe une chaise dans la cabine de douche, et enlève son pantalon, puis il retourne chercher la créature et l’installe. Elle est maintenant suffisamment réveillée pour ne pas tomber en avant. C’est déjà ça. Pourvu qu’elle ne se débatte pas.
         Antoine règle le jet d’eau du flexible. Tiède et fort. Ce sera parfait pour la nettoyer sans la brûler ni la refroidir. Dans son état, un choc pourrait lui être fatal. Il est bien tenté de la bâillonner pour limiter les risques de morsure, mais elle risquerait de s’étouffer.

    « Très bien ma belle. Sois courageuse. Ca va piquer un peu . Là, très bien. Tu es une gentille fille. Tu te laisses bien faire. »

         Peu à peu l’eau qui s’écoule dans l’évacuation perd sa couleur rouge et boue pour prendre une teinte rosée. Armé d’une tondeuse, il dégage les plaies autant qu’il le peut avant de repasser un coup d’eau dessus pour en chasser les poils. La peau de la néolionne est très pâle ainsi mise à nue.
         Elle a vraiment une drôle de touche à la sortie de la douche. Ses bras et ses jambes semblent frappés d’une étrange pelade. Autour du cou, la chaîne a, elle aussi, laissé des marques. Il aurait du acheter un collier, elle se serait fait moins mal en se débattant. Quand elle retournera à l’étable, il l’attachera par le pied. Et tant pis si cela lui permet de se tenir debout ! Il s’y fera !
         Un coup de savon antiseptique, de mousse cicatrisante, quelques compresses et quelques bandes finissent en même temps de compléter le soin et de vider sa pharmacie. C’est génial cette mousse. Ça stoppe un saignement comme par magie, dommage que ça coûte aussi cher.
         Demain il faudra qu’il aille se ravitailler en produits de soins. Discrètement, en liquide et si possible dans un grand magasin. Inutile de courir le risque de se faire remarquer en ce moment.

         La néolionne semble ragaillardie. On ne peut pas dire qu’elle ait fière allure, mais au moins elle est sortie de son semi-coma. Elle ne saigne plus. Le danger est derrière elle maintenant. Elle arrive à marcher un peu, appuyée sur Antoine. Ce dernier la guide jusqu’au lit. Afin de ne pas imbiber le matelas, il la couche sur la couette qu’il replie afin de la border. Elle n’aura pas froid comme ça.
         Pour un animal blessé, elle s’est conduite d’une manière irréprochable. A aucun moment elle n’a fait mine de se rebiffer ni de vouloir le mordre.

    « T’es vraiment une gentille fille. Je suis très content de toi »

         C’est sur ces mots et une caresse qu’il l’abandonne au sommeil. Elle n’a vraiment pas l’air dangereuse ainsi endormie. Son odeur de chien mouillé trahit sa nature animale mais quelque chose d’autre se dégage d’elle. De son corps, il ne voit que la tête, posée sur l’oreiller. On dirait un curieux personnage de conte de fée : la belle et la bête réunies en un seule et même entité.
         Peu à peu la respiration de la néolionne se calme. Les tics qui animent son visage se raréfient. Elle cesse de lutter et bascule dans un sommeil profond.

         En la regardant respirer, assis sur le canapé, assommé par les émotions et le manque de repos, Antoine s’endort à son tour.


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